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Avant de devenir
une discipline proprement scientifique, l'histoire (du grec
istoria,
recherche des choses curieuses, exposition de ce que l'on a vu) a été
conçue comme un des grands genres littéraires en prose, pratiquement
au même titre que la peinture d'histoire pouvait elle aussi
constituer un genre pour les Beaux-arts. Cela ne signifie cependant pas
que l'histoire ainsi définie ne revêt pas certains des caractères
qu'elle aura comme science. Elle raconte déjà les faits accomplis
par les humains réunis en société; elle les coordonne;
les rapporte à leurs causes, met leurs effets, en lumière,
etc. Elle est donc un forme de connaissance, elle a sa part de science,
sa part d'exigence de rigueur, mais elle n'est pas assimilable à
une science positive, car elle revêt aussi d'autres traits. Par exemple,
elle ne se justifie que si l'on peut en tirer de l'étude du passé
une moralité, un enseignement. Cicéron
l'appelle ainsi le témoin des temps, la lumière de la vérité,
l'école
de la vie. On donnera même plus tard cette (étrange)
délimitation de domaine propre à l'histoire : les faits humains
qui échappent à la science.
Considérée dans cette perspective,
l'histoire a aussi une logique qui lui est propre, et se constitue également
une historiographie particulière. Ainsi décrira-t-elle les
étapes de son développement, et ses rapports successifs aux
autres genres littéraires ou considérés comme tels,
selon le schéma suivant, qu'elle oppose au XIXe
siècle aux partisans de l'Ecole positiviste
qui prônent, eux, un rapprochement de l'histoire avec les sciences
de la nature : d'abord, elle se contente de recueillir les faits, plus
ou moins altérés par la fiction, et de les confier une seconde
fois à la mémoire; à l'aide du rythme poétique;
si l'écriture ne peut encore leur assurer, une existence plus durable.
L'histoire raconte alors pour raconter; elle se confond avec l'épopée.
Mais l'esprit humain ne s'arrête pas là : quelle que soit
l'irrégularité des faits, l'attention, à force d'observer
la génération des effet et des causes, finit par découvrir
un fil conducteur; elle s'en saisit; et s'efforce de retrouver l'ordre
dans ce désordre apparent. De là naît l'histoire pragmatique,
comme l'ont appelée les Anciens, ou philosophique, selon l'expression
des modernes, c.-à -d. le récit des faits humains avec leurs
principes et leurs conséquences. Ce n'est pas encore le dernier
mot de l'histoire: l'humain, tourmenté d'un besoin insatiable de
connaître, ne peut se contenter d'une explication incomplète
et partielle; il ne tend à rien moins qu'à trouver, le secret
de toutes choses; à embrasser d'un seul coup d'oeil, en partant
d'un principe donné, la génération des idées,
des constitutions, des révolutions. Ce dernier progrès, c'est
la philosophie de l'histoire.
Il est évident, ajoutent les défenseurs
de l'histoire envisagée comme genre littéraire, que les conditions
de l'histoire varient avec son caractère. Tant qu'elle est un simple
récit, elle peut se borner à un peuple, à une ville,
à un individu. Dès qu'elle s'élève aux causes
et aux effets, son horizon doit s'étendre : l'événement
est en Grèce; mais la cause peut être en Asie. L'histoire
philosophique est donc nécessairement générale. II
faut plus encore, si l'historien, considérant l'individu comme le
résumé de l'espèce, et l'espèce comme le développement
multiple de l'individu; prétend déterminer la loi qui domine
tous les faits humains, et les ramener tous à une théorie
savante. Rien alors ne doit plus lui échapper; il n'a plus le droit
de choisir même les grands peuples et les grandes figures qui représentent
et résument le mieux l'esprit de l'humanité; il n'est pas
défini si insignifiant en apparence qui ne puisse jeter du jour
sur l'ensemble; pas de contrée si lointaine qu'on ne doive explorer.
L'histoire, parvenue à ce degré, doit donc être universelle.
Mais le génie de l'humain peut-il jamais s'élever jusqu'à
l'universalité? Cette espérance n'est-elle pas une chimère?
Malgré son impuissance, malgré ses nombreux échecs
dans la philosophie de l'histoire, l'esprit humain , tend toujours à
la généralisation : cependant il ne peut espérer d'atteindre
le but qu'il poursuit : du jour où la philosophie de l'histoire
aurait tenu tout ce qu'elle promet, il n'y aurait plus d'histoire, il y
aurait une science; et l'humain, s'élevant de degré en degré
jusqu'à la parfaite intelligence des choses passées, de là
même jusqu'à la prévision de l'avenir, se confondrait
avec Dieu. Voilà donc le hic! l'ultime raison qui veut qu'on
interdise à l'histoire le statut de science (du moins de science
entendue à la manière totalisante des philosophes du XIXe
siècle)...
Ce point de vue avait encore quelques
partisans à l'aube du XXe siècle,
même s'ils apparaissaient déjà espèce en voie
de disparition depuis plusieurs décennies. Mais ces dinosaures de
la connaissance pouvaient à bon droit se dire redevables d'un passé
des plus anciens et des plus riches. De fait, l'histoire est une création
de la Grèce. On trouve, à la vérité, dans les
littératures orientales, par exemple chez les Hébreux, quelques
livres dits historiques; ce ne sont que des récits composés
dans le but tout à fait pratique de conserver le souvenir de certains
faits, qu'il est essentiel de ne pas oublier, et hors desquels l'écrivain
n'a rien voulu voir. Mais les traits que l'on veut voir comme propres à
l'histoire doivent bel et bien être recherchés chez les historiens
grecs. On leur reconnaîtra ainsi une curiosité insatiable,
un esprit d'investigation générale, pour qui tous les faits
ont une égale valeur. Ce qui caractérise donc l'histoire
à sa fondation, c'est la recherche de la vérité pour
elle-même, sans préoccupation de l'emploi qu'ils en pourront
faire; c'est l'esprit de critique, qui n'admet pas indistinctement toutes
les traditions; qui choisit entre les témoignages; c'est enfin l'esprit
philosophique, qui, sous tous les actes sociaux, voit une manifestation
de l'esprit humain.
Les Grecs eux-mêmes ont eu sur l'histoire
une opinion particulière, enseignée dans leurs écoles,
et que les Romains ont ensuite, adoptée : ils confondaient presque
l'histoire avec l'éloquence : Nihil est magis oratorium quam
historia, disait Cicéron. Cette confusion, naïvement exprimée
dans une préface d'Ephore, livra la théorie
même du genre historique à l'autorité des rhéteurs,
et la confina dans un chapitre de leurs traités sur l'art oratoire.
Aussi, trop préoccupés du soin de la forme, les historiens
de l'Antiquité cherchèrent à intéresser et
à plaire, aux dépens même de la vérité.
Nulle part cette tendance ne se montre mieux à découvert,
et nulle part on n'en voit mieux les effets, que dans l'usage des harangues.
C'est toujours l'art qui prime la science, toujours l'intérêt
et le plaisir qui passent avant l'instruction et la vérité.
Au fil du temps, les qualités nécessaires
à l'écrivain qui fait oeuvre d'histoire se sont précisées.
Pour la recherche des faits; il a besoin, dira-t-on, d'une rare intelligence
: non seulement il doit remonter aux différentes sources de l'histoire,
traditions orales, inscriptions monumentales, médailles, livres,
documents publics et privés; etc., et soumettre à une critique
attentive, pénétrante et délicate tout ce qu'il aura
recueilli ; il lui faut être versé dans la connaissance des
lois, de la guerre, des finances, des institutions administratives, des
langues, et s'éclairer par la chronologie et la géographie,
qu'on appellera les deux yeux de l'histoire. Mais ce n'est pas tout. La
mise en oeuvre des matériaux exige également un grand talent
de composition; afin de produire l'intérêt et d'éviter
l'ennui; dans le nombre infini des faits, il importe de choisir ceux qui
méritent de survivre, ceux qui sont dans un rapport essentiel avec
la nature de l'humain, et dans un rapport anecdotique avec la nature des
humains, à telle ou telle époque. L'historien ainsi conçu
doit avoir fortifié, agrandi ses méditations solitaires par
l'expérience de la vie active : s'il ne connaissait la société
que par les livres, il serait exposé à la juger fort mal,
et se trouverait dans l'impossibilité de la peindre : tous les historiens
de la Grèce, soulignera-t-on, excepté peut-être Hérodote,
furent des hommes publics, des orateurs et des généraux;
il en fut de même à Rome; chez les modernes aussi, Machiavel,
Guichardin; Paolo Sarpi, De Thou, rappellent l'idée
de la vie active mêlée à la spéculations littéraire.
Parmi les qualités morales
qui sont que l'on jugeait indispensables à l'écrivain d'histoire,
il faut citer en première ligne l'amour de la vérité,
et par là on entendait, non pas seulement le besoin de cette vérité
sèche et morte qui n'est que l'exactitude, mais la force de retrouver,
de sentir et de refaire la vérité locale et contemporaine;
de dessiner les physionomies des personnages, et de les mettre en mouvement,
en leur rendant leurs passions et leurs costumes. On lui demandait ensuite
l'amour de l'humanité, c.-à-d. que sa justice impartiale
ne doit pas être impassible : il faut qu'il ait une passion; qu'il
souffre ou soit heureux de ce qu'il raconte, semblable à un témoin
tout ému encore des faits qu'il a vus. On pourra bien noter que
Lucien
disait que l'historien doit être un étranger sans patrie,
sans autels; et qu'un écrivain du XVIIIe
siècle, qu'il doit n'être d'aucun pays, d'aucun parti,
d'aucune religion, plus tard on combattit ceux qui avaient cette exigence
en arguant que des récits composés dans de pareilles dispositions;
"sans principes; sans idées; sans conviction; ne pourraient avoir
ni vie ni couleur". Un parti pris moral, avant tout : c'est, à l'historien,
expliquait-on, de soutenir, au contraire, le parti de la justice, qui est
de tous les temps et de tous les lieux, et c'est à cette condition
là qu'on lui concèdera aucun intérêt de patrie,
de corps ou de secte ne doit intervenir dans son jugement. Mais également
un parti pris esthétique. Malgré la remarque d'Aristote,
que la distinction des genres ne repose pas sur la différence de
la forme, on notait ainsi qu'il faut se garder de croire que la forme soit
indifférente-: la pensée humaine,
au contraire, ne peut être complète sans elle. Il y a donc
style
historique, comme il y a un style oratoire. Chez les Anciens, la poésie
et l'histoire avaient été longtemps confondues : l'imagination
augmente et embellit de ses inventions tous les événements
qui ont vivement agi sur elle et qu'elle se plaît à célébrer.
C'est pour cela qu'il y a de l'histoire dans Homère,
et de la poésie dans Hérodote.
Les derniers tenants de l'histoire comme
littérature admettront qu'avec le temps le progrès
ait démêlé bien des éléments jusque-là
confondus. Mais ils n'admettront jamais qu'il y ait un divorce complet
entre la raison et l'imagination; la poésie devait encore puiser
ses données dans l'histoire, et l'histoire emprunter à la
poésie ses formes vives et animées. Faudrait-il prendre en
exemple des auteurs tels que Suétone, qui sont de simples compilateurs?
sans doute avaient-ils eu le mérite de la conscience et de l'exactitude;
mais s'ils avaient rassemblé tous les matériaux de l'histoire,
l'histoire avec eux restait encore à faire. Chez eux, tout était
froid et décoloré; au lieu de tableaux, ils n'offraient que
de sèches divisions; au lieu de personnages vivants, les membres
épars qui pourraient servir à les recomposer. Contre ceux
qui prétendaient que poésie et science devaient rester complètement
indépendants l'un de l'autre, et ont voulu renfermer l'historien
dans les limites étroites de la critique, les historiens à
l'ancienne mode se sont arrimés à l'idée - exacte
par ailleurs! - que la vérité n'est pas tout entière
dans une simple juxtaposition des faits; et une mémoire fidèle,
une recherche patiente ne sont pas les seules qualités qu'on doive
exiger de l'historien : la puissance de la réflexion et de l'imagination
lui sont tout aussi nécessaires. Ce qui distinguera à partir
de là la science historique de la littérature historique,
n'est pas que la première s'affranchisse de toute "imagination",
c'est seulement le statut et le rôle différents qu'elle lui
reconnaîtra : heuristique et non plus esthétique. (B.). |
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