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Le Cantique des cantiques

Cantique des cantiques. - Livre d'étendue médiocre, admis dans le canon biblique à la section des Hagiographes, et consistant en poésies amoureuses dont le sens, le plan et l'origine ont donné lieu à de fréquentes controverses. L'interprétation qui a prévalu auprès des théologiens juifs identifie la jeune fille ou l'amante avec la nation juive tandis que, sous l'indication de l'amant ou du roi Salomon, il faudrait voir la divinité elle-même. La théologie chrétienne y a vu plus volontiers l'union de l'âme chrétienne ou de l'Eglise avec Jésus-Christ. Le principe même de cette interprétation mystique a été contesté par les  critiques du XIXe siècle, qui se sont généralement prononcés contre la thèse de l'allégorie et prétendent que les effusions dont le Cantique est rempli doivent être prises dans un sens purement humain. Les exégètes, en désaccord sur le sens général du livre, ne s'entendent pas non plus sur son plan, les uns y voyant une série de poésies détachées, fragments dépourvus de suite, et les autres un poème d'une ordonnance savante, un véritable drame, presque une pièce de théâtre. Enfin les opinions varient également sur la date de composition, les uns rapportant l'oeuvre à une époque très ancienne, les autres la tenant pour de basse époque.

La première question est de déterminer le nombre des personnages mis en scène. La tradition n'en a jamais connu que deux, l'amant et l'amante, que l'on doive reconnaître ou non dans le premier la divinité protectrice d'Israël, Jésus-Christ ou un mortel, prince ou par. liculier; dans la seconde, la nation israélite, l'Eglise ou tout simplement une femme. L'on s'est avisé de dédoubler le personnage de l'amant et de voir dans l'interlocuteur de l'amante tantôt le roi Salomon, tantôt un simple berger. Au lieu que le poème consiste en un dialogue d'amour, il représenterait alors une véritable scène, une sorte de drame où deux rivaux se disputeraient le coeur d'une femme : celle-ci préfère l'affection naïve de l'homme du peuple au faste de la cour royale. Voici comment le théologien Jacobi exposait cette théorie dès 1771 : La fille d'un vigneron de Jérusalem a été récemment mariée à un jeune berger des environs. Elle est enlevée pour être conduite dans le harem de Salomon. Mais elle résiste à toutes les sollicitations du roi et finit par rejoindre son mari. A partir de ce moment, ce fut à qui retrouverait dans ces gracieuses et vives descriptions d'un amour partagé tous les éléments d'une action scénique. Le système de Jacobi a été reproduit en Allemagne par plusieurs auteurs, notamment par Ewald et Hitzig, dont Renan a transporté les résultats en Français en les modifiant seulement sur des points de détail. Reuss a persiflé d'une façon charmante ces essais, sans doute ingénieux et méritoires, mais où l'exégète use véritablement de libertés incompatibles avec le respect d'un texte ancien-

« Quot capita tot sensus !(selon les exégètes) il y a trois, quatre, cinq ou six actes; on compte de cinq à seize scènes. La pièce n'a pas été composée pour la représentation publique il est hors de doute qu'elle a été représentée dans les fêtes populaires. Elle l'a été à la cour même : elle l'a été dans un but hostile à la royauté. Il n'y a pas d'action : tout y est action. Elle est du genre bucolique : elle est plutôt de tout autre genre. Elle a été faite pour égayer une fête nuptiale : il ne s'y agit pas du tout de mariage. Elle a été composée en l'honneur de Salomon : elle doit le rendre ridicule où odieux. Le sujet est une histoire véritable conservée par la tradition : le fond est purement fictif [...] Enfin, pour ce qui est de la morale prêchée au public : l'auteur a voulu proscrire la polygamie; il a voulu faire l'éloge de la fidélité conjugale; il a voulu faire admirer la vertu, victorieuse de la séduction; il a voulu se rendre l'organe de l'indignation démocratique en face de la corruption de la cour. » 
Parmi les interprétations dans le sens du drame, nous citerons celle d'un théologien protestant français, Bruston.

L'oeuvre, d'après cet auteur, est un drame en cinq actes, qui montre comment une jeune fille du village de Sulem, dans le nord de la Palestine, amenée dans le harem de Salomon, sut se faire respecter de ce monarque, demeura fidèle au jeune berger qu'elle aimait et obtint enfin, par sa résistance courageuse et prolongée, d'être renvoyée auprès de ses parents. Au premier acte (I, 1 à II, 7), on voit Salomon dans son harem au milieu de ses almées qui lui témoignent leur amour dans des chants voluptueux. Une jeune fille, qu'elles nomment la Sulamite et qui y a été introduite par surprise, s'étonne d'abord d'être l'objet des caresses du roi, puis, comprenant où elle se trouve, déclare que son cour n'est pas libre, qu'elle aime un berger de son pays et répond tant aux observations des femmes du harem qu'aux déclarations enflammées du roi par le dédain et le refus. Le second acte (Il, 8 à III, 5) est un monologue de la jeune femme, rappelant les souvenirs du passé et sa durable affection pour le berger qu'elle aime. Le troisième acte (III, 6 à V, 1) représente le mariage de Salomon avec une princesse étrangère, à laquelle le roi adresse les mêmes compliments qu'à la jeune bergère. Dans le quatrième acte (V, 2 à VIII, 4), nouvelle tentative de Salomon pour triompher de la jeune campagnarde. Sorte de dialogue en partie double, Salomon faisant l'éloge de la bergère, elle lui ripostant par l'éloge de son berger. Salomon s'avoue vaincu et rend sa liberté à la jeune fille. Au cinquième acte, la Sulamite reprend le chemin de la maison paternelle au bras du berger qu'elle aime (VIII, 5 à 14.)

L'hypothèse du drame a été combattue très vivement par Reuss dans sa Bible. Nous n'hésitons pas à nous ranger à son avis et nous tenons avec lui les essais de reconstruction dont nous venons de donner un spécimen, pour d'agréables fantaisies, nullement pour des interprétations rigoureuses et scientifiques. Toutes ces tentatives reposent sur une erreur fondamentale, sur la prétention de couper en deux le personnage de l'amant, d'y voir tour à tour un roi licencieux dont les avances sont repoussées et un bon jeune homme dont les chastes desseins sont agréés. Ce dédoublement est de nature à fausser les idées et, sous ce rapport, nous estimons que l'ancienne exégèse était plus rapprochée de la vérité. Cela n'est pas pour dire que nous donnions raison à cette dernière dans son interprétation allégorique des déclarations amoureuses qu'échangent les deux principaux personnages. Cette interprétation semblait commandée par la présence seule du livre dans une collection d'écrits destinés à l'édification, et l'on accorde aujourd'hui que les docteurs juifs n'auraient jamais fait place au Cantique dans le canon s'ils ne lui avaient déjà attribué un sens mystique. Autre chose est de savoir si l'auteur avait eu en vue un amour purement humain : à cet égard, aucun trait du livre ne nous engage à chercher au delà du sens naturel et l'on se heurte, tout au contraire, dans la poursuite d'une intention spirituelle ou morale, à d'inextricables difficultés. 

S'il nous est impossible de tenir le Cantique pour une oeuvre dont l'auteur aurait écrit dans une intention mystique ou moralisatrice, nous ne nous associerons pas davantage aux polémistes qui l'ont traitée d'immorale et de licencieuse. C'est une poésie amoureuse qui contient, à côté de détails d'une grâce exquise, l'expression parfois un peu libre de la passion satisfaite. On y peut même signaler une pointe de grivoiserie. Ce n'est pas le bréviaire des fiancés, c'est celui des amants.

Avons-nous affaire à un poème ou à des poésies détachées sans aucun autre lien qu'une même préoccupation amoureuse? C'est ce que prétend Reuss en réaction - et en réaction légitime - contre l'interprétation dramatique trop facilement acceptée par la plupart des exégètes de son temps. Il nous paraît qu'il va trop loin et qu'il est légitime de conserver à l'oeuvre le nom de poème. Certaines formules, des espèces de refrains, se retrouvent à plusieurs places et témoignent en faveur de l'unité d'inspiration et d'auteur. 

Quel est l'auteur? C'est un poète qui a mis la plume à la main pour célébrer les amours de deux personages, dont il désigne l'un par l'appellation de Salomon, le fastueux fils et successeur du glorieux roi David. Sous ce personnage, nous sommes tentés de retrouver quelque monarque ou quelque prince. Si l'amant est un prince, l'amante est-elle une bergère? Oui, une bergère, dans le sens des « bergeries » du XVIIIe siècle, une bergère richement parée et pour laquelle les parfums les plus savants n'ont pas de secrets. Ce cadre charmant, emprunté aux choses de la campagne, est un décor, et ce décor, ce qui n'a rien de contradictoire, s'allie à un sentiment très vif de la nature. Le Cantique est donc, d'après nous, selon une définition que nous fournit l'ancienne exégèse, un épithalame; nous y voyons l'oeuvre d'un poète de cour célébrant, dans une série de chants gracieux, spirituels, passionnés, dont quelques détails seuls sont obscurs, soit une nouvelle épouse, soit peut-être plutôt le succès d'une favorite, aux pieds de laquelle le prince, désigné sous l'appellation transparente et flatteuse de Salomon, a mis son coeur et sa puissance.

Un mot enfin sur la date. Nous n'insisterons pas sur le nom de Salomon, qui se lit en tête du poème et qui a pu être ajouté après coup à raison de ce même nom qui revient à plusieurs reprises au cours de l'ouvrage. Toutefois, sans remonter aussi haut, plusieurs exégètes tiennent pour une composition ancienne, VIIIe ou IXe siècle avant notre ère. On invoque de prétendus idiotismes pris aux régions septentrionales du territoire israélite et la mention d'une ancienne capitale. Ces arguments sont dépourvus de toute valeur. Par sa teneur générale, par le talent et la science de la composition, par le raffinement de certains détails, l'oeuvre nous ramène tout au contraire à une époque moins éloignée. Il est fort possible qu'elle date seulement du temps des princes Asmonéens (environs de l'an 100 avant notre ère) et ait été composée en l'honneur de quelqu'un d'entre eux. En tout cas, celui qui a assuré à l'oeuvre sa conservation est l'écrivain qui a placé en tête le nom de Salomon. Admis sous ce couvert au rang des livres sacrés, le Cantique des cantiques nous est parvenu sous le prestige et la protection de l'interprétation allé crique. Dépouillé de ce voile, il nous apparaît aujourd'hui comme une oeuvre charmante et passionnée, qui ne le cède à aucune des compositions analogues des littératures anciennes et modernes. (Maurice Vernes).

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