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Chez
la plupart des penseurs politiques du XIXe
siècle des préoccupations scientifiques s'unirent à des préoccupations
morales et de justice. Chez Saint-Simon principalement,
apparaît l'idée de faire des phénomènes politiques l'objet d'une science
positive. Cette tendance s'est accusée davantage, et presque toute la
philosophie politique de la deuxième moitié du XIXe
siècle en est imprégnée.
Auguste
Comte a attaché son nom à la fondation du Positivisme.
Pour lui la politique sociale dépend d'un système d'idées générales
destiné à servir de guide à la société, et il entreprend de l'esquisser.
La masse des humains peut entrevoir le but à atteindre; les savants seuls
sont capables d'indiquer les moyens à employer pour y arriver. La science
de la politique est une science d'observation. Elle a traversé l'état
théologique (doctrine du droit divin) et l'état
métaphysique (contrat social, souveraineté
populaire) avant d'atteindre à l'état de science positive. La politique
scientifique a son point de départ dans cette observation que l'ordre
social est à tous les moments du développement de l'espèce humaine «
la conséquence nécessaire de son organisation ». La tâche du politique
consiste à bien observer les phénomènes et à favoriser les combinaisons
politiques propres à accélérer la marche de la société dans le sens
où la porte son développement antérieur. L'observation historique donnera
la base de la politique; l'éducation positive habituera les esprits Ã
s'y conformer.
Enfin
on fera « l'exposition générale de l'action collective que, dans l'état
actuel de leurs connaissances. les hommes civilisés peuvent exercer sur
la nature pour la modifier à leur avantage en dirigeant toutes leurs forces
vers ce but et en n'envisageant les combinaisons sociales que comme des
moyens d'y atteindre ».
L'observation historique
nous apprend que la marche de la civilisation est soumise à une loi
fatale de progrès dont l'action humaine ne peut que modifier la vitesse.
La science politique ne peut donc que précipiter et adoucir les vues nécessaires.
La physique sociale est une physique particulière,
une branche de la physiologie, qui se fonde sur
l'observation des phénomènes
du développement humain et à qui l'étude de certaines périodes fournit
l'équivalent d'expériences.
La politique est
l'application des principes de la physique sociale. Puisque la société
est la réalité par excellence, les institutions qui n'ont pour but que
l'individu doivent disparaître. La liberté
d'examen peut être supprimée. La souveraineté du peuple est vide de
sens. Le droit est une notion « immorale et anarchique »; l'individu,
« une abstraction »; les humains, « des organes du grand être ». A
la doctrine libérale qui isole les humains il faut substituer un principe
de sociabilité qui les unisse. Il faut, comme avait fait le catholicisme
du Moyen âge,
organiser un pouvoir spirituel et un pouvoir temporel, l'un moral, l'autre
politique. La supériorité d'esprit des savants leur confère naturellement
le droit de commander. Ils établiront une doctrine à laquelle tous se
rangeront et que l'éducation propage. D'autre part, le pouvoir temporel
sera une dictature qui comprendra toutes les
manifestations de l'esprit humain. L'État interviendra de même en manière
économique; sans que la propriété soit abolie, le propriétaire deviendra
« un fonctionnaire comptable de la société ».
Visiblement imprégnée
d'un esprit hégélien, la doctrine de Comte a
pour trait caractéristique la personnalisation de l'Etat
et un singulier fatalisme'
optimiste. II
fut le véritable créateur de la sociologie
ou de l'étude de la société considérée comme un organisme vivant.
Son influence a été durable, et on essayerait inutilement de compter
ses disciples. L'assimilation de l'État à un corps vivant a une apparence
scientifique attrayante, et nous voyons ressusciter au profit de l'Etat
une sorte de réalisme aussi complet que celui du Moyen âge. La plupart
de ses disciples sont hostiles à la liberté humaine. Mais même des individualistes
comme Herbert Spencer ont subi profondément
son influence. Sa philosophie sociale et politique est anti-interventionniste
et individualiste et n'a fait que s'accuser dans ce sens; il n'en prétend
pas moins unir étroitement la sociologie à la biologie,
et n'arrive à la relier à ses idées morales et politiques qu'en soutenant
tantôt que le mot organisme social est une métaphore et tantôt une réalité.
Il est d'ailleurs à remarquer que, parmi les disciples de Comte, un grand
nombre semblaient guidés par les mots et se livrent aux assimilations
biologiques les plus superficielles.
En Allemagne,
des esprits distingués, économistes, sociologues, juristes, moralistes,
ont également voulu établir, selon l'exemple de Comte,
une science positive de la morale qui, s'écartant
des hypothèses métaphysiques, s'attacherait
uniquement à l'observation des faits moraux pour en dégager les lois.
Ils ont, comme point de départ, l'idée que la société constitue un
être vivant qui a ses fonctions, ses fins propres. Schaeffle annonce son
intention d'étudier « le règne social ». Il est à remarquer que cette
science ne peut se constituer sans des monographies minutieuses et attentives.
L'un des défauts des fondateurs de cette école et de leurs disciples,
comme d'ailleurs de l'école comtiste en général, est de se livrer Ã
des généralisations excessives et prématurées sans expériences et
connaissances historiques suffisantes. La sociologie affecte volontiers
un caractère tranchant et absolu, oubliant que la science positive de
la politique et de la morale n'est pas faite et qu'elle n'a que des hypothèses
à nous présenter.
La même prétention
scientifique se trouve dans le nouveau socialisme
né en Allemagne
et qui s'est répandu de tous côtés, en subissant d'ailleurs des modifications.
Au rebours des premiers socialistes français d'esprit métaphysique, moraliste
et religieux, il est avant tout matérialiste,
met les intérêts matériels au premier plan, explique et condamne Ã
la fois la situation actuelle de la société, et se préoccupe de faire
une part à la liberté dans l'Etat qu'il désire
et qu'il croit devoir nécessairement succéder à l'Etat actuel. A côté
de son activité politique, dont les résultats sont immenses, il a construit
une doctrine politique et sociale considérable. Marx
a pris son point de départ dans la philosophie
hégélienne d'où il a tiré la notion de l'évolution des choses.
Selon lui, l'ordre découvert par les économistes n'a pas une valeur absolue.
«
Les catégories économiques ne sont point des catégories logiques, mais
des catégories historiques. »
Tout est relatif et
tout se transforme. Le régime capitaliste est une forme transitoire de
la civilisation dont l'heure de transformation est arrivée. Un nouvel
ordre doit lui succéder où la production et la répartition se feront
dans de meilleures conditions, selon des règles qu'il est déjà possible
de prévoir. Etant donnée la prédominance des intérêts économiques,
l'Etat de l'avenir aura pour objet principal de les satisfaire. Le travail
sera universel. Il ne subsistera que des producteurs travaillant pour la
communauté. Une administration centrale dirigera le travail national et
remplira à peu près le rôle de l'Etat-providence d'autrefois. Le socialisme
d'Etat, c.-à -d. la main mise par l'Etat sur les différents services,
est un heureux acheminement vers la transformation nécessaire. Mais dans
la société future, l'appareil politique disparaîtra presque entièrement
pour faire place à un pouvoir principalement économique, dont la forme
s'adaptera plus ou moins aux formes existant antérieurement. Un programme
démocratique s'unit d'ailleurs presque toujours au programme socialiste.
Quand il sera réalisé, la science politique sera entièrement secondaire
et disparaîtra dans l'économie politique. L'État perdra tout caractère
oppressif puisqu'il n'aura plus qu'une fonction économique, et son antagonisme
vis-à -vis de l'individu disparaîtra ainsi.
Tandis qu'un souci
moral et le sentiment de la liberté guidaient les théoriciens individualistes,
la notion de l'évolution historique, un certain fatalisme optimiste, et
la confiance dans la toute-puissance de l'Etat inspirent la philosophie
de Comte et de Marx. (André
Lichtenberger). |
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