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Le Grand Cyrus, de Mlle de Scudéry

Artamène ou le Grand Cyrus est un roman célèbre de de Mlle de Scudéry. Il était composé de 10 parties, publiées successivement de 1649 à 1653,  qui parut d'abord sous le nom de son frère, comme ses précédents ouvrages, et dédié à Mme la duchesse de Longueville, qui y figure sous le nom de Mandane. Une clef, mise à la suite de l'exemplaire que possède la bibliothèque nationale, fait connaître les autres personnages que l'auteur a voulu peindre : c'est au grand Condé qu'appartiennent les victoires du grand Cyrus; on retrouve dans le siège de Cumes celui de Dunkerque, dans la bataille de Thybarra celle de Lens, dans la victoire sur les Massagètes la bataille de Rocroi, etc.

 On ne voit pas trop, au premier coup d'oeil, ce que pouvaient offrir d'attrayant à une société brillante et lettrée les expéditions de Cyrus déguisées en aventures romanesques; mais qu'on ne s'y trompe pas, l'autrice était une femme d'infiniment d'esprit, et elle n'ignorait pas que le succès d'un livre de ce genre ne peut s'obtenir qu'en flattant les goûts de son époque. Nous voici donc dans le plus splendide salon de l'hôtel Rambouillet, - la Perse n'est qu'un voile que nous écarterons tout à l'heure - au milieu de cette société fameuse dont les conversations ressemblaient à celles du comte de Guiche avec Mlle de Brissac, " tellement sophistiqués dit Mme de Sévigné, qu'ils auraient besoin d'un truchement pour s'entendre eux-mêmes ". 

Tous les personnages du roman couvrent des individualités réelles, vivantes, jusqu'à Artaméne, auquel Mlle de Scudéry trouva spirituellement un alter ego dans le grand Condé. Le début de l'ouvrage est noble et majestueux; on se croirait sur le seuil d'une épopée. Sinope, capitale de la Cappadoce, révoltée contre Cyaxare, est dévorée par un immense incendie. Artamène, qui s'avançait à la tête de l'avant-garde de l'armée de ce prince afin de soumettre la ville rebelle, s'élance aussitôt pour combattre la flamme, car c'est à Sinope que Mandane son amante et fille de Cyaxare, a été conduite, après avoir été enlevée par le roi d'Assyrie. Celui-ci montre à Artamène, en pleine mer, une galère qui emporte Mandane avec Mazare prince des Saces, et leur commun rival, et il lui propose de différer le combat qui doit vider leur querelle jusqu'à ce qu'ils aient arraché la princesse à son ravisseur. Artamène a la générosité de consentir à cette proposition; mais tandis qu'il s'efforce de sauver les restes de Sinope, le roi d'Assyrie parvient à s'échapper. Toutefois, il écrit à Artamène pour lui jurer qu'il tiendra sa parole. Cependant Cyaxare arrive avec le reste de l'armée. Bientôt il apprend l'entrevue de son général avec le roi d'Assyrie, l'envoi d'une lettre secrète et la réponse d'Artamène. Ces circonstances lui inspirent de violents soupçons sur la fidélité de son général, auquel il demande à voir la lettre du roi d'Assyrie. Artamène, placé dans l'alternative de confirmer les défiances injurieuses du roi ou de trahir sa passion pour Mandane, se contente d'assurer Cyaxare de son respect et de son obéissance, et ce prince le fait alors arrêter et enfermer dans une tour. Comme l'armée et ses principaux chefs murmurent de cette sévérité, Chrysante et Feraulas, confidents d'Artamène, jugent le moment opportun pour dévoiler le secret qui couvre sa naissance.

Chrysante apprend alors à l'assemblée des chefs qu'Artamène n'est autre que Cyrus, fils de Cambyse, roi de Perse. Il leur fait le récit de la naissance de Cyrus, leur rapporte les ordres cruels qu'Astyage, roi des Mèdes, troublé par des prodiges, donne pour la mort de cet enfant, qui est son petit-fils, et la conservation de celui-ci par les soins du berger Mitradate, auquel on l'a confié pour le faire périr. Dès lors c'est l'histoire de Cyrus qui va se dérouler à nos yeux, mais embellie ou plutôt défigurée par une foule d'incidents sortis de l'imagination de Mlle de Scudéry. Sur cette histoire, déjà quelque peu fabuleuse, l'autrice a greffé un roman où s'entremêlent des aventures incroyables, des épisodes étrangers au sujet principal, des dissertations alambiquées sur la nature des sentiments, des conversations sans terme, d'où le naturel semble avoir été soigneusement exclu, où tout respire cette préciosité si bien ridiculisée par Molière. Le mobile de toutes les actions de Cyrus est dénaturé : ce n'est pas l'amour de la gloire ou des conquêtes qui exalte son ambition; ce n'est plus pour fonder un vaste empire qu'il soumet une foule de nations; c'est pour retrouver Mandane, qui lui échappe toujours au moment où il croit la saisir, comme une fiancée du roi de Garbe. Cyrus, c'est le roi Arthur des temps antiques, moins les enchantements, beaucoup perfectionnés par la riche imagination des conteurs du Moyen âge. Mlle de Scudéry a rapetissé cette grande figure du vainqueur de l'Asie, en le faisant descendre aux proportions d'un Artamène,

« plus fou que tous les Céladons et tous les Sylvandres, qui n'est occupé que du soin de sa Mandane, qui ne sait, du matin au soir, que lamenter; gémir et filer le parfait amour. » (Boileau). 
Artamène  n'en fut pas moins accueilli avec enthousiasme, non seulement par les habitués du cénacle de l'hôtel Rambouillet, mais encore à la cour et à la ville, comme on disait alors, et cette vogue s'explique d'elle-même à une époque où l'on n'était pas encore blasé sur ce genre de littérature, où les habitudes sédentaires rendaient attrayante la lecture de ces longs romans, qui, semblables à des miroirs fidèles, réfléchissaient les vertus et les vices, les qualités et les ridicules de la société d'alors. C'est là que se concentraient toutes les aspirations et toutes les curiosités de l'esprit. On aimait à retrouver sous des déguisements transparents les personnages célèbres d'alors, que Mlle de Scudéry avait habillés à la mode de Perse, à peu près comme certains maîtres des vieilles écoles italiennes ont drapé leurs héros antiques dans des costumes du XVIe siècle. Dans le septième volume du Grand Cyrus, nous avons sous les yeux tous les beaux esprits, toutes les muses de ce Parnasse ou de cette cour d'amour présidée par une nouvelle Clémence Isaure; on salue tour à tour la digne Cléomire (Mme de Rambouillet), l'adorable Philonide (Julie d'Angennes, fille de la marquise), la belle Anacrise Clarisse, sa soeur), la merveilleuse Elise Mlle Paulet), le généreux Mégabate (M. de Montausier, époux de Julie d'Angennes), l'illustre mage de Sidon (Godeau), l'agréable Cléarque (Voiture), le sage Théodamas (Conrart au prudent silence), l'admirable Aristée (Chapelain), etc. Nous avons déjà dit qu'Artamène n'était autre que le grand Condé. L'autrice n'a pas oublié de se produire sous le nom de Sapho, qui lui resta dans le cénacle. 
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Portrait de la marquise de Rambouillet
(sous le nom de Cléomire)

« Imaginez-vous la beauté même, si vous voulez concevoir celle de cette admirable personne : je ne vous dis point que vous vous figuriez quelle est celle que nos peintres donnent à Vénus, pour comprendre la sienne, car elle ne serait pas assez modeste; ni celle de Pallas, parce qu'elle serait trop fière; ni celle de Junon, qui ne serait pas assez charmante; ni celle de Diane, qui serait un peu trop sauvage; mais je vous dirai que, pour représenter Cléomire, il faudrait prendre de toutes les figures qu'on donne à ces déesses ce qu'elles ont de beau, et l'on en ferait peut-être une passable peinture. Cléomire est grande et bien faite; tous les traits de son visage sont admirables; la délicatesse de son teint ne se peut exprimer; la majesté de toute sa personne est digne d'admiration, et il sort je ne sais quel éclat de ses yeux, qui imprime le respect dans l'âme de tous ceux qui la regardent...

Au reste l'esprit et l'âme de cette merveilleuse personne surpassent de beaucoup sa beauté : le premier n'a point de bornes dans son étendue, et l'autre n'a point d'égale en générosité, en constance, en bonté, en justice et en pureté. L'esprit de Cléomire n'est pas un de ces esprits qui n'ont de lumière que celle que la nature leur donne; car elle l'a cultivé soigneusement et je pense pouvoir dire qu'il n'est point de belles connaissances qu'elle n'ait acquises. Elle sait diverses langues et n'ignore presque rien de tout ce qui mérite d'être su; mais elle le sait sans faire semblant de le savoir et on dirait à l'entendre parler, tant elle est modeste, qu'elle ne parle de toutes choses admirablement, comme elle fait, que par le simple sens commun et par le seul usage du monde. Cependant elle se connaît à tout les sciences les plus élevées ne passent point sa connaissance; les arts les plus difficiles sont connus d'elle parfaitement; elle s'est fait faire un palais de son dessein, qui est un des mieux entendus du monde; et elle a trouvé l'art de faire en une place d'une médiocre grandeur un palais d'une vaste étendue. L'ordre, la régularité et la propreté sont dans tous ses appartements et à tous ses meubles; tout est magnifique chez elle, et même pariculier : les lampes y sont différentes des autres lieux; ses cabinets sont pleins de mille raretés qui font voir le jugement de celle qui les a choisies; l'air est toujours parfumé dans son palais; diverses corbeilles magnifiques, pleines de fleurs, font un printemps continuel dans sa chambre, et le lieu où on la voit d'ordinaire est si agréable et si bien imaginé qu'on croit être dans un enchantement lorsqu'on y est auprès d'elle. Au reste, jamais personne n'a eu une connaissance si délicate qu'elle pour les beaux ouvrages de prose ni pour les vers : elle en juge pourtant avec une modération merveilleuse, ne quittant jamais la bienséance de son sexe, quoiqu'elle soit beaucoup au-dessus. »
 

(Mll de Scudéry, Extrait du Grand Cyrus).

On le voit, Mlle de Scudéry, esclave du joug de la mode, a choisi ses personnages dans l'Antiquité, mais en asservissant leur nature aux règles et au ton qui régnaient dans son propre entourage. C'est le langage raffiné des ruelles, la sensiblerie, la galanterie quintessenciée en honneur parmi les contemporains. Le contraste choque vivement au premier abord : trop de madrigaux et trop d'affectation. Mais si, par un effort d'abstraction, on réussit à perdre de vue la fausse couleur locale qui enlumine les tableaux et les récits de l'auteur, on se sent conduit à lui rendre une justice que méritent de véritables qualités littéraires. Ses observations sont fines et pénétrantes, ses digressions sont morales; le style même, cette pierre de touche de l'écrivain, n'est pas dépourvu d'attraits. Envisagé à un point de vue plus général, l'Artamène trace un portrait approfondi de la femme au XVIIe siècle : ses sentiments, ses devoirs, ses occupations même, y sont exposés et analysés sans pédantisme et avec un sens judicieux.

Ne nous étonnons donc pas des acclamations enthousiastes qui saluèrent l'apparition de cette oeuvre aujourd'hui si profondément oubliée. Si l'on en excepte les solitaires de Port-Royal et un petit nombre d'esprits sévères, chacun paya son tribut d'éloges hyperboliques au Grand Cyrus; les personnages les plus distingués par le talent ou le caractère avouaient hautement leur admiration; c'étaient, par exemple, Mme de Sévigné, M. de Montausier, La Fontaine, et ce même Boileau, qui depuis... Mais alors il était jeune et il professait une sincère estime pour Mlle de Scudéry. C'étaient même des évêques, tels que Camus, Huet (le savant Huet), Godeau, Massillon, Fléchier. Les louanges de Mascaron, un des premiers orateurs sacrés de l'époque, ont quelque chose de plus extraordinaire encore. Dans une lettre du 12 septembre 1672, il écrivait à Mlle de Scudéry : 

« Quoique vous n'ayez pas eu le public en vue dans tout ce que vous avez fait, je sais très bon gré au public de vous avoir toujours en vue, et de s'informer soigneusement de l'emploi d'un loisir dont il me semble que vous devez quelque compte à toute la terre. L'occupation de mon automne est la lecture de Cyrus, de Clélie, et d'Ibrahim (autres romans de Mlle de Scudéry). Ces ouvrages ont toujours pour moi le charme de la nouveauté, et j'y trouve tant de choses propres pour réformer le monde, que je ne fais point difficulté de vous avouer que, dans les sermons que je prépare pour la cour, vous serez très souvent à côté de saint Augustin et de saint Bernard.-»
Il faut avouer que celle qui avait inventé la géographie du pays de Tendre eût fait une singulière mère de l'Eglise. Disons, tout de suite qu'on ne tarda pas à revenir de cet engouement, dû avant tout à des circonstances heureuses et à un puissant esprit de coterie. Les hommes d'un jugement exercé eurent bientôt entrevu le côté faux de cette vaste composition, et, pour son compte, Boileau lui fit payer cher ses premiers éloges : les Satires et le Lutrin ont écrasé le Grand Cyrus sous un ridicule dont il ne s'est jamais relevé. 
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L'instruction des femmes

« Encore que je sois ennemie déclarée de toutes les femmes qui font les savantes, je ne laisse pas de trouver l'autre extrémité fort condamnable, et d'être souvent épouvantée de voir tant de femmes de qualité avec une ignorance si grossière que, selon moi, elles déshonorent notre sexe. En effet la difficulté de savoir quelque chose avec bienséance ne vient pas tant à une femme de ce qu'elle sait que de ce que les autres ne savent pas; et c'est sans doute la singularité qui fait qu'il est très difficile d'être comme les autres ne sont point, sans être exposée à être blâmée; car, à parler véritablement, je ne sache rien de plus injurieux à notre sexe que de dire qu'une femme n'est point obligée de rien apprendre. Mais, si cela est, je voudrais donc en même temps qu'on lui défendît de parler et qu'on ne lui apprît point à écrire; car si elle doit écrire et parler, il faut qu'on lui permette toutes les choses qui peuvent lui éclairer l'esprit, lui former le jugement et lui apprendre à bien parler et à bien écrire... Ce qu'il y a de rare est qu'une femme, qui ne peut danser avec bienséance que cinq ou six ans de sa vie, en emploie dix ou douze à apprendre continuellement ce qu'elle ne doit faire que cinq ou six; et à cette même personne qui est obligée d'avoir du jugement jusqu'à la mort et de parler jusqu'à son dernier soupir, on ne lui apprend rien du tout qui puisse ni la faire parler plus agréablement, ni la faire agir avec plus de conduite; et, vu la manière dont il y a des dames qui passent leur vie, on dirait qu'on leur a défendu d'avoir de la raison et du bon sens, et qu'elles ne sont au monde que pour dormir, pour être grasses, pour être belles, pour ne rien faire et pour ne dire que des sottises... En mon particulier, j'en sais une qui dort plus de douze heures tous les jours, qui en emploie trois ou quatre à s'habiller, ou, pour mieux dire, à ne s'habiller point : car plus de la moitié de ce temps-là se passe à ne rien faire, ou à défaire ce qui avait déjà été fait. Ensuite elle en emploie bien encore deux ou trois à faire divers repas, et tout le reste à recevoir des gens à qui elle ne sait que dire, ou à aller chez d'autres qui ne savent de quoi l'entretenir : jugez après cela si la vie de cette personne n'est pas bien employée!...

Il ne faut pourtant pas qu'on s'imagine que je veuille qu'une femme ne soit point propre, et qu'elle ne sache ni danser, ni chanter : car, au contraire, je veux qu'elle sache toutes les choses divertissantes; mais, à dire la vérité, je voudrais qu'on eût autant de soin d'orner son esprit que son corps, et qu'entre être savante ou ignorante, on prît un chemin entre ces deux extrémités, qui empêchât d'être incommode par une suffisance impertinente ou par une stupidité ennuyeuse. »
 

(Mlle de Scudéry, Extrait du Grand Cyrus).

Terminons par une anecdote qui trouve bienici sa place. Mlle de Scudéry, étant en voyage avec son frère, s'entretenait avec lui, dans une chambre d'auberge, de divers personnages de son Artamène, qui n'était pas encore achevé. Il s'agissait de les faire disparaître décemment de la scène, c'est-à-dire en observant les rè gles de la vraisemblance, tirées des circonstances mêmes du roman. 

« Que ferons-nous du prince Mazare? dit-elle à son frère; je serais d'avis que nous le fissions mourir par le poison, ou plutôt d'un coup de poignard. - Il n'est pas temps, répondit M. de Scudéry; nous en avons encore besoin. Quand le moment sera venu, nous trouverons bien quelque moyen de l'expédier en bonne forme. »
Deux honnêtes marchands, logés dans une chambre voisine, entendirent ce dialogue. Supposant que le prince Mazare n'était qu'un nom déguisé, ils s'empressèrent dede prévenir l'hôte et l'hôtesse, lesquels s'empressèrent avec non moins de diligence d'avertir la maréchaussée. M. et Mlle de Scudéry furent aussitôt arrêtés et conduits à Paris sous bonne escorte. Là, ils n'eurent pas de peine à se faire reconnaître, et un magistrat accorut aussitôt pour ordonner leur mise en liberté. De plus, il leur accorda droit de vie et de mort sur tous leurs personnages, leur permettant d'incendier, de voler, de tuer par le fer ou par le poison quoi ou qui bon leur semblerait, le tout au grand ébahissement des exempts venus de si loin pour faire rire à leurs dépens. (PL).


En bibliothèque - Cousin, la Société française au XVIIe siècle, d'après le Grand Cyrus de Mlle de Scudéri, Paris, 1858, 2 vol. in-8°.
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