.
-

Introduction à l'étude 
de la médecine expérimentale
Claude Bernard

Troisième partie - Applications de la méthode 
expérimentale à l'étude des phénomènes de la vie
Chapitre II
Exemples de critique 
expérimentale physiologique
IV. - La critique expérimentale ne doit 
porter que sur des faits et jamais sur des mots.

C. Bernard
1865-
J'ai dit, au commencement de ce chapitre, que l'on était souvent illusionné par une valeur trompeuse que l'on donne aux mots. Je désire expliquer ma pensée par des exemples : 

Premier exemple. - En 1845, je faisais à la Société philomathique une communication dans laquelle je discutais des expériences de Brodie et de Magendie sur la ligature du canal cholédoque, et je montrais que les résultats différents que ces expérimentateurs avaient obtenus tenaient à ce que l'un, ayant opéré sur des chiens, avait lié le canal cholédoque seul, tandis que l'autre, ayant opéré sur des chats, avait compris sans s'en douter, dans sa ligature, à la fois le canal cholédoque et un conduit pancréatique. Je donnais ainsi la raison de la différence des résultats obtenus, et je concluais qu'en physiologie comme ailleurs, les expériences peuvent être rigoureuses et fournir des résultats identiques toutes les fois que l'on opère dans des conditions exactement semblables. 

À ce propos, un membre de la Société, Gerdy, chirurgien de la Charité, professeur à la Faculté de médecine et connu par divers ouvrages de chirurgie et de physiologie, demanda la parole pour attaquer mes conclusions. « L'explication anatomique que vous donnez, me dit-il, des expériences de Brodie et de Magendie est juste, mais je n'admets pas la conclusion générale que vous en tirez. En effet, vous dites qu'en physiologie les résultats des expériences sont identiques quand on opère dans des conditions identiques; je nie qu'il en soit ainsi. Cette conclusion serait exacte pour la nature brute, mais elle ne saurait être vraie pour la nature vivante. Toutes les fois, ajouta-t-il, que la vie intervient dans les phénomènes, on a beau être dans des conditions identiques, les résultats peuvent être différents ». Comme preuve de son opinion, Gerdy cita des cas d'individus atteints de la même maladie auxquels il avait administré les mêmes médicaments et chez lesquels les résultats avaient été différents. Il rappela aussi des cas d'opérations semblables faites pour les mêmes maladies, mais suivies de guérison dans un cas et de mort dans l'autre. Toutes ces différences tenaient, suivant lui, à ce que la vie modifie par elle-même les résultats, quoique les conditions de l'expérience aient été les mêmes; ce qui ne pouvait pas arriver, pensait-il, pour les phénomènes des corps bruts, dans lesquels la vie n'intervient pas. Dans la Société philomathique, ces idées trouvèrent immédiatement une opposition générale. Tout le monde fit remarquer à Gerdy que ses opinions n'étaient rien moins que la négation de la science biologique et qu'il se faisait complètement illusion sur l'identité des conditions dans les cas dont il parlait, en ce sens que les maladies qu'il regardait comme semblables et identiques ne l'étaient pas du tout, et qu'il rapportait à l'influence de la vie ce qui devait être mis sur le compte de notre ignorance dans des phénomènes aussi complexes que ceux de la pathologie. Gerdy persista à soutenir que la vie avait pour effet de modifier les phénomènes de manière à les faire différer, chez les divers individus, lors même que les conditions dans lesquelles ils s'accomplissaient étaient identiques. Gerdy croyait que la vitalité de l'un n'était pas la vitalité de l'autre, et que par suite il devait exister entre les individus des différences qu'il était impossible de déterminer. Il ne voulut pas abandonner son idée, il se retrancha dans le mot de vitalité, et l'on ne put lui faire comprendre que ce n'était là qu'un mot vide de sens qui ne répondait à rien, et que dire qu'une chose était due à la vitalité, c'était dire qu'elle était inconnue. 

En effet, on est très souvent la dupe de ce mirage des mots vie, mort, santé, maladie, idiosyncrasie. On croit avoir donné une explication quand on a dit qu'un phénomène est dû à l'influence vitale, à l'influence morbide ou à l'idiosyncrasie individuelle. Cependant il faut bien savoir que, quand nous disons phénomène vital, cela ne veut rien dire, si ce n'est que c'est un phénomène propre aux êtres vivants dont nous ignorons encore la cause, car je pense que tout phénomène appelé vital aujourd'hui devra tôt ou tard être ramené à des propriétés définies de la matière organisée ou organique. On peut sans doute employer l'expression de vitalité, comme les chimistes emploient le mot d'affinité, mais en sachant qu'au fond il n'y a que des phénomènes et des conditions de phénomènes qu'il faut connaître; quand la condition du phénomène sera connue, alors les forces vitales ou minérales occultes disparaîtront. 

Sur ce point, je suis très heureux d'être en parfaite harmonie d'idées avec mon confrère et ami M. Henri Saint-Claire Deville. C'est ce qu'on verra dans les paroles suivantes prononcées par M. Saint-Claire Deville en exposant devant la Société chimique de Paris ses belles découvertes sur les effets des hautes températures [63]

[63] H. Sainte-Claire Deville, Leçons sur la dissociation prononcées devant la Société chimique. Paris, 1866.
« Il ne faut pas se dissimuler que l'étude des causes premières dans les phénomènes que nous observons et que nous mesurons présente en elle un danger sérieux. Échappant à toute définition précise et indépendante des faits particuliers, elles nous amènent bien plus souvent que nous ne le pensons à commettre de véritables pétitions de principes, et à nous contenter d'explications spécieuses qui ne peuvent résister à une critique sévère. L'affinité principalement, définie comme la force qui préside aux combinaisons chimiques, a été pendant longtemps et est encore une cause occulte, une sorte d'archée à laquelle on rapporte tous les faits incompris et qu'on considère dès lors comme expliqués, tandis qu'ils ne sont souvent que classés et souvent même mal classés : de même on attribue à la force catalytique [64] une multitude de phénomènes fort obscurs et qui, selon moi, le deviennent davantage lorsqu'on les rapporte en bloc à une cause entièrement inconnue. Certainement on a cru les ranger dans une même catégorie quand on leur a donné le même nom. Mais la légitimité de cette classification n'a même pas été démontrée. Qu'y a-t-il, en effet, de plus arbitraire que de placer les uns à côté des autres les phénomènes catalytiques qui dépendent de l'action ou de la présence de la mousse de platine et de l'acide sulfurique concentré, quand le platine ou l'acide ne sont pas, pour ainsi dire, partie prenante dans l'opération. Ces phénomènes seront peut-être expliqués plus tard d'une manière essentiellement différente, suivant qu'ils auront été produits sous l'influence d'une matière poreuse comme la mousse de platine, ou sous l'influence d'un agent chimique très énergique comme l'acide sulfurique concentré. 
[64] Tout ceci est applicable aux forces inventées récemment, forces de dissolution, de diffusion, force cristallogénique, à toutes les forces particulières attractives et répulsives qu'on fait intervenir pour expliquer les phénomènes de caléfaction, de surfusion, les phénomènes électriques, etc.
« Il faut donc laisser de côté dans nos études toutes ces forces inconnues auxquelles on n'a recours que parce qu'on n'en a pas mesuré les effets. Au contraire, toute notre attention doit être portée sur l'observation et la détermination numérique de ces effets, lesquels sont seuls à notre portée. On établit par ce travail leurs différences et leurs analogies et une lumière nouvelle résulte de ces comparaisons et de ces mesures. 

« Ainsi la chaleur et l'affinité sont constamment en présence dans nos théories chimiques. L'affinité nous échappe entièrement et nous lui attribuons cependant la combinaison qui serait l'effet de cette cause inconnue. Étudions simplement les circonstances physiques qui accompagnent la combinaison, et nous verrons combien de phénomènes mesurables, combien de rapprochements curieux s'offrent à nous à chaque instant. La chaleur détruit, dit-on, l'affinité. Étudions avec persistance la décomposition des corps sous l'influence de la chaleur estimée en quantité ou travail, température ou force vive : nous verrons de suite combien cette étude est fructueuse et indépendante de toute hypothèse, de toute force inconnue, inconnue même au point de vue de l'espèce d'unités à laquelle il faut rapporter sa mesure exacte ou approchée. C'est en ce sens surtout que l'affinité, considérée comme force, est une cause occulte, à moins qu'elle ne soit simplement l'expression d'une qualité de la matière. Dans ce cas elle servirait simplement à désigner le fait que telles ou telles substances peuvent ou ne peuvent pas se combiner dans telles ou telles circonstances définies. » 

Quand un phénomène qui a lieu en dehors du corps vivant ne se passe pas dans l'organisme, ce n'est pas parce qu'il y a là une entité appelé la vie qui empêche le phénomène d'avoir lieu, mais c'est parce que la condition du phénomène ne se rencontre pas dans le corps comme au dehors. C'est ainsi qu'on a pu dire que la vie empêche la fibrine de se coaguler dans les vaisseaux chez un animal vivant, tandis que, en dehors des vaisseaux la fibrine se coagule, parce que la vie n'agit plus sur elle. Il n'en est rien; il faut certaines conditions physico-chimiques pour faire coaguler la fibrine; elles sont plus difficiles à réaliser sur le vivant, mais elles peuvent cependant s'y rencontrer, et, dès qu'elles se montrent, la fibrine se coagule aussi bien dans l'organisme qu'au dehors. La vie qu'on invoquait n'est donc qu'une condition physique qui existe ou qui n'existe pas. J'ai montré que le sucre se produit en plus grande abondance dans le foie après la mort que pendant la vie; il est des physiologistes qui en ont conclu que la vie avait une influence sur la formation du sucre dans le foie; ils ont dit que la vie empêchait cette formation et que la mort la favorisait. Ce sont là des opinions vitales qu'on est surpris d'entendre à notre époque et qu'on est étonné de voir être soutenues par des hommes qui se piquent d'appliquer l'exactitude des sciences physiques à la physiologie et à la médecine. Je montrerai plus tard que ce ne sont encore là que des conditions physiques qui sont présentes ou absentes, mais il n'y a rien autre chose de réel; car encore une fois, au fond de toutes ces explications il n'y a que les conditions ou le déterminisme des phénomènes à trouver. 

En résumé, il faut savoir que les mots que nous employons pour exprimer les phénomènes, quand nous ignorons leurs causes, ne sont rien par eux-mêmes, et que, dès que nous leur accordons une valeur dans la critique ou dans les discussions, nous sortons de l'expérience et nous tombons dans la scolastique. Dans les discussions ou dans les explications de phénomènes, il faut toujours bien se garder de sortir de l'observation et de substituer un mot à la place du fait. On est même très souvent attaquable uniquement parce qu'on est sorti du fait et qu'on a conclu par un mot qui va au delà de ce qui a été observé. L'exemple suivant le prouvera clairement. 

Deuxième exemple. - Lorsque je fis mes recherches sur le suc pancréatique, je constatai que ce fluide renferme une matière spéciale, la pancréatine, qui a les caractères mixtes de l'albumine et de la caséine. Cette matière se rapproche de l'albumine en ce qu'elle est coagulable par la chaleur, mais elle diffère en ce que, comme la caséine, elle est précipitable par le sulfate de magnésie. Avant moi, Magendie avait fait des expériences sur le suc pancréatique et il avait dit, d'après ses essais, que le suc pancréatique est un liquide qui contient de l'albumine, tandis que moi, je concluais d'après mes recherches, que le suc pancréatique ne renfermait pas d'albumine, mais contenait de la pancréatine, qui est une matière distincte de l'albumine. Je montrai mes expériences à Magendie en lui faisant remarquer que nous étions en désaccord sur la conclusion, mais que nous étions cependant d'accord sur le fait que le suc pancréatique était coagulable par la chaleur; mais seulement il y avait d'autres caractères nouveaux que j'avais vus qui m'empêchaient de conclure à la présence de l'albumine. Magendie me répondit : « Cette dissidence entre nous vient de ce que j'ai conclu plus que je n'ai vu; si j'avais dit simplement : Le suc pancréatique est un liquide coagulable par la chaleur, je serais resté dans le fait et j'aurais été inattaquable. » Cet exemple que j'ai toujours retenu me paraît bien fait pour montrer combien peu il faut attacher de valeur aux mots en dehors des faits qu'ils représentent. Ainsi le mot albumine ne signifie rien par lui-même; il nous rappelle seulement des caractères et des phénomènes. En étendant cet exemple à la médecine, nous verrions qu'il en est de même et que les mots fièvre, inflammation, et les noms des maladies en général, n'ont aucune signification par eux-mêmes. 

Quand on crée un mot pour caractériser un phénomène, on s'entend en général à ce moment sur l'idée qu'on veut lui faire exprimer et sur la signification exacte qu'on lui donne, mais plus tard, par les progrès de la science, le sens du mot change pour les uns, tandis que pour les autres le mot reste dans le langage avec sa signification primitive. Il en résulte alors une discordance qui, souvent, est telle, que des hommes, en employant le même mot, expriment des idées très différentes. Notre langage n'est en effet qu'approximatif, et il est si peu précis, même dans les sciences, que, si l'on perd les phénomènes de vue pour s'attacher aux mots, on est bien vite en dehors de la réalité. On ne peut alors que nuire à la science quand on discute pour conserver un mot qui n'est plus qu'une cause d'erreur, en ce sens qu'il n'exprime plus la même idée pour tous. Concluons donc qu'il faut toujours s'attacher aux phénomènes et ne voir dans le mot qu'une expression vide de sens si les phénomènes qu'il doit représenter ne sont pas déterminés ou s'ils viennent à manquer. 

L'esprit a naturellement des tendances systématiques, et c'est pour cela que l'on cherche à s'accorder plutôt sur les mots que sur les choses. C'est une mauvaise direction dans la critique expérimentale qui embrouille les questions et fait croire à des dissidences qui, le plus souvent, n'existent que dans la manière dont on interprète les phénomènes au lieu de porter sur l'existence des faits et sur leur importance réelle. Comme tous ceux qui ont eu le bonheur d'introduire dans la science des faits inattendus ou des idées nouvelles, j'ai été et je suis encore l'objet de beaucoup de critiques. Je n'ai point répondu jusqu'ici à mes contradicteurs parce que, ayant toujours des travaux à poursuivre, le temps et l'occasion m'ont manqué; mais dans la suite de cet ouvrage l'opportunité se présentera tout naturellement de faire cet examen, et en appliquant les principes de critique expérimentale que nous avons indiqués dans les paragraphes précédents, il nous sera facile de juger toutes ces critiques. Nous dirons seulement, en attendant, qu'il y a toujours deux choses essentielles à distinguer dans la critique expérimentale : le fait d'expérience et son interprétation. La science exige avant tout qu'on s'accorde sur le fait parce que c'est lui qui constitue la base sur laquelle on doit raisonner. Quant aux interprétations et aux idées, elles peuvent varier, et c'est même un bien qu'elles soient discutées, parce que ces discussions portent à faire d'autres recherches et à entreprendre de nouvelles expériences. Il s'agira donc de ne jamais perdre de vue en physiologie les principes de la vraie critique scientifique et de n'y jamais mêler aucune personnalité ni aucun artifice. Parmi les artifices de la critique, il en est beaucoup dont nous n'avons pas à nous occuper parce qu'ils sont extra-scientifiques, mais il en est un cependant qu'il faut signaler. C'est celui qui consiste à ne relever dans un travail que ce qu'il y a d'attaquable et de défectueux en négligeant ou en dissimulant ce qu'il y a de bon et d'important. Ce procédé est celui d'une fausse critique. En science, le mot de critique n'est point synonyme de dénigrement; critiquer signifie rechercher la vérité en séparant ce qui est vrai de ce qui est faux, en distinguant ce qui est bon de ce qui est mauvais. Cette critique, en même temps qu'elle est juste pour le savant, est la seule qui soit profitable pour la science. C'est ce qu'il nous sera facile de démontrer par la suite dans les exemples particuliers dont nous aurons à faire mention. 

.


[Littérature][Textes][Bibliothèque]
[Aide]

© Serge Jodra, 2009. - Reproduction interdite.