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Les Rêveries d'un promeneur solitaire
de J.-J. Rousseau
Les Rêveries d'un promeneur solitaire est un ouvrage posthume de J.-J. Rousseau (Genève, 1782, in-8°). Le livre est divisé en promenades, au lieu de chapitres, et en contient dix. L'auteur l'écrivit dans la dernière année de sa vie, au moment où, compromis en Angleterre par sa querelle avec Hume, en butte à la haine du parti philosophique et à l'hostilité des gouvernements, il était vraiment dans une situation lamentable, due, au reste, à l'âprété de son humeur et à la misanthropie de la dernière période de son existence d'écrivain. Le sentiment de son isolement perce dès les premières lignes de ses Rêveries
"Me voici donc seul sur la terre, dit-il, n'ayant plus de frère, de prochain, d'ami, de société que moi-même. Le plus sociable et le plus ai mant des humains en a été proscrit par un accord unanime. Ils ont cherché dans les raffinements de leur haine quel tourment pouvait être le plus cruel à mon âme sensible et ils ont brisé violemment tous les liens qui ni attachaient a eux. J'aurais aimé les hommes en dépit d'eux-mêmes; ils n'ont pu qu'en cessant de l'être se dérober à mon affection."
Il y a dans ces lignes à le fois un découragement profond et les indices de cette maladie morale à laquelle Rousseau dut tant de mauvais jours et une réputation de folie. Il était malade d'un mal intérieur et terrible. Dans l'impossibilité de s'en prendre à lui-même, il s'en prenait à ses contemporains. Son premier entretien est un acte d'accusation dressé contre eux. Dans le second, il se propose de décrire l'état habituel de son âme. Il va donc tenir registre de ses idées et de ses sentiments. Il se plaint de n'avoir plus assez de talent.
" Mon imagination, dit-il, déjà moins vive, ne s'enflamme plus comme autrefois à la contemplation de l'objet qui l'anime; je m'enivre moins du délire de la rêverie; il y a plus de réminiscence que de création dans ce quelle produit désormais; un tiède allanguissement énerve toutes mes facultés; l'esprit de vie s'éteint en moi par degrés; mon âme ne s'élance plus qu'avec peine hors de sa caduque enveloppe et, sans l'espérance de l'état auquel j'aspire parce que je m'y sens avoir droit, je n'existerais plus que par des souvenirs. "
Jean-Jacques exagère; il a encore de la puissance et un style qui ne dément pas ses productions antérieures. On sent cependant qu'il se fatigue, qu'il écrit péniblement et que la vieillesse est venue. Ses images n'ont plus le même éclat ni ses sentiments le même charme. Son émotion est douloureuse, lente à se manifester. Des signes évidents d'épuisement attestent que le génie comme toute chose ne dure pas jusqu'au dernier jour de la vie.

Il était, en effet, sur son déclin. Ses promenades commencent à la fin de 1776. 

"Le jeudi 24 octobre 1776, dit-il, je suivis après dîner les boulevards jusqu'à la rue du Chemin-Vert, par laquelle je gagnai les hauteurs de Ménilmontant et de là, prenant les sentiers à travers les vignes et les prairies, je traversai jusqu'à Charonne le riant paysage qui sépare ces deux villages; puis je fis un détour pour revenir par les mêmes prairies en prenant un autre chemin. Je m'amusai à les parcourir avec ce plaisir et cet intérêt que m'ont toujours donnés les sites agréables et m'arrêtant quelquefois à fixer les plantes dans la verdure. "
Il herborisait dans ses promenades. S'il devint botaniste; c'est parce qu'il s'ennuyait de vivre, que les hommes ne l'intéressaient plus et que, pour échapper à lui-même et à leur souvenir, il n'avait pas trouvé d'autre distraction. De temps à autre, il retrouvait au milieu de la campagne les émotions douces de sa jeunesse et il retrouve pour les décrire le pinceau dont il s'est servi dans les six premiers livres de ses Confessions, rédigés pendant son séjour en Angleterre et qui sont, on le sait, son chef-d'oeuvre comme style. 
"Depuis quelques jours, dit-il, on avait achevé la vendange [entre Charonne et Ménilmontant]; les promeneurs de la ville s'étaient déjà retirés; les paysans aussi quittaient les champs jusques aux travaux de l'hiver. La campagne encore verte et riante mais défeuillée en partie et déjà presque déserte, offrait partout l'image de le solitude et des approches de l'hiver. Il résultait de son aspect un mélange d'impression douce et triste trop analogue à mon âge et à mon sort pour que je ne m'en fisse pas l'application. Je me voyais au déclin d'une vie innocente et infortunée, l'âme encore pleine de sentiments vivaces et l'esprit encore orné de quelques fleurs, mais déjà flétries par la tristesse et desséchées par les ennuis. Seul et délaissé, je sentais venir le froid des premières glaces et mon imagination tarissante ne peuplait plus ma solitude d'êtres formés selon mon coeur. Je me disais en soupirant Qu'ai-je fait ici-bas? J'étais fait pour vivre et je meurs sans avoir vécu. Au moins ce n'a pas été ma faute et je porterai à l'auteur de mon être, sinon l'offrande des bonnes oeuvres qu'on ne m'a pas laissé faire, du moins un tribut de bonnes intentions frustrées, de sentiments sains, mais rendus sans effet, et d'une patience à l'épreuve des mépris des hommes."
Cette page ressemble à celles des meilleurs jours de Rousseau.

Sa troisième promenade commence par un vers :

Je deviens vieux en apprenant toujours,
pensée qu'il met dans la bouche de Solon. Lui aussi devient vieux et il apprend chaque jour, à l'exemple de Solon; mais la science qui il a acquis,, dans ces vingt dernières années est, à son dire, une triste science. C'est pourtant celle qui lui a fait écrire tous les chefs-d'oeuvre dont il a doté la postérité; mais il n'envisage la science qu'il possède qu'au point de vue du bonheur quelle lui a procuré.

C'est dans la cinquième promenade que Rousseau fait la description si connue de l"île de Saint-Pierre, au milieu du lac de Bienne. Ce morceau champêtre et plein de charme a servi de modèle à Bernardin de Saint-Pierre, à Chateaubriand et à une foule d'écrivains du XIXe siècle.
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L'île de Saint-Pierre 

[Nous ne donnons de la fameuse description de l'île Saint-Pierre que les couplets vraiment lyriques, dont quelques-uns sont un charme pour l'oreille et peuvent rivaliser d'harmonie avec les plus beaux vers. ]

« Les rives du lac de Bienne sont plus sauvages et romantiques que celles du lac de Genève, parce que les rochers et les bois y bordent l'eau de plus près; mais elles ne sont pas moins riantes. S'il y a moins de culture de champs et de vignes, moins de villes et de maisons, il y a aussi plus de verdure naturelle, plus de prairies, d'asiles ombragés, de bocages, des contrastes plus fréquents et des accidents plus rapprochés. Comme il n'y a pas sur ces heureux bords de grandes routes commodes pour les voitures, le pays est peu fréquenté par les voyageurs; mais il est intéressant pour des contemplatifs solitaires qui aiment à s'enivrer à loisir des charmes de la nature, et à se recueillir dans un silence que ne trouble aucun bruit que le cri des aigles, le ramage entrecoupa de quelques oiseaux et le roulement des torrents qui tombent de la montagne.

... L'exercice que j'avais fait, et la bonne humeur qui en est inséparable, me rendaient le repos du dîner très agréable; mais, quand il se prolongeait trop et que le beau temps m'invitait, je ne pouvais si longtemps attendre; je m'esquivais et j'allais me jeter seul dans un bateau, que je conduisais au milieu du lac; et là, m'étendant de tout mon long, les yeux tournés vers le ciel, je me laissais aller et dériver lentement au gré de l'eau, quelquefois pendant plusieurs heures, plongé dans mille rêveries confuses, niais délicieuses, et qui, sans avoir aucun objet bien déterminé ni constant, ne laissaient pas d'être à mon gré cent fois préférables à ce que j'avais trouvé de plus doux dans ce qu'on appelle les plaisirs de la vie.

... Quand le lac agité ne me permettait pas la navigation, je passais mon après-midi à parcourir l'île en herborisant à droite et à gauche, m'asseyant tantôt dans les réduits les plus riants et les plus solitaires, pour y rêver à mon aise, tantôt sur les terrasses et les tertres, pour parcourir des yeux, le superbe et ravissant coup d'oeil du lac et de ses rivages, couronnés d'un côté par des montagnes prochaines, et de l'autre élargis en riches et fertiles plaines dans lesquelles la vue s'étendait jusqu'aux montagnes bleuâtres plus éloignées qui la bornaient. Quand le soir approchait, je descendais des cimes de l'île, et j'allais volontiers m'asseoir au bord du lac, sur la grève, dans quelque asile caché. Là, le bruit des vagues et l'agitation de l'eau, fixant mes sens et chassant de mon âme toute autre agitation, la plongeaient dans une rêverie délicieuse, où la nuit me surprenait souvent sans que je m'en fusse aperçu. Le flux et le reflux de cette eau, son bruit continu, mais renflé par intervalles, frappant sans cesse mon oreille et mes veux, suppléaient aux mouvements internes que la rêverie éteignait en moi, et suffisaient pour me faire sentir avec plaisir mon existence, sans prendre la peine de penser. De temps à autre naissait quelque courte et faible réflexion sur l'instabilité des choses de ce monde, dont la surface des eaux m'offrait, l'image. Mais bientôt ces impressions légères s'effaçaient dans l'uniformité du mouvement continu qui me berçait, et qui, sans aucun concours actif de mon âme, ne laissait pas de m'attacher, au point qu'appelé par l'heure et par le signal convenu, je ne pouvais m'arracher de là sans efforts

J'ai remarqué dans les vicissitudes d'une longue vie que les époques des douces jouissances et des plaisirs les plus vifs ne sont pourtant pas celles dont le souvenir m'attire et me touche le plus. Ces courts moments de délire et de passion, quelque vifs qu'ils puissent être, ne sont cependant, et par leur vivacité même, que des points bien clairsemés dans la ligne de la vie. Ils sont trop rares et trop rapides pour constituer un état, et le bonheur que mon coeur regrette n'est point composé d'instants fugitifs, mais un état simple et permanent, qui n'a rien de vif en lui-même, mais dont la durée accroît le charme, au point d'y trouver enfin la suprême félicité.

Tout est dans un flux continuel sur la terre. Rien n'y garde une forme constante et arrêtée, et nos affections qui s'attachent aux choses extérieures passent et changent nécessairement comme elles. Toujours en avant ou en arrière de nous, elles rappellent le passé, qui n'est plus, ou proviennent l'avenir, qui souvent ne doit, point être : il n'y a rien là de solide à quoi le coeur se puisse attacher. Aussi n'a-t-on guère ici-bas que du plaisir qui passe; pour le bonheur qui dure, je doute qu'il y soit connu. A peine est-il, dans nos plus vives jouissances, un instant où le coeur puisse véritablement nous dire : Je voudrais que cet instant durât toujours. Et comment peut-on appeler bonheur un état fugitif qui nous laisse encore le coeur inquiet et vide, qui nous fait regretter quelque chose avant, ou désirer encore quelque chose après?

Mais s'il est un état où l'âme trouve une assiette assez solide pour s'y reposer tout entière, et rassembler là tout son être, sans avoir besoin de rappeler le passé, ni d'enjamber sur l'avenir, où le temps ne soit rien pour elle, où le présent dure toujours, sans néanmoins marquer sa durée et sans aucune trace de succession, sans aucun autre sentiment de privation ni de jouissance, de plaisir ni de peine, de désir ni de crainte, que celui seul de notre existence, et que ce sentiment seul puisse la remplir tout entière; tant que cet état dure, celui qui s'y trouve peut s'appeler heureux, non d'un bonheur imparfait, pauvre et relatif, tel que celui qu'on trouve dans les plaisirs de la vie, mais d'un bonheur suffisant, parfait et plein, qui ne laisse dans l'âme aucun vide qu'elle sente le besoin de remplir. Tel est l'état où je me suis trouvé souvent à l'île de Saint-Pierre, dans mes rêveries solitaires, soit couché dans mon bateau que je laissais dériver au gré de l'eau, soit assis sur les rives du lac agité, soit ailleurs, au bord d'une belle rivière ou d'un ruisseau murmurant sur le gravier. »
 

(J.-J. Rousseau, Rêveries d'un promeneur solitaire, 5e promenade.).

Avec son goût pour les champs, l'auteur d'Emile passa les neuf dixièmes de sa vieillesse au sein des grandes villes et particulièrement à Paris.

"Je loge au milieu de Paris, dit-il (huitième promenade). En sortant de chez moi, je soupire après la campagne et la solitude; mais il faut l'aller chercher si loin, qu'avant de pouvoir respirer à mon aise je trouve en mon chemin mille objets qui me serrent le coeur, et la moitié de la journée se passe en angoisses avant que j'aie atteint l'asile que je vais chercher. "
On demandera pourquoi, avec un tel désir de la campagne, il restait à Paris; c'est qu'en somme, il était plus libre. Peu de gens s'occupaient de ses actions. Si ce qu'on en pen sait lui était odieux à ce point, qu'on se figure ce qu'il aurait fait en province ou dans un hameau, où il n'y a d'événements d'aucun genre et où l'on ne trouve de distraction qu'à épier les actions de ses voisins.

Les Rêveries du promeneur solitaire ont eu moins de retentissement que la plupart des autres oeuvres de l'auteur; mais elles ont exercé sur la littérature française une influence réelle. (PL).

"On voit, dit Villemain, dans le premier ouvrage de M. de Chateaubriand, sous la date de 1796 et de Londres, combien, malgré l'originalité native de son esprit, il était alors imprégné des idées et des sentiments de celui qu'il appelait le grand Rousseau et qu'il plaçait au nombre des cinq grands écrivains qu'il fallait étudier. Son admiration pour cette vive éloquence semblait presque le disputer en lui à l'impression si récente qu'il rapportait des scènes sublimes de la nature sauvage, et dans la hardiesse de ses riches couleurs il gardait quelques traces de la mélancolie du promeneur solitaire. Elles se retrouvent encore dans la création si originale de René. Mais on sent qu'entre la rêverie vaporeuse du philosophe mécontent et le dégoût ardent du jeune homme, tout un monde social s'est brisé et n'a pu reprendre encore à la vie et au calme. "
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