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On
a sans doute exagéré le « libéralisme
» de la philosophie du XVIIIe siècle
et, par suite, de la Révolution française.
Il n'est nullement fantaisiste de trouver dans Rousseau
et chez les Jacobins les doctrines
les plus favorables au socialisme d'Etat le
plus étendu. Il est exact néanmoins que l'idée de la loi naturelle et
des droits de l'homme a profondément imprégné tout ce mouvement de pensée.
Elle ne fut pas abolie entièrement par la réaction, et on en retrouve
l'influence chez bien des penseurs de la Restauration. Destutt
de Tracy est imbu de l'utilitarisme
et du sensualisme du XVIIIe
siècle et réclame « un gouvernement raisonnable » qui assure la liberté
politique, la liberté individuelle et celle de la presse. Daunou
et Mme de Staël revendiquent, plus vivement encore,
les libertés nécessaires de l'humain et du citoyen.
Les doctrinaires
et les libéraux de la monarchie
de Juillet, dont les opinions furent parfois
fort diverses, se réclament également de l'individualisme.
Les doctrinaires s'efforcèrent de réconcilier la vieille et la nouvelle
France
dans une doctrine singulièrement souple. Selon eux, les humains possèdent
certains droits sacrés (liberté de conscience, droits civils), mais d'autres
se distribuent selon les inégalités qu'il plaît à la Providence
d'établir entre eux. Tel est le droit de concourir à la formation de
la société politique et à la création du gouvernement. La société
n'est pas une collection de volontés et d'individus égaux. Elle se compose
d'intérêts qui doivent être représentés. Ceux-là ont des droits politiques
que leur fortune et leurs capacités rendent capables de les protéger.
Selon Guizot, les classes moyennes sont les plus
instruites, celles où il y a le plus de raison. Ce sont elles qui doivent
gouverner en ayant d'ailleurs le souci de la liberté individuelle.
Le parti libéral
montre plus de logique dans son examen des questions politiques. Selon
Benjamin Constant,
«
l'universalité des citoyens est le souverain, en ce sens, que nul individu,
nulle fraction, nulle association partielle ne peut s'arroger la souveraineté
si elle ne lui a pas été déléguée ».
Mais l'individu a des
droits « indépendants de toute autorité sociale ou politique », sur
lesquels rien ne peut prévaloir. Car la société a pour fin, non l'égalité
de tous les membres dans la jouissance des droits naturels, mais la liberté
politique qui est le bien le plus précieux. Elle régnera sous un régime
modéré et bien équilibré où les propriétaires seuls, qui ont le loisir
de la réflexion, auront des droits politiques. Il ne faut pas exagérer
l'intervention du pouvoir en matière économique ni la centralisation.
Le pouvoir municipal doit avoir dans l'administration la même place que
le juge de paix dans l'ordre judiciaire ; de crainte de voir l'Etat
exagérer son rôle, Benjamin Constant va presque
jusqu'à lui interdire de travailler au développement des citoyens, et
son individualisme prend un caractère négatif.
Combattue par les
doctrinaires, écartée par les libéraux, l'idée de la souveraineté
du peuple est relevée par l'école démocratique. Ses points de contact
avec le socialisme sont nombreux, mais elle est caractérisée par la préférence
qu'elle donne aux réformes politiques sur les réformes sociales. Tocqueville
et Lamartine en sont les représentants les
plus illustres qui furent suivis et complétés par une multitude de disciples.
Tocqueville étudia en Amérique
la démocratie comme un phénomène nécessaire
et examina les moyens d'en tirer le meilleur parti. Il constate que l'égalité
des conditions est très désirable, que la démocratie tend à développer
le rôle de la société et à diminuer l'individu, et il tache de ménager
un accord entre la liberté politique et l'action inévitable de l'Etat.
C'est en créant des corps en dehors du pouvoir central, en multipliant
les fonctions électives, les associations de citoyens fortes et indépendantes
que l'on évitera le despotisme étatiste.
L'organisation politique doit être combinée de manière à rendre sensible
cette idée « que le devoir, aussi bien que l'intérêt des hommes, est
de se rendre utile à leurs semblables ». La solidarité doit aider Ã
maintenir la liberté et empêcher la démocratie de devenir oppressive.
Lamartine
mêle un sentiment chrétien à ses idées démocratiques. C'est dans l'Evangile
qu'ont été d'abord énoncées les idées d'égalité, de fraternité
et de liberté qui constituent la démocratie.
Le suffrage universel lui apparaît comme un dogme. Tout le peuple est
également souverain. Un même principe doit être gravé dans toutes les
consciences :
«
une société démocratique veut dire une société où tout le monde est
peuple, c.-à -d. où tout le monde a intérêt à moraliser, à agrandir,
à dignifier la condition du peuple ».
L'État doit être la
providence du peuple dont le droit au travail est réel dans les cas extrêmes.
Le gouvernement doit être « l'instrument de la bienfaisance de
l'Etat envers tous ses membres » et « l'instrument de Dieu,
le promoteur actif et l'initiateur de la raison humaine ».
Autant que l'Etat
rêvé par les socialistes, l'État égoïste
prônée par l'école économique orthodoxe devait paraître blâmable
à Lamartine. Les physiocrates et
Adam Smith avaient
déjà singulièrement restreint le rôle du gouvernement. Leurs successeurs
allèrent plus loin, et, en grande partie par réaction contre le socialisme,
conçurent une véritable opposition entre l'individu
et l'Etat. C'est en Angleterre
que cette école, dite de Manchester,
eut son origine et son plus grand développement, et sa popularité la
plus persistante. Elle imprégna toute la politique anglaise du second
tiers du XIXe siècle.
En France,
elle fut d'abord moins absolue. J.-B. Say et Rossi
laissent encore quelque latitude à l'Etat. Rossi reconnaît « son individualité,
ses droits, ses obligations-».
Il lui est permis d'imposer une certaine éducation et de contribuer au
progrès moral. Leurs successeurs furent plus intolérants : pour Dunoyer,
le gouvernement doit se borner à maintenir la paix sociale, à réprimer
l'injustice et à créer de bonnes habitudes civiles. L'idéal est que
les gouvernants soient
«
des commis chargés par les producteurs qui les payent pour cela de veiller
à la sûreté de leurs personnes et de leurs biens pendant qu'ils travaillent
».
Bastiat
synthétise les vues les plus absolues de son école. Pour lui, la libre
activité économique devient une croyance, un principe de toute activité.
Il s'attaque à la notion même de l'Etat. Un de ses disciples, Garnier,
veut lui enlever jusqu'à l'émission de la monnaie; et un autre, de Molinari,
conçoit qu'on soumette les gouvernements eux-mêmes à la concurrence
en donnant le prix au système qui offrira le moindre appareil de contrainte.
A égale distance
de cet individualisme excessif et des
démocrates, les libéraux
purs continuent à nier la souveraineté du peuple, mais s'attachent surtout
à revendiquer les droits de l'individu en combattant la centralisation
excessive et l'abus des fonctions de l'Etat. Jules
Simon et Laboulaye insistent sur la puissance et les heureux effets
de l'association, en restreignant le rôle de l'État dans l'ordre moral,
politique et administratif. Le citoyen doit perdre l'habitude de rien attendre
de lui. Il doit se borner à protéger la liberté, les droits primitifs
et les droits acquis.
Parmi cette foule
de théoriciens, il en est que revendiquent à la fois les socialistes
et les individualistes, ce qui se peut se concevoir aisément si l'on veut,
bien se rappeler les premières lignes de cet article. Tels furent Proudhon
et Fourier dont l'influence diversement entendue
fut considérable.
Sans doute, Fourier
fait une critique rigoureuse des principes dits libéraux, et il juge sévèrement
notre civilisation qui n'est qu'un état transitoire de morcellement et
d'incohérence, dont l'utilité n'est que passagère et qui doit donner
naissance à l'ordre sociétaire qui conciliera les besoins de l'individualisme
avec les principes socialistes. Mais il existe
naturellement entre les passions humaines un certain équilibre, une harmonie
qui fait que, bien employées, elles concourent au bien général. La sagesse
politique ne consiste donc pas à les réprimer, mais à les utiliser dans
le sens de l'harmonie universelle en créant une « phalange» subdivisée
en séries et en groupes où les passions individuelles dicteront à chacun
sa fonction. Le bonheur, la liberté
et la justice se trouveront alors régner naturellement sans qu'il y ait
besoin de pouvoir ni d'autorité, la hiérarchie existante n'ayant nulle
puissance coercitive, puisque tout le monde travaillera naturellement Ã
sa tâche préférée. Il est difficile d'aller plus loin dans la voie
de l'optimisme social.
Proudhon,
sophiste déconcertant, est aussi bien le critique
de l'économie orthodoxe que celui du socialisme,
et il les condamne tous deux dans sa théorie
de l'anarchie. La propriété privée dans sa distribution actuelle
est injuste et impossible; il en est de même du système communiste.
Ayant ainsi posé la thèse et l'antithèse,
il nous donne la formule de la synthèse; elle consiste dans la liberté;
établie en économie sociale par la mutualité, en économie politique
par l'anarchie. L'anarchie consiste dans l'absence de maîtres. Il n'y
a plus des sujets, mais des associés. Les questions se tranchent selon
les statistiques. Il n'y a plus de gouvernement proprement dit, plus d'Etat
écrasant les individus, mais seulement une sorte de bureau de savants
qui tireront des conclusions des faits observés. Ainsi se fera l'affranchissement
général préparé par la Révolution française.
Le contrat tiendra lieu d'autorité. L'organisation industrielle remplacera
l'organisation politique. Ce seront la conscience et la volonté individuelle
qui assureront la direction de la vie sociale : ainsi seront satisfaits
les deux principes essentiels de justice et de liberté.
Le côté moral de
la théorie de Proudhon lui a attiré des disciples distingués, tels que
Renouvier et Henry Michel. Par ailleurs, le
socialisme, et le socialisme allemand en particulier,
s'est réclamé de ses critiques. Mais incontestablement il est surtout
le père de l'anarchisme. Des esprits violents,
supprimant la moralité élevée qui est en lui, des rêveurs, imbus des
vieilles croyances du XVIIIe siècle sur
la bonté naturelle de l'humain, ont puisé dans les parties négatives
de son oeuvre des encouragements à poursuivre, fut-ce par la violence,
la destruction de tout gouvernement. Bakounine
doit certainement être rattaché à Proudhon. L'anarchisme (on en a souvent,
avec raison, rapproché le manchestérisme le plus avancé) est le point
extrême de l'individualisme outrancier
qui va jusqu'à abolir tout système politique. (André Lichtenberger). |
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