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Le Prince, de Machiavel

Le Prince (Il Principe) est un ouvrage de peu d'étendue, écrit en 1514 par Machiavel, mais qui ne fut publié (Florence, 1532) qu'après la mort de son auteur. Le  livre parut avec une autorisation et un privilège du pape Clément VII. Machiavel l'avait composé dans la dernière période de sa vie, durant son exil à San-Casciano et son éloignement des affaires publiques. Il le dédia et l'envoya manuscrit Laurent de Médicis, espérant qu'on le rappellerait. Cinq ans après sa mort, le manuscrit fut imprimé sous le titre qui lui a toujours été donné depuis, mais qui n'est pas celui qu'avait choisi l'auteur. Machiavel l'avait intitulé Du principat, ce qui était plus exact, puisqu'il traite, en général, du gouvernement, ou plutôt du pouvoir, comment on l'acquiert, comment on le conserve.

L'auteur discute ce que c'est que la principauté, combien il y en a d'espèces, comment elles s'acquièrent, comment elles se maintiennent, et pourquoi elles se perdent: Le but du gouvernement, selon Machiavel, est de durer, et cela n'est possible qu'à l'aide de rigueurs,

"attendu que les hommes sont généralement ingrats, faux, turbulents; d'où il suit qu'il faut les contenir par la peur du châtiment." -
Les cruautés sont nécessaires dans un gouvernement nouveau; et il faut plutôt se faire craindre que se faire aimer, quand on ne peut obtenir l'un et l'autre. Le prince doit avoir sans cesse à la bouche les mots de justice, de loyauté, de clémence, de religion, mais ne pas s'inquiéter de leur donner un démenti toutes les fois que son intérêt l'exige. Quant à savoir si ce qui est bien doit être préféré à ce qui est mal, c'est une question qu'il faut laisser débattre à des moines.

Ces maximes, et une foule d'autres du même genre, qui composent ce qu'on a appelé la politique machiavélique, sont exposées sans passion, comme choses naturelles; en calculant froidement les moyens et le but, en présentant comme idéal César Borgia, Machiavel ne donne pas le mal comme bien, mais comme utile. La tranquillité avec laquelle il pose ses principes prouve qu'il n'y avait rien là qui répugnât à l'opinion courante, et qu'il a retracé simplement ce qui était alors d'une pratique commune, au lieu d'avoir été l'inventeur de l'art qui a reçu de lui son nom.
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Machiavel.
Nicolas Machiavel (1469-1527).

Le traité du Prince se divise en vingt-six chapitres. Machiavel examine d'abord combien il y a de genres de souveraineté et il en trouve trois : les souverainetés héréditaires ou antiques; les souverainetés nouvelles, acquises par la force des armes ou autrement; les souverainetés mixtes. En passant, il établit qu'il est bien plus facile de conserver des Etats héréditaires que des Etats nouvellement conquis, parce qu'il suffit de ne pas outre-passer l'ordre établi par ses ancêtres et de s'accommoder au temps.

"De sorte que, si un prince possède une habileté ordinaire, il se maintiendra toujours dans son Etat, à moins qu'il n'y ait une force excessive qui I'en prive."
Il raisonne surtout au point de vue des petits Etats italiens du XVIe siècle. Par ce que Machiavel nomme des Etats mixtes, il ne faut pas entendre ce qu'on appelle aujourd'hui des monarchies parlementaires, régime tenant à la fois de deux principes opposés, le principe monarchique et le principe républicain; il faut entendre un Etat ou le principe héréditaire n'est pas encore assis et où, par conséquent, le prince doit composer avec les traditions restées dans le souvenir de ses sujets. Machiavel comprend déjà l'importance du principe des nationalités, chose rare au XVIe siècle.
"Les Etats qui sont annexés, dit-il, à un Etat héréditaire sont de même province (de mêmes moeurs et institutions) et de même langue ou n'en sont pas. Quand ils en sont, il est très facile de les garder, surtout s'ils n'étaient pas libres auparavant; et il n'y a pour cela qu'à chasser la dynastie du prince qui les dominait. Il faut, du reste, que l'on conserve les anciennes coutumes et qu'il n'y ait point d'antipathie naturelle. Les hommes vivent alors paisiblement ensemble. Témoin la Bourgogne, la Bretagne, la Gascogne et la Normandie, qui sont depuis si longtemps réunies à la France. Car, bien qu'elles aient un langage un peu différent, leurs moeurs sont semblables et, par conséquent, compatibles [...]. Mais lorsqu'on acquiert des Etats dont la langue, les moeurs et les coutumes diffèrent, on trouve bien des difficultés, et il faut beaucoup de bonheur et d'industrie pour les conserver. "
On voit que Machiavel avait appris à l'école de l'expérience ce que bien des hommes d'État modernes ne savent pas encore et feraient bien d'apprendre dans le livre du Prince. Les guerres soutenues par la France depuis Charles VIII jusqu'à Henri Il pour conquérir l'Italie sont à ce propos jugées sévèrement par l'auteur. Quoiqu'il n'en ait pas vu le dénouement, il le connaissait d'avance. 
"Je ne parlerai point, dit-il, de Charles VIII, mais seulement de Louis XII comme de celui de qui l'on a mieux pu juger la conduite parce qu'il a dominé plus longtemps en Italie. Vous verrez comme il a fait tout le contraire de ce qui se doit faire pour conserver un Etat différent de moeurs et de coutumes. Louis fut introduit en Italie par l'ambition des Vénitiens qui voulaient, par ce moyen, gagner la mointié dé la Lombardie [...]. II commit cinq fautes : il ruina les faibles; il augmente le pouvoir d'un prince déjà fort en Italie (le pape); il y introduisit un étranger très puissant (Ferdinand le Catholique); il n'y vint point demeurer; il n'y envoya point de colonies. Il eût encore pu réparer ses fautes, s'il n'en avait pas fait une sixième, qui fut de dépouiller les Vénitiens."
Machiavel termine cette digression par une conclusion générale : 
"Le prince qui en rend un autre puissant se perd lui-même; car celui qui est devenu puissant se défie toujours de l'habileté ou de la force de celui qui l'a rendu tel. "
Pour les pays qui étaient libres, en république, avant d'être soumis à un prince étranger, Machiavel juge qu'il y a trois moyens pour le prince de s'y maintenir : ruiner la contrée, ou bien s'y installer et la régir, ou encore lui laisser ses lois, son gouvernement et se contenter de lever des contributions. Le dernier expédient est, suivant lui, le meilleur et le plus sûr; il donne en exemple les procédés des Romains durant la première phase de leurs conquêtes.
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Un extrait du Prince

« Il faut considérer qu'il n'est entreprise plus malaisée à conduire, plus incertaine quant au succès, ni plus dangereuse que de se mêler de vouloir introduire de nouvelles institutions. Leur introducteur a pour ennemis tous ceux qui tiraient profit des institutions anciennes; et il ne trouve que des défenseurs tièdes dans ceux qui auraient avantage aux nouvelles. Cette tiédeur provient de deux causes la première, c'est qu'ils ont peur de leurs adversaires, auxquels les lois sont favorables, la seconde est l'incrédulité commune à tous les hommes qui n'ont foi dans les choses nouvelles qu'après qu'elles ont fait leurs preuves. De là vient que tous ceux qui sont hostiles aux institutions nouvelles, toutes les fois qu'ils trouvent l'occasion de les attaquer, le font avec partialité, et que les autres les défendent mollement, en sorte qu'il ne fait point bon combattre avec eux.

Aussi, afin de bien raisonner sur ce sujet, faut-il examiner si les innovateurs sont puissants par eux-mêmes ou s'ils dépendent d'autrui; c'est-à-dire, si pour conduire leur entreprise, ils en sont réduits à solliciter ou s'ils ont les moyens de contraindre. Dans le premier cas, il leur arrive toujours malheur, et ils ne viennent à bout de rien; mais lorsqu'ils ne dépendent que d'eux-mêmes, et qu'ils sont en état d'exercer la contrainte, alors il est bien rare qu'on les voie succomber. C'est pour cela que tous les prophètes armés triomphèrent, et que les désarmés ont fini malheureusement. Or, outre tout ce que je viens de dire, les peuples sont d'un naturel inconstant, et s'il est aisé de les persuader de quelque chose, il est malaisé de les affermir dans cette persuasion. Il faut donc être en mesure, lorsqu'ils ne croient plus, de les faire croire par force ». (Prince, VI).

Il examine ensuite comment un prince fonde une souveraineté nouvelle. La tâche est lourde; il n'y a pas d'entreprise plus difficile, plus douteuse et plus dangereuse, le nouveau prince ayant contre lui tout le monde, ceux qui regrettent l'ancien état de choses et ceux mêmes que le changement doit favoriser, mais qui ne peuvent avoir encore aucune confiance. Tout cela est exposé de main de maître. Machiavel sait considérer les choses de haut. Les causes mesquines et apparentes des événements humains ne lui en imposent pas. Il remonte à leurs causes profondes, les envisage d'ensemble et énonce les caractères généraux de la science politique en ce style clair, simple et net qui est le cachet des esprits sains et lucides. Il dit, en parlant des fondateurs d'empire: 

"Pour juger si leur entreprise est viable, il faut voir si ces législateurs se soutiennent d'eux-mêmes, ou s'ils dépendent d'autrui, c'est-à-dire si pour conduire leur entreprise il faut qu'ils prient, et, en ce cas, ils échouent toujours; ou s'ils peuvent se faire obéir par force, et, pour lors, ils ne manquent presque jamais de réussir."
Machiavel, pour justifier son dire, s'appuie sur la faiblesse humaine. Il n'y a pas un homme sur cent mille qui ait une volonté énergique. Plus on est faible, plus on admire la force chez autrui.

Le puissant entendement de Machiavel se révèle surtout quand il en vient à examiner les chances de durée qu'ont les grandes fortunes politiques dont héritent quelquefois des aventuriers, par suite de circonstances fortuites. Il leur faut un grand esprit pour se maintenir et c'est une chose rare, car ils n'ont pas eu le temps de se former. 

Quant aux Etats qu'un événement subit fait naître, il en est d'eux 

"comme de toutes les autres choses qui naissent et qui croissent subitement; ils ne peuvent avoir de si fortes racines ni de si bonnes correspondances que la première adversité ne les ruine, si ceux qui sont devenus subitement princes ne montrent pas une habileté hors ligne. "
Comme exemple d'un homme habile, à qui cependant la fortune a été contraire, Machiavel cite César Borgia, fils du pape Alexandre VI. Il n'y a pas a disconvenir que César Borgia ne fut un aventurier de talent. Mais l'auteur du livre du Prince, ébloui par les talents politiques de son héros et par son courage, qui était à toute épreuve, parle avec trop de sangfroid de ses crimes, de la scélératesse systématique de sa conduite, des moyens odieux par lesquels il sut se défaire de ses ennemis. Machiavel signale le crime comme moyen de succès, et il l'accepte avec cette indifférence imperturbable d'un homme blasé sur les actions de ses semblables et qui regarde aux résultats plutôt qu'aux moyens employés pour les obtenir.

Dans tout cela, Machiavel ne perd pas de vue que le prince n'aura rien fait tant qu'il n'aura pas réussi à capter la confiance du peuple, à s'en fuite aimer, s'il est possible :

"Et que l'on ne m'objecte point, dit-il, le commun proverbe que de faire fond sur le peuple, c'est bâtir sur la boue; il ne s'agit pas de croire que le peuple vous tirera d'embarras dans tous les cas extrêmes; il s'agit simplement de pouvoir compter sur lui quand on en a besoin et de ne point avoir à craindre qu'il se range contre vous lors de la première bourrasque."
Il est vrai qu'un peu plus loin il montre que des princes ont perdu leur puissance par trop de douceur et que d'autres, fort cruels, se sont maintenus; mais il est à propos de remarquer que Machiavel confond souvent la cruauté avec ce qui n'est que de la sévérité, par exemple les mesures prises par un chef de guerre pour assurer la discipline de son armée.

Dans le chapitre suivant (XVIII), Machiavel examine si un prince est assujetti à tenir son serment; suivant lui, il y a du pour et du contre. La loyauté est une excellente chose, très désirable, mais on a vu des princes se rendre puissants en se jouant de leur parole; donc la chose mérite d'être pesée avec soin. C'est un des chapitres où l'auteur du Prince fait le moins de cas de la moralité des actes en eux-mêmes; il justifie la déloyauté par le succès.

Les principautés ecclésiastiques sont, de la part de Machiavel, l'objet d'une sorte d'admiration; il vivait au temps de leur grande puissance; il les voyait basées, non sur la force, mais sur la religion, c'est-à-dire sur quelque chose de durable, respectées comme sucrées par les souverains voisins, et il n'entrevoyait pas qu'elles pussent périr. Il a fallu, en effet, que la religion déclinât pour que le pouvoir temporel des papes et les souverains ecclésiastiques fussent mis en péril; Machiavel ne pouvait voir de si loin. Après tous les déboires de la papauté et des évêques souverains, ce chapitre, où le grand homme d'Etat leur assure une sécurité indéfinie, paraît une ironie cruelle; les événements n'ont pas laissé intact un seul de ses axiomes politiques.

Examinant, dans les derniers chapitres, la situation de l'Italie, Machiavel trouve la raison de son abaissement et de sas malheurs dans l'emploi des soldats mercenaires; il demande la création de milices nationales. Mais c'est trop attribuer à l'influence des mercenaires. Jusqu'à la Révolution française, tous les Etats de l'Europe ont eu des armées composées de la sorte et n'ont pas été pillés par elles. La vraie cause des maux de l'Italie était sa division en petits Etats et l'antagonisme des tyranneaux qui se la partageaient. Machiavel l'expose aussi très bien; il dépeint avec une grande force les incertitudes continuelles des populations, sans cesse prises et reprises au milieu des guerres continuelles des princes, et l'affaiblissement moral qui en résultait. A force de passer d'une main dans une autre, ces populations s'accommodaient de tout et en étaient réduites à ne plus compter que sur la Providence. Il s'efforce de relever ces défaillances : 

"Je sais, dit-il (ch. XXV), que plusieurs ont cru et croient encore que les affaires du monde sont gouvernées soit par Ia Providence divine, ou par la fortune, de telle manière que la prudence des hommes n'y a point de part. D'où il suit qu'il faut se laisser aller au sort ou à l'aventure sans se soucier de rien. Cette opinion a eu grand cours en ces temps-ci, à cause des révolutions étranges qui s'y sont vues et qui arrivent encore de jour en jour, tout à rebours de la pensée des hommes. Et quelquefois, quand j'y pense, je me sens du penchant pour cette opinion. Mais comme notre franc arbitre n'est pas encore perdu, il me semble que l'on pourrait dire que la fortune est la maîtresse de la moitié de nos actions et nous en laisse gouverner l'autre."
Machiavel résume en ces termes ses vues politiques : 
"Je crois que celui-là est heureux qui règle sa conduite selon les temps et que, par conséquent, il n'arrive malheur qu'à celui qui ne sait pas s'accorder avec le temps. Les hommes, pour arriver à la fin qu'ils se proposent (qui est toujours d'acquérir de la gloire eu des richesses), tiennent tous une route différente. L'un garde des mesures, l'autre n'engar de point; l'un emploie la force, l'autre la ruse; l'un la patience, l'autre l'impétuosité, moyens par où les uns et les autres peuvent réussir. "
En définitive, il s'agit de réussir. L'enseignement est cynique. Il n'y a qu'un argument à invoquer en faveur de l'auteur : c'est qu'il a scruté les livres et pratiqué les hommes, qu'il ne s'est inquiété ni des philosophes, ni des religions, ni de la foi, ni de la morale, mais des événements, et que, dans tous les siècles, les événements lui donnent raison. II n'a pas enseigné la justice, mais il a dit la vérité, et c'est parce que les philosophes avaient aperçu cette vérité qu'ils se sont presque toujours abstenus de participer aux affaires publiques. Il n'y a donc pas lieu de condamner Machiavel. Il a raconté comment les choses se passent; il ne les a pas jugées. La nécessité de s'accommoder aux circonstances et, par conséquent, de n'avoir pas d'opinion sur ce qui est bien et sur ce qui est mal a toujours été reconnue par les métaphysiciens politiques : Tempori cedere, id est necessitati parere, semper sapiendis est habitum, dit Cicéros, le prophète du genre.

Le Prince a été, depuis sa publication, soumis à toutes les vicissitudes possibles. Admiré par les uns, conspué par les autres, il porte avec lui un cachet de supériorité qui le fera survivre.

"Même si on le considère dans la sphère circonscrite qu'il est destiné à régir, même si on le prend comme le code des Etats où la division des classes et la corruption des moeurs rendent la liberté impossible, ce traité, dit A. Franck, malgré les propositions horribles qu'il contient et que mon intention n'est nullement de dissimuler, est encore bien plus favorable à l'humanité et à la douceur qu'à la cruauté et à la violence, à l'intérêt des peuples qu'à la satisfaction de l'arbitraire, et respire le plus souvent un sentiment démocaitique, un amour de la patrie une foi dans la raison et dans la puissance de la volonté, qui ouvre à la politique une ère nouvelle, tout en la rappelant aux plus glorieux exemples de l'antiquité [...]. Soit qu'il parle de la république ou de la monarchie, le but de Machiavel est toujours le même : c'est de substituer la puissance de l'Etat ou l'unité nationale à ces pouvoirs anarchiques, à ces éléments indépendants et discordants dont la société européenne, et surtout italienne, lui offrait le spectacle. A ce but se rapporte aussi la seconde partie de son ouvrage, c'est-à-dire l'ensemble de ses idées sur l'art militaire, art qui se lie très étroitement dans son esprit à celui du gouvernement ou à la politique proprement dite. "Pour tout Etat, dit-il, soit ancien, soit nouveau, soit mixte, les principales bases sont de bonnes lois et de bonnes armes. "
Lamartine a jugé ce livre de plus haut et avec plus d'ampleur :
"Le livre du Prince fut-il, comme le prétendent certains Italiens, une ironie vertueuse de Machiavel, voulant, comme le législateur de Sparte, faire horreur de la tyrannie en enivrant les tyrans?

"Ce livre fut-il, comme d'autres le disent, une froide leçon de tyrannie pour donner aux princes la théorie des crimes heureux?

"Des centaines de volumes sont écrits tous les ans en Italie par les pédants oisifs pour débattre l'une ou l'autre de ces appréciations systématiques sur Machiavel. Ni les uns ni les autres ne sont dans la vérité de la nature humaine.

"La nature ne fait pas de ces hommes assez dévoués à la vertu pour écrire gratuitement des contre-vérités qui les feront passer éternellement pour des scélérats; la nature ne crée pas non plus des hommes assez monstrueux (surtout quand ces hommes sont les plus hautes et les plus saines intelligences de leur siècle) pour penser, pour écrire et pour signer des théories de crimes qui les dévoueront à l'exécration de la postérité.

L'auteur des Commentaires sur Tite-Live et le l'Histoire de Florence, ouvrages où le goût de la vertu se fait sentir aussi éloquemment que le génie du style; l'homme dont la vie privée et la vie publique méritèrent à juste titre la renommée d'homme de bien n'eut certes jamais la pensée de personnifier en soi un Tibère, un Néron, un monstre en horreur à Dieu et à soi-même, en mépris à ses contemporains et à la postérité. On a vu des Curtius du bien public, mais ce Curtius du crime n'exista certes jamais que dans l'imagination des imbéciles ou des pédants.

La pensée qui inspira le livre du Prince à Machiavel, la voici. Nous ne l'excusons certes pas, mais nous l'expliquons :

"Cette pensée ne fut ni d'un héros de vertu ni d'un monstre de vice; elle fut tout simplement la pensée d'un commentateur. Machiavel, voulant donner à Laurent de Médicis, prince nouveau, des leçons de la politique du succès (fausse, mois séduisante politique), prit son texte dans la vie de César Borgia, auprès de qui il avait résidé si intimement comme ambassadeur de Florence. Il commenta la conduite de ce héros, souvent fourbe, souvent sanguinaire, toujours habile; il développa ce texte, non en moraliste, mais en politique, pour Laurent de Médicis. Il ne dit pas à son prince : Faites ceci; mais il lui dit : Voilà comment Borgia fit en telle ou telle circonstance de ses usurpations ou de ses crimes. Il ne loue pas, il raconte; son tort est de raconter avec l'impassibilité d'une page de bronze et de ne témoigner, dans l'accent du narrateur, aucune préférence pour le bien, aucune pitié pour les victimes, aucune exécration contre les attentats politiques [...] Cependant, s'il raconte le succès du crime, il ne le glorifie pas. "Les cruautés, dit-il, sont bien employées, si toutefois le mot bien peut être jamais appliqué à ce qui est mal, quand on les commet d'un seul coup et en masse." Vous voyez, par la parenthèse, qu'il parlait du succès et non de l'innocence des cruautés. Il ne peut le dire plus nettement lui-même. Il se prémunit contre la calomnie en disant : " On peut appeler habile, mais on ne peut pas appeler bien ce qui est mal. " C'est ainsi pourtant qu'on lui reproche cet axiome politique qui fait, depuis l'origine du monde, le désespoir des honnêtes gens : Le monde est si corrompu que celui qui veut en tout et partout se montrer homme de bien ne peut manquer de périr au milieu de tous les méchants. Est-ce là conseiller la perversité aux hommes? Non, c'est leur conseiller de ne pas espérer leur récompense en ce monde; mais c'est leur montrer d'autant plus la sublimité de la vertu qu'en restant vertueux on consent sciemment a être victime de son innocence [...]. C'est ce qui a fait dire à J.-J. Rousseau " que Machiavel, dont on a fait le bouc émissaire de la politique, n'avait pas été compris dans le véritable esprit de ses oeuvres; que le Prince au lieu d'être le livre des tyrans qu'il rend odieux, était, en réalité, le livre des républicains; que Machiavel était un honnête homme et un bon citoyen, mais obligé de masquer sous les Médicis son amour de la liberté. " Nous n'allons pas si loin que J.-J. Rousseau, mais nous n'allons pas si loin non plus que le préjugé des siècles. Machiavel, dans ce livre, écrivit de la politique pour la politique; il fit ce qu'on appelle aujourd'hui de l'art pour l'art; il fut maître d'escrime, il ne fut pas un assassin."



En bibliothèqueL'Anti-Machiavel de Frédéric Il, et le livre de M. de Bouillé, Commentaires politiques et historiques sur le Traité du prince de Machiavel, et sur l'Anti-Machiaviel de Frédéric II, Paris, 1827, in-8°.
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