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Histoire de la philosophie
Histoire de la philosophie
La philosophie allemande
Jusqu'en 1900
[La philosophie]
Quand on cherche à donner une idée d'ensemble de l'Allemagne, de son esprit, de son rôle dans l'histoire générale, il est impossible de ne pas faire une place considérable à la philosophie allemande, et c'est évidemment aux noms des différents penseurs Leibniz, Kant, Fichte, Schelling, Hegel, etc., qu'il faut se reporter, si l'on veut pénétrer vraiment dans la pensée allemande et la voir à l'oeuvre. Là seulement on pourra trouver, avec l'exposé complet et l'appréciation de chaque doctrine, une indication précise de ses rapports avec les autres, notamment de ses liens de parenté avec les doctrines antérieures. On se contentera ici de présenter, en un tableau d'ensemble, les grandes manifestations de l'esprit philosophique en Allemagne dans l'ordre où elles se sont produites, en essayant de les caractériser tour à tour, d'en marquer les directions principales et, s'il se peut, la tendance dominante. 

II n'est pas rare d'entendre dire que la philosophie, allemande commence à Kant : c'est une formule inacceptable ou, du moins, l'accepter, c'est supprimer de parti pris les origines, oublier les périodes d'incubation et de préparation, couper l'arbre de ses racines. Assurément quelque chose commence avec Kant, il y eut rarement plus grand initiateur; mais la pensée a-t-elle donc dormi jusqu'à lui dans tous les pays d'outre-Rhin? Quelles raisons peut-on avoir de ne pas compter Leibniz comme un philosophe allemand? Philosophe, l'auteur de la Monadologie l'est apparemment; et Allemand aussi, sans doute, puisqu'il naquit à Leipzig et passa sa vie à Hanovre. Est-ce parce qu'il a subi l'influence de Descartes? Mais Kant avouait devoir tout à celle de Hume. Est-ce parce qu'il a écrit en français? Mais Frédéric II ne serait pas Allemand à ce compte! Leibniz n'est pas plus un philosophe français pour avoir écrit en français au XVIIe et au XVIIIe siècle, que Bacon n'est Romain pour avoir écrit en latin un siècle plus tôt. En tout cas, à se guider par ce critérium de la langue, comment ne pas faire une place dans l'histoire des idées en Allemagne, à Jacob Boehme, qui est loin d'être à mépriser comme penseur et dont tous les écrits sont en allemand? Mais Boehme, Weigel, les mystiques allemands du XVIe et du XVIIe siècle, procèdent de Luther, et parce que Luther a fait la réforme religieuse, faut-il pour cela méconnaître en lui le philosophe? Or, à son tour, Luther se rattache à Tauler et à Eckhart, il continue l'oeuvre des mystiques du XIVe siècle. L'origine de la philosophie allemande, la voilà il faut remonter jusqu'à maître Eckhart. 

Pourquoi pas plus haut? dira-t-on. N 'y a-t-il donc aucun lien entre ces mystiques allemands et les scolastiques, leurs prédécesseurs ou leurs contemporains? Oui, sans doute, tout se tient dans l'histoire de la philosophie; les commencements n'y sont jamais absolus; mais ici la ligne de démarcation est suffisante, plus nette même que beaucoup de divisions reçues en histoire. S'il n'y a pas un abîme, quant au fond, entre la doctrine d'Eckhart et celle de saint Thomas ou d'Albert le Grand, deux choses au moins l'en séparent profondément, la méthode et la langue. L'intuition prend la place du raisonnement; la prédication en allemand, prédication qui s'adresse directement au peuple et vise surtout à toucher le coeur, remplace les longues suites de syllogismes, les distinctions, les discussions à outrance, qui ne s'adressaient qu'aux écoles et aux clercs. Il n'y a donc, semble-t-il, rien de factice ni d'arbitraire à faire commencer la philosophie allemande du jour ou se produit, en langue allemande, dans les pays germaniques, une philosophie à ce point distincte de la scolastique, une façon si nouvelle d'aborder et d'agiter les questions, sinon de les résoudre.

Les solutions sont toujours dictées par la tradition, conformes au dogme chrétien qu'on interprète seulement d'une façon plus ou moins neuve et hardie dans le sens du platonisme et du néo-platonisme. Pont le dire dès ici, c'est là peut être le trait le plus général et le plus saillant de la philosophie allemande à la considérer dans son contenu dogmatique. Ce sera essentiellement une philosophie d'un caractère religieux, profondément idéaliste, et dont les plus grands écarts, au point de vue de l'Église, se font dans le sens du panthéisme, c.-à-d. d'une religiosité plus large, plus vague et plus mystique. Cette philosophie commence bien à maître Eckhart. Il s'en faut, à vrai dire, qu'elle se développe sans interruption jusqu'à nos jours. 

Si le courant est continu, au mains n'apparaît-il d'abord que par intervalles aux yeux de l'historien. Entre le mysticisme du XIVe siècle et la Réforme, il y a un intervalle, quoique le lien de filiation soit certain des disciples d'Eckhart à Luther; il y en a un autre entre Luther et les mystiques du XVIe siècle; un autre encore et plus grand, de Ceux-ci à Leibntz. Kant enfin intervient; avec lui la philosophie, non seulement allemande, mais européenne, passe par une crise décisive, mais de cette crise le panthéisme idéaliste profite le premier; après elle, il triomphe plus que jamais en Allemagne avec Fichte, Schelling, Hegel. Le courant, souvent latent et comme souterrain jusque-là, coule à pleins bords et en plein air, large, profond, comme formé par la réunion en un seul lit de toutes les tendances d'une tradition philosophique longuement macérée. Mais, loin que la philosophie allemande commence par cette phase éclatante, on pourrait se demander plutôt si ce n'est pas là qu'elle finit; car après Hegel la fécondité métaphysique de l'Allemagne paraît singulièrement s'épuiser, du moins jusqu'à Edmund Husserl (1859-1938) et à Martin Heidegger (1889-1976), mais on sort là du cadre chronologique assigné à cette page. 

La confusion tient aux mérites causes : le développement extraordinaire des sciences positives et celui des recherches historiques et critiques. Et d'ailleurs, comment ne pas reconnaître déjà, peu après Hegel, le vieil esprit intuitif et constructeur? Le panthéiste éclate aux yeux dans Schopenhauer, quoiqu'il s'en défende, et dans Hartmann; l'idéalisme paraît jusque dans les travaux des physiologistes. 

Passons en revue rapidement ces différentes phases, depuis Eckhart jusqu'à la fin du XIXe siècle.

La mystique allemande du XIIIe et du XIVe siècle

Il n'est pas une histoire de la philosophie en Allemagne qui, sous ce nom « la mystique allemande », die deutsche Mystik, ne consacre au moins quelques pages au mouvement philosophique et religieux, si original et si bien allemand, inauguré par « maître Eckhart », continué par Johann Tauler et Heinrich Suso. 

Maître Eckart.
Le dominicain Eckhart (né peu après 1250, on ne sait où, mais à coup sûr en pays allemand, mort à Cologne en 1327), a beau subir l'influence d'Albert le Grand, procéder plus ou moins sciemment du néo-platonisme et de telle ou telle doctrine des siècles précédents, comme celle de Scot Erigène, son affiliation à la société des « frères du libre esprit », le ton général de sa prédication en langue populaire à travers la Bohème, la Saxe et toute l'Allemagne, la condamnation qu'il finit par s'attirer de Rome, tout témoigne chez lui d'une personnalité puissante et hardie. 

Son mysticisme, dit l'historien Windelband, « est entièrement indépendant, prend directement racine dans la profondeur du sentiment religieux allemand ». 
Le but qu'il se propose est le salut des âmes par le christianisme, mais il déclare, distinction d'une étrange audace pour le temps, qu'il est « le serviteur de la vérité chrétienne, non le serviteur de l'Eglise ». Et où trouve-t-il la vérité chrétienne? Dans les enseignements de l'école? Non : tout au plus en seraient-ils l'expression extérieure et symbolique. La vérité chrétienne ne repose que sur la foi du coeur, à laquelle seule est accessible la vraie et profonde connaissance de Dieu. Fi de la science et de ses formules! Il ne s'agit que de croire; en nous-mêmes est la source du vrai. Le vrai sans doute est affaire de connaissance; mais on ne peut connaître que soi; l'être et le connaître sont identiques. Si je connais Dieu, c'est que je suis Dieu, que Dieu vit en moi. Cette connaissance de Dieu en nous, qui constitue l'essence métaphysique de l'âme, ne consiste pas en une pensée intelligible, en un savoir au sens ordinaire de ce mot; c'est une pure croyance, une « intuition ineffable », c'est Dieu lui-même se contemplant en nous. Non le Dieu personnel de l'Eglise, mais « la Divinité », essence de toutes choses, substance première, spirituelle, immuable, éternelle. Quels sont les rapports de la divinité avec le monde? Ici surtout éclate le caractère panthéiste de la doctrine. Le monde est Dieu; Dieu est le monde. La création n'est pas un acte dans le temps, produisant instantanément les choses individuelles. Toutes les choses sont en Dieu à titre d'idées, en dehors de l'espace et du temps, sans individualité propre; éternellement Dieu leur donne l'être. La sainteté consiste à quitter, à anéantir autant que possible notre individualité pour revenir nous abîmer en Dieu. 

« Foule aux pieds ton propre être. »
C'est péché de rester attaché à soi-même; il faut renoncer à toute pensée, à toute volonté personnelle, il faut nous livrer à la Divinité et la laisser opérer en nous, c'est l'unique moyen de la connaître, et en cela consiste la suprême vertu. Cette vertu souveraine se suffit à elle-même, elle est à la fois la science par excellence et le but dernier de la vie. Que font les oeuvres extérieures? L'oeuvre intérieure importe seule; ce qui tient lieu de tout, c'est le don de soi-même à la Divinité.

Les successeurs de aître Eckhart.
Dans cette doctrine, qui ne reconnaît déjà, sous une forme juvénile en quelque sorte, avec la naïveté et l'absence de tempéraments qui caractérise les précurseurs, ces deux traits fondamentaux de la Réforme, le mépris de la théologie savante, l'exaltation du sentiment et de la foi, « die Rechtfertigung durch den Glauben allein »? Or, cette doctrine, durant le XIVe siècle, se répandit dans toute l'Allemagne, la Suisse, les Pays-Bas, accueillie surtout par le peuple et plus ou moins mêlée, comme il arrive, à l'expression du malaise social. Il se forma des associations mystiques, par exemple, à Bâle, la Société secrète des « Amis de Dieu ». Les prédicateurs étaient les propagateurs naturels de ce mouvement essentiellement populaire, en réaction ouverte contre la scolastique. 

Tauler.
Le principal de ceux qui, disciples de maître Eckhart, prêchèrent avec éclat sa doctrine, fut le dominicain Johann Tauler (1290-1361), membre de la Société des Amis de Dieu. Avec lui le mysticisme purement contemplatif du maître prit une direction plus pratique : il enseigna que le vrai christianisme était d'imiter la vie pauvre et humble de Jésus. C'était revenir à la vie réelle, que la mystique allemande avait d'abord trop perdue de vue, et qu'elle va désormais chercher à pénétrer. Ce caractère moral et pratique était celui du mysticisme français depuis Hugues de Saint-Victor; il prédomina aux Pays-Bas avec Johannes Rysbroek (1293-1381).

A Kempis.
Le mélange des deux tendances fut bientôt générai, et le mysticisme chrétien trouva son expression la plus parfaite au XVe siècle, avec Thomas von Hemerken (Thomas A Kempis,de Kempten, près de Cologne, 1380-1471), dans l'imitation de Jésus-Christ. 

Suso.
Mais la pure mystique allemande, avec son caractère tout théorique et spéculatif, eut aussi ses écrivains : le dominicain poète, Heinrich Suso (1300-1365), nommé aussi Amandus, qu'un historien appelle le chantre de l'amour de Dieu, « der Minnesaenger der Gottesliebe »; puis l'auteur inconnu de l'opuscule qui, trouvé et publié par Luther sous ce titre : Une théologie allemande, « Eine deutsche Theologie », exerça une action si considérable sur la Réforme.

La Réforme

Luther et Mélachthon.
ll y a un double lien entre les mystiques allemands du XIVe siècle et la Réforme : d'une part il ne paraît pas douteux qu'ils n'aient contribué à préparer Luther pour son rôle, d'autre part et surtout ils préparèrent le terrain sur lequel sa parole devait germer. Le trafic des indulgences n'était pas nouveau; même appelé par Staupitz, même exaspéré par l'impudence de Tetzel, Luther, avec tout son génie, n'eût pas fait d'une « querelle de moines » une immense révolution, si sa protestation contre les abus, puis contre l'esprit même de l'Eglise, n'eût trouvé écho dans un peuple entier, dont les besoins religieux exaltés avaient cessé de plus en plus, depuis deux siècles, de trouver leur satisfaction dans le formalisme romain. Son oeuvre consista essentiellement à mettre en jeu cette force populaire; 
« Il jeta l'étincelle dans toute cette poudre ». 
La Réforme est fille de la mystique du XIVe siècle, qui avait miné le sol sous l'Eglise, et répandu partout dans la foule les idées et les sentiments dont Luther trouva l'expression brillante et enflammée. On dit que Luther n'était pas philosophe. Non, sans doute, en ce sens qu'il préfère et oppose aux subtilités scolastiques l'inspiration du coeur, à la dialectique l'intuition, à la science la foi. Mais qui pourrait ne pas reconnaître en cela même une manifestation du réveil de la raison? Comment nier qu'il n'y eût un penseur dans l'auteur du De servo arbitrio, dans l'esprit large et puissant qui fit tant pour l'éducation de l'esprit humain? Philosophe ou non, en effet, l'homme qui fit la Réforme tient nécessairement une place dans l'histoire de la philosophie, à aussi bon titre pour le moins que les humanistes de la Renaissance, que ceux qui ouvrirent à l'esprit nouveau les sources vives de la philosophie antique. S'il fut d'abord hostile à Aristote, c'est en haine de l'abus que l'Ecole avait fait de son nom. Mieux informé, il l'admira autant que personne, et son disciple et ami, Melanchthon, unissant en lui l'esprit de la Réforme et celui de la Renaissance, donna pour guide à la curiosité philosophique, émancipée de l'Ecole et non proscrite, le péripatétisme renouvelé. Luther avait dit que I'Eglise ne pouvait être réformée sans une révolution profonde dans la théologie et la philosophie scolastiques : 
« Credo quod impossibile sit Ecclesiam reformari, nisi funditus canones, decretales, scholastica theologia,, philosophia, logica, ut nunc habentur, eradicentur et alia instituantur. » 
Comme lui-même, génie religieux, on l'a dit avec raison, bien plutôt que génie philosophique, ne pouvait mener de front toutes les parties d'une oeuvre si vaste, il comprit vite la nécessité d'une doctrine capable de servir à la culture des esprits et de leur offrir un centre de ralliement, faute de quoi la Réforme ou ne suffirait pas à tous les besoins, ou risquait de se perdre dans les sectes; et Melanchthon lui montra que la philosophie d'Aristote convenait mieux que toute autre à ces fins : 
« unum quoddam philosophiae, genus erigendum esse, quodquam minimum habeat sophistices et justam methodum retineat : talis est Artstotelis doctrina. »
On peut dire, il est vrai, que ce mariage de la Réforme et du péripatétisme prouve précisément que la Réforme n'était pas par elle-même une philosophie (ce qui est certain); peut-être même en un sens retarda-t-il l'éclosion d'une philosophie allemande entièrement indépendante. Aussi ne donne-t-on pas Luther et Mélanchthon comme des philosophes allemands au même titre que Kant ou Hegel. Il n'en demeure pas moins acquis que la Réforme est en grande partie le produit des mêmes tendances qu'on retrouve prédominantes dans les phases ultérieures de la pensée allemande.

La théosophie allemande au XVIe et au XVIIe siècle

 Il n'y a aucun doute qu'on n'ait affaire aux mêmes tendances avec Valentin Weigel (1533-1594) et Jacob Boehme (1575-1624).

Weigel et Boehme.
Weigel, Saxon et pasteur luthérien, mentionne expressément parmi les circonstances qui l'ont mis « dans la bonne voie » la lecture des écrits de Tauler et celle de la Théologie allemande, ce même petit traité qui avait comme révélé Luther à lui-même. C'est assez dire que le lien historique n'est pas niable entre le panthéisme mystique du XIVe siècle et la théosophie du XVIe; d'autant plus que Boehme, à son tour, cordonnier de Goerlitz, n'avait lu que la Bible et Weigel. A peine est-il besoin, d'ailleurs, de connaître ce lien de filiation, tant l'identité de fond est évidente dans ces productions de l'esprit religieux en Allemagne après comme avant la Réforme. Presque partout ailleurs la recherche indépendante se porte vers l'étude de la nature; non encore, sans doute, suivant une méthode scientifique : on sait ce qu'il y a d'éléments théosophiques dans les essais de philosophie naturelle de Paracelse, Van Helmont, Cardan, Telesio, Basso, Giordano Bruno, Campanella, Vanini

Mais chez Weigel et Boehme, la théosophie triomphe absolument, la nature est perdue de vue; on ne lui emprunte que des images et des symboles. C'est Dieu qu'on sent et qu'on cherche en elle. Weigel a étudié les oeuvres de Platon, de Plotin, de Denis l'Aréopagite, des mystiques, enfin de Paracelse; mais ce qu'il puise à toutes ces sources, il le fond de la façon la plus personnelle. L'érudition, en lui, n'affaiblit point l'élan mystique, et rien ne prouve mieux la profondeur du sentiment auquel il obéit.

Chez Boehme, presque inculte, le même sentiment éclate avec une force étrange, s'exprime d'une façon souvent fantastique. La langue allemande, que l'un emploie concurremment avec le latin de l'école, et que l'autre emploie exclusivement, contribue à donner du relief à leur pensée, accentue le contraste qu'elle fait par sa sincérité profonde et ses témérités naïves avec les doctrines en honneur dans les universités. 

On s'explique sans peine le bruit que firent les premiers écrits de Weigel publiés aussitôt après sa mort. Le plus pur souffle religieux les anime, mais l'orthodoxie en est singulièrement suspecte, même au point de vue protestant. Le dogme luthérien de la justification par la foi seule est poussé jusqu'à cette conséquence extrême, que ni les oeuvres, ni les pratiques, ni les sacrements ne sont nécessaires au salut, l'union de l'humain à Dieu, le retour de l'âme à sa source pouvant s'accomplir sans cela. Cette union peut s'accomplir par la foi, d'abord, puis par la science; ou plutôt la foi toujours, nécessaire et suffisante pour le salut, peut être instinctive et irréfléchie, ou, au contraire, philosophique. Pour atteindre Dieu par la méditation, il faut le chercher en nous-mêmes; car c'est en nous-mêmes que nous connaissons toutes choses, et toutes choses sont en nous; nous ne recevons rien du dehors, pas même l'idée des choses visibles. Dieu à plus forte raison est en nous, il s'incarne en chacun de nous; nous devenons lui en suivant sa trace dans notre âme, en fixant par le regard intérieur l'empreinte qu'il y a laissée. Et si Dieu, d'une part, s'incarne dans l'humain, si l'humain, d'autre part, porte toutes choses dans sa pensée, il s'ensuit que l'univers et l'humain, identiques au fond, sont, de plus, ensemble, identiques à Dieu, font partie intégrante de son essence. Ce panthéisme idéaliste n'a-t-il pas été justement rapproché de celui des successeurs de Kant? L'auteur de l'article Weigel dans le Dictionnaire des sciences philosophiques n'a-t-il pu se croire en droit d'écrire : 

« On dirait un premier essai des modernes systèmes de l'Allemagne, principalement de celui de Fichte, où nous voyons aussi le moi produire tout ce qu'il pense et se transformer successivement dans tous les êtres. » 
Chez Boehme, une forme plus purement théologique revêt des idées non moins hardies. Chrétien fervent, il est tellement imbu, dit un historien, de la conception traditionnelle des choses, qu'à peine semble-t-il avoir conscience de l'étrange emploi qu'il fait du vocabulaire théologique. Le pasteur de Goerlitz ne s'y trompe pas et l'admoneste à bon droit du haut de la chaire. 

Qu'on en juge par quelques extraits de son Aurora, livre qui, pour le dire en passant, lui valut de ses contemporains le titre caractéristique de philosophe teutonique. Ayant deviné que « les choses visibles recèlent un grand mystère », il a supplié Dieu de le lui révéler, et Dieu lui a montré « le centre intime de la mystérieuse nature », lui a permis par trois fois de « pénétrer d'un coup d'oeil rapide jusqu'au coeur des créatures ». Le suprême secret, le voici : « c'est que la nature est le corps de Dieu », que l'Esprit divin est dans la nature entière comme l'esprit humain est dans le corps de l'humain. 

« Dieu est dans le tout et est lui-même le tout ». Gottin dem Alles ist, und der selber Alles ist.
Il est « la source originelle ou le coeur de la nature », Gott ist der Quelbrunn oder das Herz der Natur. 
A la racine de tout est « la volonté sans fond » der ungründliche Wille, inconsciente et indéterminée (l'expression, la conception même, ne fait-elle pas songer à Schopenhauer?); mais ce n'est là qu'une partie de Dieu, si l'on peut dire ainsi. Il se réalise, se complète en se déterminant. L'être complet, le Dieu vivant, c'est Dieu Père et Fils à la fois. 
« Dieu sans le fils est une volonté qui ne veut rien, parce qu'elle est tout et à tout, une volonté sans stimulant, un amour sans objet, une puissance impuissante, une essence muette sans intelligence et sans vie, un centre sans circonférence, un soleil sans rayons, une nuit sans étoiles, un chaos où nul éclair ne brille, où nulle forme n'apparaît [...]. Le Fils est le coeur du Père, le flambeau qui éclaire les immensités de l'Être divin, le cercle éternel que Dieu décrit autour de lui-même, le corps de Dieu, dont les astres sont les organes, la totalité des formes que renferment le ciel et la terre, la mystérieuse nature qui vit, qui souffre, qui meurt et qui ressuscite en nous. » 
Sous les noms théologiques de Père et de Fils, et sous ce flot d'images, qui ne reconnaît l'éternelle dualité, et en même temps l'éternelle identité de l'un et du multiple, de la « nature naturante » et de la « nature naturée », bref, le panthéisme le plus avéré, mais le panthéisme idéaliste et religieux de ceux qui sont « ivres de Dieu », comme on l'a dit de Spinoza?

Les autres mystiques de la Renaissance.
On trouverait aussi au XVe et au XVIe siècle des traces de cet esprit mystique porté par Weigel et  Boehme parmi les admirateurs enthousiastes de l'Antiquité, les faiseurs d'hypothèses et les illuminés, tels que Paracelse, Van Helmont, Reuchlin, Robert Fludd, Angélus Silésius, et la société des Rose-Croix

Leibniz et son Ecole

En arrivant au grand nom de Leibniz, qui tient tant de place dans l'histoire de la pensée et y brille de tant d'éclat, il semble qu'on arrive au moment où la philosophie allemande, passant de l'ombre à la pleine lumière et de l'arrière-plan sur le devant de la scène, prend pleine conscience d'elle-même et va rayonner au dehors. Il en est ainsi en partie, et il n'est, sans doute, personne en Allemagne qui consentit à laisser rayer Leibniz de la liste des philosophes allemands. Il faut bien avouer, cependant, que le lien de filiation, indéniable d'Eckhart à Boehme, paraît nul de Boehme à Leibniz; que personne n'a coutume de compter la mystique et la théosophie allemandes parmi les influences qui ont agi d'une manière décisive sur ce grand esprit, ni parmi les facteurs de sa doctrine si compréhensive. Lui qui a tout lu et n'a rien oublié, à qui tout est également familier, également présent dans l'antiquité entière comme dans la scolastique des différentes époques, lui qu'on sait et qui se dit tout le premier disciple de Platon et d'Aristote, de saint Thomas et de Descartes, et qui cite par centaines des noms de philosophes connus ou inconnus, comment se serait-on avisé d'aller lui chercher des maîtres et des précurseurs parmi ceux à qui il ne fait pas d'emprunts, et dont les rêveries obscures et vagues devaient à tant d'égards répudier à son esprit lumineux? Voilà, certes, de quoi expliquer, justifier même, l'opinion de ceux qui, précisément parce qu'ils voient comme nous dans le panthéisme mystique la tendance dominante de la pensée allemande authentique, croient pouvoir laisser Leibniz en dehors de son histoire. 

Combien il s'en faut, néanmoins, que cette façon de voir soit au-dessus de toute discussion! D'abord, en raison même de son érudition, il n'est rien dans les écrits antérieurs à lui dont on puisse dire à coup sûr qu'il ne l'avait pas lu : Si nombreux que soient les ouvrages qu'il cite, on a de bonnes raisons de croire qu'il en avait lu encore bien davantage. Et de fait, il mentionne « Weigelius » dans ses Considérations sur la doctrine d'un esprit universel. Il aurait pu, d'ailleurs, dédaigner le fatras des mystiques allemands, qui se prêtait peu à des citations, sans qu'il fallut admettre pour cela qu'ils eussent échappé à son omniscience, chose bien invraisemblable, ou même que tout en eux lui eût déplu. Le mystérieux n'était pas pour le rebuter. Ne savons-nous pas par les biographes qu'il s'était affilié jeune à la société de Rose-Croix, « secte d'illuminés, qui croyait pénétrer les secrets de la nature à l'aide d'une lumière intérieure »? On pense, il est vrai, qu'il y entra afin de se faire initier aux secrets de l'alchimie et de la magie; mais qui peut dire qu'un esprit à ce point curieux de tout, et au point que l'on sait ouvert à tout, n'a pas été par là, à un lige où rien n'était encore arrêté dans sa pensée, en communication avec les idées et les sentiments qui, depuis Eckhart, s'étaient infiltrés, nous l'avons vu, dans les couches profondes de la population allemande, inaccessibles ou rebelles à la culture des universités? Ce qui est certain, c'est qu'il ne faut pas être tout à fait dupe du soin qu'il prend pour échapper au panthéisme. On ne se défend pas tant d'une doctrine vers laquelle on n'incline absolument pas. Il est sévère pour Spinoza, mais il ne l'est guère moins pour Descartes : la vérité est qu'il prend une position intermédiaire entre le dualisme de l'un et le monisme de l'autre. 

« Spinoza, dit-il, a prétendu démontrer qu'il n'y a qu'une seule substance dans le monde, mais ses démonstrations sont pitoyables et non intelligibles. » 
Ce qu'il lui reproche, au fond, c'est de n'avoir pas ou de cette substance unique une conception assez idéaliste.
« La doctrine d'un esprit universel est bonne en elle-même, car tous ceux qui l'enseignent admettent en effet l'existence de Dieu. » 
Voilà à quoi Leibniz tient par-dessus tout. Un panthéisme non suspect d'accorder trop à la matière lui porterait beaucoup moins ombrage. Il n'est que juste d'avouer, cependant, qu'il a toujours tenu ferme pour la distinction des substances et que telle est même, en un sens, l'idée maîtresse de la théorie des monades et de l'harmonie préétablie. Il blâme fort « les nouveaux cartésiens » de croire que Dieu seul agit; il refuse d'admettre l'esprit universel, parce qu'on va « jusqu'à dire que cet esprit universel est l'esprit unique et qu'il n'y a pas d'âmes ou d'esprits particuliers, ou du moins que ces âmes particulières cessent de subsister et retournent, pour ainsi dire, dans l'océan de l'esprit universel ». 

Pour lui, tout au contraire, l'univers est fait de substances simples, radicalement distinctes, dont chacune a son existence propre et séparée, est capable d'action, douée à quelque degré de sentiment et d'appétit, bref, doit être conçue « à l'imitation de la notion que nous avons des âmes ». Pas de système plus opposé à celui de l'identité et du continu. Même la création continuée de Descartes est rejetée, comme incompatible avec l'existence propre de la créature. Et néanmoins, que d'expressions l'on pourrait relever, que de traits signaler surtout dans les derniers écrits, prouvant que le besoin d'unité, le sentiment de l'infini, l'élan religieux même, égalent pour le moins chez Leibniz l'amour du clair et du distingué. S'il n'admet pas une substance unique, il admet une infinité de monades, dont chacune « enveloppe l'infini » et dont l'ensemble imite la continuité. S'il admet à tous les degrés de l'être la distinction de l'âme et du corps, au moins comme une différence de points de vue, il n'est pas loin d'avouer que les corps n'existent que comme phénomènes, à la manière de l'arc-en-ciel, ut phaenomena, velut Iris. Si enfin la doctrine des monades se donne à bon droit comme distincte du panthéisme, dont elle veut être tout le contraire, toujours est-il vrai que c'est l'idéalisme le plus pur, le plus décidé, et un idéalisme religieux. 

La philosophie de Leibniz.
Leibniz est à la fois le disciple et l'adversaire de Descartes. Il accepte la logique du Discours de la méthode, mais il ajoute au principe de la contradiction, le principe de raison suffisante. Tout ce qui est mathématiquement possible n'est pas, en effet, actuel ou réel. Il ne suffit pas, pour qu'une chose existe, qu'elle n'implique pas de contradiction; elle n'est réalisée que quand elle a une raison suffisante de l'être, c'est-à-dire quand elle suppose une certaine convenance, un certain ordre. Il ne rejette pas non plus l'ancienne philosophie. Il voudrait concilier entre elles les vérités partielles que, les différents systèmes contiennent. Il s'ingénie à découvrir ce qu'il y a de meilleur en eux et à en faire usage. 

« J'ai été frappé, dit-il, d'un nouveau système. Ce système paraît allier Platon avec Démocrite, Aristote avec Descartes, les scolastiques avec les modernes, la théologie et la morale avec la raison, Il semble qu'il prend le meilleur de tous côtés, et après, il va plus loin qu'on n'est allé encore [...]. En faisant remarquer ces traces de la vérité dans les anciens, on tirerait l'or de la boue, le diamant de la mine et la lumière des ténèbres, et ce serait, en effet, perennis quae dam philosophia. »
La substance et la force.
« La philosophie cartésienne est, suivant Leibniz, l'antichambre de la vérité, et il est difficile de pénétrer bien avant sans avoir passé par là; mais on se prive de la véritable connaissance des choses quand on s'y arrête. »
Il fut d'abord charmé par la manière dont les cartésiens expliquaient la nature mécaniquement, et il alla jusqu'à refuser d'admettre l'attraction newtonienne; parce qu'elle lui semblait une qualité occulte. Mais une étude plus approfondie du mécanisme lui fit comprendre qu'il n'était pas la dernière explication des choses, qu'il n'y avait pas deux substances de nature irréductible, et que l'étendue n'est pas l'essence des choses corporelles.

En effet, s'il n'y avait dans les corps que de l'étendue, ils seraient indifférents au mouvement. Il s'ensuivrait que le moindre corps donnerait au plus grand, qui serait en repos et qu'il rencontrerait, la même vitesse qu'il a, sans perdre quoi que ce soit de la sienne. En outre, la notion de substance impliquant l'unité, la matière ne peut être une substance, car elle est divisible à l'infini, et les corpuscules les plus petits qu'on puisse trouver sont toujours composés de parties. Enfin, admettre que le monde n'est qu'étendue, c'est admettre la passivité des substances. Or, être, c'est agir. La substance est une force active; elle contient et enveloppe l'effort; elle se détermine d'elle-même à l'action et n'a pas besoin d'y être aidée. Les atomes physiques ne sont indivisibles qu'en apparence; la divisibilité de l'étendue, poussée jusqu'à ses dernières limites, réduit la matière à des points mathématiques qui n'existent pas. L'être véritable est « un atome de substance », un principe immatériel, la force.

Les monades. 
Chacune de ces forces, chacun de ces atomes existe séparément, et Leibniz les appelle des monades. Qu'est-ce donc que ces unités dernières? 

« La force, dites-vous, nous ne la connaissons que par ses effets et non telle qu'elle est en soi. Je réponds qu'il en serait ainsi si nous n'avions pas une âme et si nous ne la connaissions pas; mais notre âme connue de nous a des perceptions et des appétits, et sa nature y est contenue. »
Les monades sont donc des substances analogues aux âmes. Elles sont simples, car elles sont immatérielles et elles ne peuvent pas périr naturellement; elles ne peuvent commencer que par création, finir que par annihilation. Il s'ensuit aussi qu'elles ne peuvent pas subir d'altération, autrement elles seraient divisibles en leurs parties, ce qui n'est pas. Elles n'ont pas, selon l'expression de Leibniz, « de fenêtres par lesquelles quelque chose y puisse outrer ou sortir ».

Ce qui constitue la monade, c'est la perception, la représentation de la multiplicité dans l'unité. Chaque monade est un miroir de l'univers. Elle représente tout ce qui est, mais d'une manière plus ou moins claire. Il ne faut pas, en effet, confondre la perception et l'aperception, qui suppose la conscience. Il y a en nous une infinité de petites perceptions dont nous n'avons pas conscience. 

« Quand je me promène sur le bord de la mer, j'entends le bruit des flots, mais je ne distingue pas mille petits bruits de chacune des vagues. » 
La monade perçoit tout l'univers, mais elle ne perçoit clairement que la partie infiniment restreinte de cet univers qui se trouve en rapport avec le corps dont elle est l'entéléchie. Notre corps, par exemple, est la partie de l'univers que notre monade, c'est-à-dire notre âme, perçoit avant toutes les autres, et celles-ci ne sont perçues que par l'intermédiaire du corps et relativement à ce corps. Ainsi, lorsque je suis dans ma chambre, l'objet qui m'est tout d'abord représenté, c'est mon corps; puis, devant ce corps, une table; autour de lui, des meubles, des murs, une fenêtre, etc.

La monade est aussi douée d'appétion, c'est-à-dire d'un principe de mouvement ou de changement qui tend à la faire passer d'une perception moins claire à une perception plus claire. Ce qui excite l'individu à changer, c'est que son développement actuel n'est jamais égal à ce que sa puissance enveloppe.

Hiérarchie des monades.
Le nombre des monades est illimité. Il n'y a pas, en effet, de raison suffisante pour qu'il en fût autrement. L'infini est seul digne de la puissance de Dieu, créateur de l'univers. Tout est donc plein; le vide, c'est le néant. Le rien, le défaut d'existence, ne se conçoit pas. De plus, dans cette infinité de monades, il n'en est pas deux qui se ressemblent. Si lieu avait créé deux êtres identiques, pourquoi aurait-il placé l'un ici plutôt que là? Quelle raison aurait-il eue de les créer? Le principe des indiscernables, auquel Leibniz fait appel en cette occasion, est un corollaire du principe de raison suffisante.

En vertu du principe de continuité, qui est un autre corollaire du principe de raison suffisante, la nature se développe aussi par une série de créations successives qui se tiennent et se superposent l'une à l'autre. Natura non facit saltus; il n'y a pas plus de solution de continuité dans les degrés de la perfection que dans l'espace. L'être inférieur possède en puissance ce qui est développé et actuel chez l'être supérieur. Il y a une hiérarchie des monades. Au sommet, la monade parfaite, Dieu, et, au-dessous, des monades en nombre infini et de moins en moins parfaites. L'intelligence n'est qu'en germe dans les monades inférieures, tandis qu'elle se transforme par degrés insensibles dans les monades supérieures, en conscience claire ou en aperception. En Dieu, tout est actuel, l'intelligence est souveraine.

L'harmonie préétablie.
Les monades étant des substances isolées et sans action les unes sur les autres, on se demande comment elles s'unissent pour composer l'harmonie du monde et, en particulier, quelle est l'union qui existe entre la monade âme et les monades qui composent le corps?

« Je croyais entrer dans le port, dit Leibniz; mais quand je me suis mis à méditer sur l'union de l'âme et du corps, je fus rejeté comme en pleine mer. » 
Il n'y a qu'une seule solution possible, c'est l'harmonie préétablie. Le corps et l'âme sont comme deux horloges qui, sans agir l'une sur l'autre, marqueraient toujours les mêmes heures. Mais ce n'est là qu'un point de vue superficiel. Comment expliquer l'unité du monde et de ses phénomènes, dans l'infinité des êtres qui le composent? Cette unité ne peut résider que dans l'accord et la correspondance des perceptions de chaque monade avec les perceptions de toutes les autres monades. 
« Il faut dire que Dieu a créé d'abord l'âme ou toute autre unité réelle, en sorte que tout lui naisse de son propre fonds, par une parfaite spontanéité à l'égard d'elle-même, et pourtant avec une parfaite conformité aux choses du dehors [...]. Et c'est ce qui fait que chacune de ces substances représentant exactement tout l'univers à sa manière et suivant un certain point de vue, et les perceptions ou expressions des choses externes arrivant à l'âme à point nommé, en vertu de ses propres lois, comme dans un monde à part, et comme. s'il n'existait rien que Dieu et elle, il y aura un parfait accord entre toutes ces substances, qui fait le même effet qu'on remarquerait si elles communiquaient ensemble par une transmission des espèces ou des qualités que le vulgaire des philosophes imagine. » 
Leur vraie relation est une influence idéale, semblable, quant à ses effets, à une influence réelle, mais tout interne. On peut dire que, si on connaissait un seul acte d'une seule monade dans tous ses rapports, on connaîtrait, par cela même, les actes passés, présents et futurs des autres monades.

La liberté.
Que devient la liberté dans un pareil système? Il semble que, par l'harmonie préétablie, chacune des actions des humains soit réglée d'avance. C'est, selon Leibniz, se faire une fausse idée de la liberté que d'accepter la liberté d'indifférence. La volonté est libre quand elle s'exerce suivant la raison du meilleur, et elle se trouve ainsi d'elle-même et spontanément en harmonie avec le monde. Les conditions de la liberté dont nous avons « un sentiment vif interne » ne consistent-elles pas dans l'intelligence, la spontanéité et la contingence? On ne saurait dire que les deux premières ne sont pas remplies; quant à la contingence, elle existe, puisque l'univers échappe aux lois fatales du mécanisme, et n'obéit qu'à des convenances d'ordre et d'harmonie.

L'existence de Dieu.
Déjà, l'idée de l'harmonie préétablie dont on ne saurait se passer pour expliquer la nature du monde et de ses lois suppose l'existence de Dieu. En effet, puisque le nombre des individus dont il faut accorder les perceptions est infini, et que les phénomènes qu'il s'agit de coordonner sont infinis dans le temps, une intelligence absolue a pu seule résoudre ce problème. Le principe de raison suffisante exige, en outre, que nous rattachions la série des phénomènes contingents à un être nécessaire, qui se suffise à lui-même et explique tout ce qui existe. Enfin, Leibniz a recours, ainsi que Descartes, à la preuve ontologique, mais en la modifiant. L'existence de l'être parfait peut être déduite de la seule idée que nous avons du parfait, à la condition que cette idée n'enveloppe aucune contradiction. Or, rien n'empêche la possibilité de ce qui n'enferme aucune borne, aucune négation et, par suite, aucune contradiction.

L'optimisme.
Tous les mondes possibles existent dans l'intelligence divine, mais Dieu n'a donné l'existence réelle, par un acte de sa volonté, qu'au meilleur de ces mondes possibles.

« La suprême sagesse, jointe à une bonté qui n'est pas moins infinie qu'elle, n'a pu manquer de choisir le meilleur. » 
S'il en est ainsi, d'où vient donc le mal? d'où viennent la souffrance et l'imperfection morale? Le mal est dans la nature des choses, il ne vient pas de Dieu; il est, au contraire, la conséquence de la perfection générale de l'univers. Dieu veut toujours antécédemment le bien; il ne veut le mal que conséquemment, en tant qu'il est imposé par le bien. L'imperfection de la créature est une nécessité de son existence, car la créature ne peut être l'égale du créateur; mais l'existence n'est-elle pas un bien? Vouloir supprimer un mal particulier, ce serait changer le meilleur monde possible. A la fin de la Théodicée, dans un dialogue sur le libre arbitre, Leibniz imagine un songe de Théodore, grand prêtre de Jupiter, que Pallas conduit à travers une suite d'appartements plus beaux les uns que les autres et où sont représentés tous les mondes possibles. On y prévoit, avant qu'elles aient été commises, des mauvaises actions, des crimes, tels que celui d'un Sextus Tarquin, mais il n'en reste pas moins vrai que le monde réel où ce crime a pu se commettre, est, dans son ensemble, le meilleur et le plus beau,
 « Les appartements, écrit Leibniz, allaient en pyramide; ils devenaient toujours plus beaux à mesure qu'on montait vers la pointe, et ils représentaient de plus beaux mondes. On vint enfin dans le suprême, qui terminait la pyramide, et qui était leplus beau de tous; car la pyramide avait un commencement, mais on n'en voyait point la fin; elle avait une pointe, mais point de base; elle allait croissant à l'infini [...]. Théodore entra dans cet appartement, se trouva ravi, en extase [...] - Nous sommés dans le vrai monde actuel, dit la déesse, et vous y êtes à la source du bonheur. Voilà ce que Jupiter vous y prépare, si vous continuez de le servir fidèlement. Voici Sextus tel qu'il est, et tel qu'il sera actuellement. Il sort du temple tout en colère, il méprise le conseil que l'oracle lui a donné de ne retourner point à Rome. Vous le voyez allant à Rome, mettant tout en désordre, violant la femme de son ami. Le voilà chassé avec son père, battu, malheureux. Si Jupiter avait pris ici un Sextus heureux à Corinthe, ou roi en Thrace (comme dans d'autres mondes possibles), ce ne serait plus ce monde. Et, cependant, il ne pouvait manquer de choisir ce monde, qui surpasse en perfection tous les autres, qui fait la pointe de la pyramide. Autrement, Jupiter aurait renoncé à sa sagesse; il m'aurait bannie, moi qui suis sa fille. Vous voyez que mon père n'a point fait Sextus méchant; il l'était de toute éternité, il l'était toujours librement; il n'a fait que lui accorder l'existence, que sa sagesse ne pouvait refuser au monde où il est compris : il l'a fait passer des régions des possibles à celle des êtres actuels. Le crime de Sextus sert à de grandes choses; il en naîtra un grand empire, qui donnera de grands exemples. Mais cela n'est rien au prix du total de ce monde, dont vous admirerez la beauté, lorsqu'après un heureux passage de cet état mortel à un autre meilleur, les dieux nous auront rendus capables de la connaître. »
Les successeurs de Leibniz.
Ses successeurs immédiats, Christian Wolff, 1679-1754, et son école systématisent, complètent, élaborent dans le détail la doctrine de Leibniz sans en accentuer le caractère germanique, plutôt, au contraire, en cherchant à la mettre d'accord avec la tradition classique, ce qui fera paraître plus grand le contraste entre la révolution kantienne et la philosophie ambiante. Encore ne faut-il pas oublier qu'en dehors des écoles, le courant allemand persiste, que Johann Scheffler, par exemple (Silesius), notoirement nourri de la lecture de Boehme, de Tauler, chante l'amour du divin, comme autrefois Heinrich Suso, proclame l'identité de l'homme et de Dieu dans des termes où l'on a pu depuis voir en germe les formules de Fichte. « Rien n'existe que Dieu et moi [...]. Nous ne pouvons être ni au-dessus ni au-dessous l'un de l'autre », etc.

L'Aufklärung

Ce qu'on appelle en Allemagne l'Aufklärung, comme qui dirait l'époque de la diffusion des Lumières, n'est pas quelque chose de rigoureusement déterminé. On peut dire en gros que c'est ce qui répond à au XVIIIe siècle en Frace, mais il y a plutôt là une coïncidence chronologique qu'une analogie complète. Les lettres françaises, la philosophie en particulier, avaient jeté, au siècle précédent en France, un éclat qui ne pouvait être dépassé, qui ne pouvait redevenir égal qu'en étant différent, et qui, en fait, ne fut plus égalé. En Allemagne, au contraire, ni la langue ni la pensée n'avaient encore atteint leur maturité : la période classique, au lieu d'être passée, allait venir. D'autre part et inversement, le XVIIe siècle avait vu la Réforme se répandre et triompher définitivement en Allemagne, tandis qu'il l'avait vue écrasée en France; il semble donc que l'esprit n'avait pas là, comme en France, à s'émanciper et à reconquérir l'indépendance. De part et d'autre le dogmatisme régnait en maître, autre, mais à peine moindre, dans les pays réformés que dans la France catholique (si l'on excepte, bien entendu, la période lugubre de la révocation de l'édit de Nantes). 

Le siècle de Voltaire et de Frédéric II fut des deux côtés du Rhin caractérisé par l'éveil de la critique. En Allemagne, de plus, c'est l'aurore de l'âge classique, le premier épanouissement d'une langue renouvelée, si bien que c'est en deux sens différents une époque de lumière , et que le nom est deux fois mérité. Au point de vue de la philosophie proprement dite, on peut dire que l'éducation de l'Allemagne se fait (j'entends la formation de l'esprit nouveau), sous la double influence de Leibniz et de l'étranger. 

Le critique kantienne

Le terme de l'Aufklärung c'est la critique kantienne. Or à quelle école se forme Kant? d'abord à celle de Wolff, c.-à-d. de Leibniz, ensuite à celle de Newton, c.-à-d. des sciences des la nature. Puis Hume le « réveille du sommeil dogmatique », pendant que J.-J. Rousseau l'initie à ce qui va devenir les principes de la Révolution française, lui donne le souci dominant de tout ce qui concerne la pratique de la vie, morale, droit naturel, paix sociale, éducation. Comment tant d'éléments divers vont-ils se fondre en un système profond et original entre tous? C'est le secret de cette intelligence vigoureuse, dont la puissance d'assimilation, si grande qu'elle fût, le fut encore moins que son indépendance. 

Ce système, il serait dérisoire et pour le moins inutile de chercher à l'exposer ici en quelques lignes : tout ce qu'on peut montrer, c'est que rien vraiment n'autorise à y voir un commencement absolu et le point de départ de la philosophie allemande. Il n'y a aucune comparaison possible, au point de vue de la nouveauté, entre la philosophie de Kant et celle de Descartes, qui, elle-même, d'ailleurs, n'apparut pas ex nihilo

Deux grandes parties sont à distinguer dans le kantisme, l'une critique, l'autre dogmatique : or, ni l'une ni l'autre ne sont sans lien avec le passé, sans racines dans la philosophie du temps. La critique de la connaissance (c'est la partie de beaucoup la plus neuve et la plus forte) continue, en somme, et achève l'oeuvre commencée par Locke, Berkeley et Hume. Voir dans cette partie de la doctrine kantienne la base unique de toute la philosophie allemande, ce serait dire que celle-ci ne fut qu'une branche détachée de la philosophie anglaise, rejeton elle-même de la souche cartésienne. Quant aux croyances dogmatiques que la critique n'atteint pas, qu'à tort ou à raison elle laisse subsister, que Kant garde comme croyances d'autant plus précieusement qu'il les a ruinées comme objets de science, qui pourrait n'y pas voir la legs de la tradition, du christianisme à la fois, de l'antiquité et de la scolastique? Encore une fois, cela n'empêche nullement la combinaison de ces éléments divers d'avoir été on ne peut plus originale et féconde : il n'y a qu'une voix sur ce point. Mais à quoi bon faire violence à la vérité historique en présentant comme une création ce qui n'est qu'une révolution? 

Il y a certes un abîme, en un sens, entre la critique et le dogmatisme naïf des mystiques allemands, à qui, semble-t-il, rien ne manque plus que l'esprit critique. Mais il ne faut pourtant pas s'y tromper : ces naïfs critiquaient déjà à leur manière le dogmatisme scolastique, eux aussi résolvaient par la croyance les questions sur lesquelles ils récusaient la raison et Kant est certainement de leur famille par l'esprit religieux qui anime sa doctrine des postulats et sa conception de l'immortalité. 

Le Criticisme.
Kant part du scepticisme de Hume, qui lui-même est issu du sensualisme de Locke ; il part aussi du dogmatisme des systèmes précédents, et qu'avait engendrés l'idéalisme cartésien. Le but qu'il se propose est de remédier aux inconvénients du scepticisme et dit dogmatisme en coupant court aux prétentions de l'un et de l'autre. Pour cela, il renouvelle l'oeuvre de Descartes ; il refait l'analyse et la critique de l'intelligence humaine, dont il veut mesurer la portée et marquer les limites. Telle est l'origine du système de Kant, le but de son entreprise; en cela il est comme un second Descartes, tout son système est une critique, et sa philosophe s'appelle le criticisme. Quoique très vaste et très compliqué, ce système est facile à saisir et à embrasser dans ses traits généraux. II renferme trois Critiques : 

1° la Critique de la raison pure, c'est-à-dire la métaphysique; 

2° la Critique de la raison pratique, ou la morale; 

3° la Critique du jugement, qui contient à la fois l'esthétique ou la théorie du beau et la philosophie naturelle.

La Critique de la raison pure.
La Critique de la raison pure, base des deux autres Critiques et de toute la philosophie kantienne, a son origine, comme il a été dit, dans le besoin de répondre à la fois aux négations ou aux attaques du scepticisme et aux affirmations hasardées du dogmatisme. Kant veut tracer à la raison ses vraies limites. Il procède par l'analyse de cette faculté, décrit ses formes, ses conceptions fondamentales et ses opérations, d'abord la sensibilité, puis l'entendement, puis la raison elle-même comme faculté de l'idéal qui nous révèle l'infini. Il sépare avec une grande sévérité ce qui appartient à la raison de ce qui provient de facultés différentes, ses notions pures et a priori des perceptions de l'expérience. Il classe et range en ordre ses éléments et ses lois, il en forme des catégories

Cette oeuvre d'analyse achevée, il en soumet les résultats à la critique, et voici le résultat où il arrive : il a distingué des notions de l'expérience ou des perceptions de nos sens les conceptions a priori, qui ne peuvent y rentrer et qui forment le domaine propre de la raison pure; dans la sensibilité, les idées de l'espace et du temps; dans l'entendement, certains principes régulateurs de nos jugements; dans la raison elle-même, les idées de l'infini, du parfait, de l'absolu. Il se demande quelle est la valeur de ces conceptions, si elles ont un bjet réel en dehors de l'esprit qui les possède, et dont elles sont comme l'essence. Sa réponse est négative. Auparavant, il institue une discussion suivie, où il essaye de prouver que la faculté qui nous donne ces idées se contredit dans ses jugements. 

Cette dialectique a pour résultat de créer, au sein de la raison elle-même, des oppositions, et de mettre en contradiction la raison avec elle-même. Sous le nom de paralogismes et d'antinomies, il fait ressortir ces contradictions auxquelles aboutit la raison lorsqu'elle veut se démontrer quelqu'une de ces vérités supérieures, objet de la métaphysique, affirmant successivement le pour et le contre, démontrant par des raisons d'égale force que le monde a commencé et qu'il est éternel, que l'âme est simple et qu'elle est composée, que l'humain est libre et que tout est soumis à un ordre fatal qu'il y a une cause première et que l'univers se réduit à une succession de phénomènes. Le résultat de cette dialectique est de jeter le trouble dans la raison. 

Comment donc sortir de ces contradictions? C'est là le secret de l'idéalisme subjectif, et la partie positive du système. Or, selon Kant, on n'en sort qu'en admettant l'incompétence de la raison à juger de ces choses, en reconnaissant ses limites, en regardant les idées qu'elle a de ces objets comme de simples formes de notre pensée, qui n'ont rien de réel ou d'objectif en dehors de l'esprit. Elles sont, en un mot, purement subjectives. Il n'y a de vrai ou de réel que l'objet de nos perceptions ou de l'expérience, plus les idées qui régularisent ces perceptions et président à nos jugements. Mais en soi tout ce qui est suprasensible, Dieu, l'âme, la liberté, la substance des êtres, nous échappent. 

Tel est le résultat de la critique de Kant. C'est le scepticisme sur les grands objets de la connaissance humaine, avec toutefois cette différence notable que le scepticisme ordinaire méconnait la raison et les conceptions à priori, tandis que Kant les reconnaît avec leur caractère de nécessité et d'universalité, mais comme simples formes ou lois de l'esprit. C'est aussi un idéalisme, mais qui n'ose rien affirmer et défend d'affirmer quoi que-ce soit sur l'objet de ses idées, un idéalisme subjectif. Kant arrive ainsi su résultat qu'il avait cru éviter; du moins en est-il ainsi en spéculation dans le domaine de la raison théorique. Heureusement, il ne sen tient pas, et ce n'est que la première partie de son système.

La Critique de la raison pratique.
A la critique de la raison théorique succède la critique de la raison pratique. Sceptique en théorie, Kant redevient dogmatique en morale. Sur le terrain de la conscience ou de la raison pratique, il relève les croyances qu'a détruites la spéculation. Il commence par l'analyse de la loi morale, dont il décrit avec rigueur les caractères. Il la distingue des autres motifs qui font aussi agir l'humain, et qui n'ont aucun de ses caractères, des motifs sensibles. II reconnaît en elle l'idée universelle et obligatoire qui seule commande à la volonté libre, l'idée du devoir. En restant fidèle à cette loi, la volonté est libre et autonome; en lui désobéissant, en cédant au penchant à la passion, à l'intérêt, elle devient esclave, elle est hétéronome ou obéit à une autre loi que la sienne. Seule cette loi commande, et ses injonctions sont absolues : de là le nom d'impératif catégorique, par lequel Kant la désigne. 

Ce principe posé, il relève sur cette base les vérités que la science spéculative avait niées ou révoquées en doute. D'abord, le devoir suppose que l'homme est libre, et voilà la liberté démontrée. Entre la vertu et le bonheur il doit exister un accord, une harmonie; mais cette harmonie est impossible dans la vie actuelle; donc une autre vie doit exister pour l'homme, et l'âme est immortelle; donc aussi elle est spirituelle. De plus, ce nouvel ordre de choses ne peut se concevoir qu'autant qu'on admet un représentant de l'ordre moral, une justice absolue : donc Dieu existe, comme être souverainement bon et juste. C'est ainsi que la morale rétablit tout ce que la métaphysique a renversé. 

Tels sont les résultats des deux critiques. II reste à les mettre d'accord; il est clair que le système manque d'unité. Kant s'est peu préoccupé de cette lacune; il a laissé à ses successeurs le soin de lever cette antinomie nouvelle. Quoi qu'il en soit, si cette contradiction fait tort au logicien, elle fait honneur à l'homme. Kant est, en effet, un grand moraliste : sa morale, pure et sévère, est à l'abri des attaques auxquelles donne prise sa métaphysique.

La Critique du jugement.
Il est moins facile de faire comprendre la troisième partie du système, la Critique du jugement. Il est, selon Kant, une autre faculté que celles d'où émanent nos jugements théoriques et pratiques, et qui réunit dans une seule aperception les deux points de vue, général et particulier, séparés dans la spéculation et la pratique; c'est celle qui saisit le beau dans la nature et dans l'art, ou qui conçoit la conformité  des fins et des moyens dans la nature. Cette faculté, qui, quand elle perçoit le beau, s'appelle le goût, et qui, quand elle saisit la fin des êtres et l'ordre naturel, est le principe des jugements téléologiques, Kant l'appelle faculté de juger (Urtheilskraft), parce qu'elle saisit et combine ensemble le général et l'individuel, le rationnel et le sensible. Elle a deux grands objets, le beau et l'harmonie des fins dans la nature. 

De là une troisième critique, non moins remarquable que les deux autres, et qui contient les vues les plus originales et les plus vraies. En suivant toujours la même méthode, Kant soumet à l'analyse les jugements du goût; il arrive à définir les caractères du beau et ceux du sublime; il détermine les caractères du sens du beau et sa fonction, ainsi que les facultés qui en dépendent, l'imagination, le génie; il étudie leurs productions, reconnaît la nature de l'art, trace la division des arts; en un mot, il pose les bases de l'esthétique. Il remplit une tâche analogue pour le jugement téléologique, et trace l'esquisse d'une philosophie de la nature au point de vue des causes finales. Cette partie n'est pas la moins ingénieuse et la moins belle de son système, malgré ses défauts et le point de vue subjectif qui reparaît ici et qui est le caractère de toute cette philosophie. 

Les analyses de Kant sur le beau et le sublime ont renouvelé ou plutôt créé cette science qu'on appelle aujourd'hui l'esthétique. Le résultat général est la prédominance du beau moral sur le beau physique. En réalité, l'âme seule est belle; le beau est ce qui nous fait éprouver un plaisir pur et désintéressé. Le sublime est dans l'âme, et non dans la nature; le sentiment du sublime nous élève au-dessus des sens, nous donne la conscience de notre grandeur morale, exerce une influence morale sur l'humain et contribue à son éducation; en épurant les passions et ennoblissant les penchants, il prédispose l'homme à la vertu, avant que la loi morale vienne établir en lui son empire. Ces idées, que le poète Schiller a développées dans ses Lettres sur l'éducation esthétique, sont en germe dans l'esthétique de Kant et le résumé de sa théorie.

Tel est l'idéalisme subjectif dans ses bases et ses principes. Quant à la forme d'exposition, il faut avouer que cette doctrine originale et profonde offre sous ce rapport peu d'attrait. Le langage de Kant, énergique et précis, clair même, dans l'ensemble et les formules générales, manque non-seulement de cette clarté populaire dont l'emploi des termes vulgaires dissimule l'obscurité réelle, mais de cette clarté supérieure et vraie qui provient de l'arrangement logique et de la gradation des idées. Son style est bizarre, pénible et embarrassé, entrecoupé de phrases incidentes et de parenthèses qui interrompent la marche régulière de la pensée. Mais les bizarreries de l'expression et les difficultés de cette langue étaient un attrait de plus pour les esprits réfléchis, opiniâtres à s'attacher à cette pensée vigoureuse et originale.

L'idéalisme subjectif après Kant

Ce que nous avons à nous demander maintenant, c'est ce qui caractérise la philosophie allemande au moment où, de l'avis de tous, elle est le plus elle-même, autrement dit, ce qu'il y a de commun entre les grands systèmes qu'elle enfante étant dans sa pleine maturité, dans son véritable âge d'or. Eh bien! ce qu'il y a de commun, ce qu'il y a de caractéristique, c'est l'éclosion, l'épanouissement soudain de la tendance idéaliste et panthéiste aussitôt après que la critique a fait son oeuvre, et sur le terrain même qu'elle a préparé. On dirait que la révolution subjectiviste opérée par Kant ait eu pour résultat essentiel de faire jaillir à ciel ouvert en sources vives et abondantes le flot d'idéalisme mystique qui, depuis des siècles, coulait de toutes parts sous le sol germanique. 

Ainsi, malgré les attaques dont elle fut l'objet, la doctrine kantienne frappa vivement les esprits et eut de nombreux sectateurs. Son influence se propagea rapidement; elle s'exerça sur toutes les branches de la science, et s'étendit à toutes las fermes de la pensée. 

« Beaucoup de bons esprits, dit Tennemann, se déclarèrent en sa faveur, s'attachèrent à la perfectionner et à la défendre. Les plus habiles surent mettre à profit ses principes pour étudier et retravailler dans des formes plus systématiques les diverses branches de la science, surtout a étendre et fortifier la méthode. » 
La logique fut développée avec succès par Salomon Maimon, Hoffbauer, Maas, Kiesewetter, Krug, Fries; la métaphysique, par Jacobi, Schmidt, Krug; la morale, par Tieftrunk, Schmidt, Haufbauer, Heidenreich, Staudlin; la philosophie du droit, par Hufeland, Buhle, Schmalz, Anselme Feuerbach, Fries, Zachariae, Poelitz; la religion naturelle, par Heidenrich, Heusinger, Schmidt, Jacobi, Tieftrunk, Krug, etc.; l'esthétique, par Heidenreich, Heusinger, Delbrück ; la psychologie, par Schnell, Maas, Hoffbauer, Fries; la pédagogie, par Niemeyer, Heusinger, Schwarz. Les branches les plus éloignées du savoir humain se ressentiront de l'influence de cette philosophie. Elle passa de la science dans les universités, où elle ne tarda pas à être enseignée. En France et en Angleterre, elle eut du mal à se faire connaître; elle trouva plus d'accès en Hollande et dans les pays du Nord.

Parmi ses partisans, il faut distinguer ceux qui ne firent qu'appliquer ou développer les principes, et ceux qui les modifièrent et les perfectionnèrent. Entre ces derniers se fait d'abord remarquer Reinhold. 

Reinhold.
Doué de sagacité et d'un vrai talent d'analyse, Reinhold aperçut très bien quelques-uns des vices de cette doctrine : il remarqua surtout qu'elle était trop spéculative et logique, qu'il lui manquait un point d'appui suffisant dans la conscience humaine, et il chercha à le lui donner. Selon lui, Kant, tout en étudiant la faculté de connaître dans ses formes, avait négligé la faculté représentative : il entreprit d'en faire l'analyse. Il voulut fonder ainsi une théorie élémentaire qui servit de base positive à la logique et à la métaphysique, ou à la critique de la raison. Mais sa théorie de la faculté représentative, malgré des aperçus vrais et des observations justes, est trop faible et incomplète pour le but qu'il se propose lui-même l'abandonna, frappé des objections qui lui étaient faites. Il y substitua une critique du langage, où il voit la principale source des erreurs et des malentendus en philosophie. Il revint à une nouvelle analyse de la faculté de penser, entreprise au-dessus de ses forces, qui satisfit aussi peu les contradicteurs, et insuffisante pour combler les lacunes du système qu'il voulait sauver en le corrigeant de ses imperfections.

Les adversaires de Kant.
Les adversaires, en effet, ne manquèrent pas. Parmi eux, il convient d'assigner une place à part et distinguée à des hommes qui, sans parvenir à fonder un système rigoureux et solide, ne laissèrent pas d'émettre des idées naïves et justes, et d'en faire une application ingénieuse propre à éclairer certaines questions. Tels sont Schulze, Bardili, Herbart. 

Schulze.
Schulze combattit à la fois Reinhold et Kant; il se pose en adversaire de l'idéalisme et du dogmatisme. Selon lui, nous sommes condamnés à faire usage de nos facultés sans pouvoir contrôler leur valeur ni remonter à leur origine. Le rôle de la raison humaine dans la science est d'accepter les faits fournis par ces facultés, d'en constater les conditions et d'en suivre le développement. II repousse la discussion des premiers principes, qu'il admet comme vérités de sens commun. II est, selon son expression, moins sceptique qu'antidogmatique. Mais cette doctrine indécise, si elle émet des vues sages, ne peut aboutir à un véritable système.

Bardili.
Bardili, tout en attaquant vivement Kant et les autres philosophes, a une prétention plus haute, celle de réformer la philosophie en la ramenant à une sorte de logique mathématique dont la base est le principe de contradiction : sa conception est ingénieuse, mais étroite et manque de portée. 

Herbart.
Le retour au réalisme sur les débris de l'idéalisme est la pensée dominante de Herbart; il répudie le système des catégories de Kant et la critique des facultés; il veut que l'on parte des données positives de la connaissance humaine, et que sur cette base expérimentale on élève l'édifice de la science : celle-ci consiste donc simplement à coordonner les connaissances; son progrès ne saurait modifier les données fondamentales, mais seulement les expliquer. C'est une protestation savante et ingénieuse contre les conséquences du doute introduit par la critique de Kant sur les principaux objets de la connaissance. Herbart essaye aussi d'appliquer la méthode mathématique à la philosophie : c'est ainsi qu'assimilant les facultés humaines à des forces, il essaye de calculer leur intensité et leur jeu combiné, comme on fait dans la mécanique.

L'école du sentiment.
A côté de ces tentatives isolées, nous voyons apparaître en face de l'école de Kant une autre école, qui proteste contre ses conséquences au nom d'un autre principe: c'est celle dont Jacobi est le chef. Le caractère de cette école est facile à expliquer. Le système de Kant, c'est le scepticisme, au moins en spéculation; ses conséquences deviennent redoutables dès qu'on ôte les contradictions. La méthode est le raisonnement abstrait. La réalité et la vie risquent d'être étouffées sous les formules du criticisme; ce système, éclos de la réflexion, dédaigne tout autre moyen de parvenir à la vérité; il méconnaît les droits de la raison spontanée ou intuitive, les actes primitifs de l'intelligence, qui pourtant sont le vrai berceau de la connaissance humaine, et la foi qui devance la certitude. 

C'est là ce que l'école nouvelle prétend relever en montrant les abus et les dangers de la spéculation. Elle s'intitule l'école du sentiment. Elle excelle à dévoiler les vices du formalisme kantien; elle s'efforce de réintégrer l'âme et l'intelligence dans ses actes antérieurs à la réflexion. Ses représentants sont des esprits éminents des écrivains distingués; ils rejettent les formules de la science aride; ils exposent leur doctrine dans un langage spirituel, éloquent, poétique, plein de sève et d'éclat, mais peu méthodique. 

Hamann.
C'est d'abord Hamann, le mage du Nord, comme il se surnommait lui-même, dont les nombreux écrits sont semés de pensées profondes, exprimées sous une forme énigmatique et sentencieuse qui rappelle les réponses des anciens oracles. 

Herder.
C'est ensuite Herder, éloquent auteur des Idées sur la philosophie de l'histoire, qui s'attache à retrouver le génie des anciens peuples dans les monuments de leur littérature. A la critique de Kant, il oppose une autre critique, oeuvre faible, mais empreinte de cette pensée vraie, que l'abus de la réflexion et du raisonnement peut amener les plus grands écarts en philosophie.

Jacobi.
Mais l'adversaire le plus redoutable de Kant, celui qui porta les coups les plus rudes à sa philosophie, c'est Jacobi lui-même; il met très bien à nu le vice radical de ce système et le réfute éloquemment. II fait voir qu'antérieurement à la réflexion il y a une première aperception de la vérité. C'est ce qu'il appelle le sentiment, d'où naît la foi, et la foi est la base de toute certitude. La foi, ici, n'est pas celle qui se fonde sur l'autorité ou le témoignage historique, mais une foi plus générale, dont l'origine est une révélation intime antérieure à la réflexion. Mais cette doctrine échoue quand il s'agit de se formuler et de construire un système; la partie critique est la meilleure; la théorie est faible et se borne à l'énoncé du principe. Encore Jacobi confond-il souvent l'imagination avec le sentiment, qui est la forme spontanée de la raison elle-même. II finit pourtant par reconnaîre cette identité du sentiment et de la raison dans l'intuition rationnelle; mais il oppose la raison à elle-même, en niant la légitimité et l'importance de la réflexion, qui, seule, en réalité, peut fonder la science.

Fichte.
II fallait autre chose qu'une protestation éloquente appuyée sur un fait réel, pour renverser un système aussi fortement organisé que celui de Kant. Aussi la philosophie kantienne triompha des attaques et des critiques; mais ses lacunes et ses défauts n'étaient pas moins dévoilés. Pour les esprits spéculatifs, ce qui était surtout palpable, c'était le défaut d'unité dans le système; il fallait chercher à y remédier. Une telle entreprise appelait un philosophe capable de remanier les bases du système et d'élever un nouvel édifice. Ce continuateur indépendant, qui achève la pensée de Kant en la modifiant, c'est Fitche

Penseur hardi, original et profond, dialecticien rigoureux, métaphysicien subtil, Fichte reprend le principe de la philosophie de Kant et le simplifie; il en efface les contradictions et en tire toutes les conséquences. Il élève ainsi un système nouveau, échafaudage pénible ment construit, oeuvre d'une dialectique artificielle et subtile, mais qui montre parfaitement où devait aboutir cette philosophie, qui, niant l'objectivité des idées de la raison, fait de ces idées de simples formes de la pensée. 

Fichte pose le moi comme base et principe de tout savoir et de toute réalité; il en tire et le monde avec ses lois, et Dieu, qui devient ainsi une création de la pensée humaine. Au foyer de la conscience, dans le moi, principe de la personnalité humaine, se concentrent l'univers et Dieu. Le moi se pose lui-même dans la conscience qu'il a de son activité libre; ensuite il se dédouble et se pose en face de lui-même; il crée ainsi sa nature; le monde est son propre développement. Au fond du moi et de l'univers créé par le moi appareil Dieu, l'idéal de la pensée, l'infini.

Tel est en substance le système de Fichte. C'est, en réalité, celui de Kant dégagé de ses contradictions et rigoureusement développé. Ici unité parfaite; tout est conséquent, sinon raisonnable. Mais, qu'on ne s'y trompe pas, sous le moi humain est le moi divin, et la personnalité humaine s'efface dans l'activité abolue de l'être infini dont le moi humain n'est qu'une forme ou un mode. C'est donc le panthéisme qui est au fond de ce système et qui succède à l'idéalisme et au scepticisme. Fichte s'efforce d'établir ces principes, et sur cette base il élève l'édifice entier de la science et de la croyance humaines. C'est un effort gigantesque où il déploie, avec une vigueur incomparable, toutes les ressources d'une dialectique subtile et ingénieuse. 

Ce système heurtait trop fortement le sens commun et la raison pour prendre possession des esprits; mais il a le mérite d'achever la pensée de Kant et de rendre nécessaire un développement nouveau de la philosophie allemande. D'ailleurs, Fichte n'a pas épuisé tout son génie à construire cette oeuvre de métaphysique; il a aussi abordé tous les grands problèmes de la philosophie morale. Il a développé avec éloquence des doctrines où l'on reconnaît les principes du stoïcisme ancien sous une forme appropriée à la pensée moderne. Le droit naturel surtout lui doit beaucoup; il a essayé de faire de cette branche de la philosophie une science exacte et rigoureuse. II a continué ainsi les travaux de Montesquieu et de Rousseau sur le terrain de la théorie et de la science spéculative

Ecrivain non moins éloquent que puissant dialecticien, Fichte a appliqué ses principes la politique, et ses rendu illustre par son ardent patriotisme. Ses discours à la nation allemande enflammèrent la jeunesse des universités au moment où l'Allemagne se leva pour secouer le joug de la domination française. Ses oeuvres morales sont remplies de pensées élevées et de nobles sentiments, indépendants de tout système; ses idées sur la destination de l'homme en général, du savant et de l'homme de lettres, offrent ce caractère. Enfin, dans les derniers temps de sa vie, Fichte semble reconnaître lui-même ce qu'il y a de faux et d'artificiel. dans son système; il distingue la foi de la science, et revient au point de vue de Jacobi. C'est dans cet esprit que sont composés ses derniers ouvrages, empreints d'un sentiment religieux et mystique.

Avec Fichte l'idéalisme subjectif a dit son dernier mot; ce système est constitué dans ses principes, développé et formulé dans ses conséquences. Il a acquis ce qui lui manquait, l'unité. Mais, si la conception témoigne d'un puissant effort de la pensée si, dans les détails, de grandes vérités ont été émises, des points traités avec originalité et avec profondeur, les défauts sont encore plus frappants que les qualités. Un pareil système ne pouvait satisfaire la raison; ce qu'il a d'abstrait, de chimérique, de contraire su bon sens et à la réalité, choque au premier abord. Ce système fait violence aux instincts les plus naturels à l'humain. Le sens de la réalité extérieure, la foi à l'être absolu, présent dans l'univers comme dans l'âme humaine, devaient non seulement protester, mais amener une réaction dans le domaine de la science. Aussi la philosophie allemande va entrer dans une phase nouvelle : à l'idéalisme subjectif succède un autre système, l'idéalisme objectif qui tout en conservant les résultats des systèmes précédents, cherche à ressaisir Ie côté réel, objectif, absolu des choses, et à concilier les deux termes.

L'empreinte de Fichte.
Fichte ne pouvait fonder une école; mais sa doctrine n'en exerça pas moins une grande influence; on en retrouve l'esprit et les tendances dans une foule d'auteurs tels que J.-P. Richter, Fr. Schlegel, ou le poète mystique Novalis, etc., dont les écrits sur la métaphysique, la psychologie, la morale, la religion, l'art ou la littérature portent l'empreinte de la pensée générale qui fait le fond de cette philosophie.

L'idéalisme objectif

Le caractère de la période précédente est de tout concentrer dans l'intelligence, de faire sortir du moi ou de l'esprit tous les objets de la connaissance, le monde et ses lois, et Dieu lui-même comme idéal de la raison. Mais cette philosophie, oeuvre de réflexion puissante, est loin de satisfaire la raison elle-même, dont les idées n'ont pas de valeur, réelle, puisque leur objet s'évanouit dans les formes de la pensée. Si les facultés logiques y trouvent leur emploi, le sentiment vif de la réalité le repousse; le spectacle des choses visibles le dément; l'expérience et le bon sens réclament. Dans la sphère même du raisonnement, les contradictions abondent, dont on ne sort que par un effort désespéré en dehors du réel, au par un appel vague à la foi où au sentiment, et par un retour au mysticisme. 

La pensée ne pouvait donc s'arrêter là. Il s'agissait de reconquérir les grands objets de la croyance et de l'intelligence humaine, le côté objectif où l'objectivité, comme disent les philosophes. Pour cela, il fallait sortir des oppositions dans lesquelles la science spéculative et pratique se trouvait enveloppée depuis Kant, et qu'avaient déjà soulevées avant lui les anciens systèmes. Ce fut la tâche qu'entreprit la philosophie allemande dans la période suivante. De là est né l'idéalisme objectif ou absolu. Les deux grands systèmes qui la représentent, ceux de Schelling et de Hegel, répondent à cette idée et résolvent ce problème.

Le point de départ est, nous l'avons dit, la nécessité de sortir des oppositions accumulées par les systèmes antérieurs, oppositions qui, chez les derniers, se formulent en métaphysique sous les noms de sujet et d'objet, de relatif et d'absolu, d'idéal et de réel, de fini et d'infini, ailleurs sous ceux de la matière et de l'esprit, de la prescience divine et du libre arbitre, de la fatalité et de la liberté, du devoir et de l'intérêt, de la force et du droit, etc. Elles reparaissent dans toutes les divisions de la science et dans toutes les formes de l'activité humaine. 

Schelling.
Schelling entreprend de lever ces contradictions, en rattachant les deux termes contraires à un terme plus élevé où ils s'unissent et se confondent. Ce principe supérieur est l'Unité absolue, l'Etre un et identique, qui est la racine et la base des existences. En lui les oppositions s'effacent; il est l'absolue identité des contraires. Ce système s'appelle le système de l'identité; a sa formule est A = A.  Mais ce principe identique ne l'est pas à tel point qu'il soit une unité vide et morte. Il renferme en soi des oppositions et des différences, d'où s'engendrent la vie, le mouvement et le développement des êtres à leurs divers degrés, et où ils conservent avec leur nature commune leurs propriétés particulières et distinctives. C'est ce qu'il appelle la différence dans l'indifférence et la grande loi du développement ou du progrès universel.  Ce progrès continu reproduit l'identité dans la diversité et la diversité dans l'unité. Tout s'organise ainsi en vertu de cette loi. L'univers est ce vaste ensemble d'existences diverses où se remarque un progrès ou un développement continu et incessant. Le monde, parti de l'unité, y retourne; il offre une infinie variété d'existences, mais c'est un tout harmonieux. Tout ce qui était en germe dans le principe apparaît ici développé, manifesté, réalisé.

L'idée première de ce système n'est pas nouvelle; elle est empruntée à Platon, aux Alexandrins (Néo-platonisme), à Giordano Bruno, à Jacob Boehme, à Spinoza, à Leibniz, à Kant et à Fichte; c'est celle de l'unité et de l'harmonie universelle. L'originalité est d'abord dans la tentative d'une plus haute conciliation entre les termes opposés; elle est dans le rapport qui unit le fini à l'infini et l'infini au fini, et qui est un rapport d'identité laissant subsister la diversité, mais surtout dans cette loi du progrès et du développement où conduisent les travaux de la science moderne. Ce développement universel reproduit partout la même unité, mais à un degré supérieur ou à une plus haute puissance, enrichie de qualités nouvelles, de forces, de puissances ou de facultés. En se développant, l'unité se divise : le monde offre aussi deux grandes divisions, le monde physique et le monde moral. Au sein de la nature physique se retrouvent partout avec l'unité la variété, le mouvement, la vie, une gradation d'existences qui, sans interruption, conduit jusqu'aux premières manifestations de l'intelligence

Dans le monde moral, la même unité reparaît avec toutes les formes précédentes, auxquelles s'ajoutent des qualités nouvelles, la conscience, la raison, la liberté. C'est le monde idéal, qui lui-même se développe et parcourt dans son développement toutes les phases de l'humanité et de la civilisation. Les êtres du monde physique et du monde moral conservent, avec leurs différences essentielles, une radicale identité, celle du principe qui est en eux, qu'ils développent et manifestent. La nature et l'humain renferment au fond les mêmes lois, révèlent la même substance, expriment la même pensée. La nature suit ces lois d'une manière fatale et aveugle; dans l'humain, cette loi s'apparaît à elle-même, la force se détermine par elle-même, elle devient consciente et libre. Ainsi la nature et l'homme sont sortis du même principe. Ce principe lui-même n'existe et n'agit qu'à la condition de se développer et de se révéler à lui-même dans l'univers. II se développe à travers les règnes de la nature, les degrés et les formes du monde physique et moral, dans le minéral, la plante, l'animal; dans l'humain, les différentes formes de l'humanité, dans le monde civil ou de l'histoire; dans les institutions sociales, la religion, la philosophie, l'art : formes variées, degrés différents, manifestations diverses du même principe, de la pensée et de l'activité divines.

Schelling prétend ainsi lever toutes les difficultés jusqu'alors insolubles dans la science, expliquer tous les mystères de la raison et de la philosophie. L'absolu, telle est la conception fondamentale de ce système. II faut y ajouter l'idée du développement qui lui est inhérente et qui le distingue. Cette idée substitue à la création par un acte libre de la volonté divine une manifestation nécessaire de Dieu : le monde est le développement éternel de la substance infinie, et lui-même est infini. Cette conception, Schelling l'appliqua d'abord à la nature; il fonda une philosophie de la nature; c'est le nom que prit son système. Il aborda ensuite les questions de l'ordre moral, de la religion, de l'histoire, du droit naturel, de l'art. Ce système séduisit surtout les savants par la facilité avec laquelle il levait des difficultés jusque-là réputées insolubles, comme aussi par la manière dont il  se met d'accord avec les grands résultats de la science moderne. Dans l'ordre moral le succès fut moindre. Le panthéisme appareil ici avec toutes ses conséquences et crée de nouvelles difficultés. Cependant, là encore, il eut des vues profondes et répandit de vives clartés.

Les problèmes relatifs à la Providence, à la révélation et à la tradition, à l'histoire et à l'interprétation des fables mythologiques, au droit et la politique, à l'art et à la poésie, furent agités avec un zèle et une ardeur inconnus, au point de vue de la philosophie nouvelle. 

A côté des mérites brillants et réels devaient bientôt apparaître aussi les défauts, et ils étaient non moins frappants. Sans parler du panthéisme et de ses conséquences, de la difficulté de laisser intactes les assertions morales et religieuses dans un système où la personnalité divine et la liberté humaine sont également menacées et ouvertement compromises, le système contenait des vices et des lacunes qui, aux yeux des philosophes et des savants, devaient le rendre insuffisant. D'abord, le principe s'affirme et ne se prouve pas; il se justifie simplement en se développant, et reste ainsi une hypothèse. Pour être compris, il en appelle à l'intuition faculté qui conçoit l'absolu, c'est-à-dire l'identité du réel et de l'idéal. Le mysticisme et le dogmatisme y reparaissent. Ce système n'a pas l'unité qu'il annonce; de grandes lacunes s'y font sentir. Souvent les difficultés sont éludées plutôt que résolues. L'auteur a beaucoup varié dans l'exposition de ses idées; il excelle à émettre de grandes vues et à tracer des esquisses générales, mais il ne sait ni entrer dans les détails, ni organiser la science dans toutes ses parties. S'il réussit dans l'attaque, il est moins habile à se défendre. Son style, éclatant de poésie, plein de richesse et de grandeur, manque de clarté continue. Les images abondent à côté des formules sèches et vides. Une marche  fragmentaire, de grandes vues ensemble, et point d'exposition régulière, voilà des défauts chez un philosophe qui veut fonder un système durable et gouverner les esprits. Cela n'empêcha pourtant pas Schelling d'avoir de nombreux disciples, au moins pour un temps.

L'école de Schelling.
Le système de Schelling imprima une grande et féconde impulsion aux esprits, et suscita une foule de travaux et de recherches de tout genre dans la science, l'histoire, la littérature, la théologie. Les sciences physiques ressentiront d'abord cette influence. On peut compter parmi les disciples de Schelling des naturalistes comme Oken, Klein, Steffens Carus, Schubert. Une foule de théologiens philosophes, de moralistes, d'archéologues, d'historiens, de jurisconsultes reproduisirent aussi plus ou moins fidèlement l'esprit de la nouvelle école, entre lesquels on doit citer Solger, Franz Baader, Krause, Goerres, Eschenmayer, Ast, Rixner, Stahl, etc.. Cette impulsion se communiqua même à la poésie, à l'art et à la littérature. On en trouverait des traces non équivoques dans les poésies de cette époque et dans les oeuvres des artistes.

Mais les défauts déjà relevés chez le maître sont beaucoup plus sensibles chez ses disciples : ceux-ci se mirent à parler un langage énigmatique et mystique, à dogmatiser au lieu de raisonner. Le mysticisme et la poésie envahirent la science. La philosophie entonna des hymnes et rendit des oracles. Ainsi s'explique l'apparition de Hegel et de son système.

Krause.
Dans ce tableau, le système de Krause occupe une place à part, ne serait-ce que parce que comme ayant eu le plus de succès. C'est en réalité une variante de la philosophie de Schelling, combinée avec celle de Leibniz. L'auteur, voulant échapper au panthéisme et à ses conséquences, conserve à Dieu et aux êtres de la création leur individualité et leur personnalité; il conçoit le monde comme un tout harmonieux relevant d'une cause ordonnatrice et distincte; mais les difficultés sont plutôt masquées que résolues. Ce système a trouvé quelques adeptes, notamment en Belgique (Ahrens) et surtout en Espagne où il domine la pensée entre 1850 et 1875 (Julian Sanz del Rio, Francisco de Paula Canalejas, Manuel de la Revilla, etc.), et l'on s'est appliqué surtout à en tirer des applications à la science sociale.

Hegel.
Esprit sévère et méthodique, doué à la fois d'une faculté puissante de réflexion et d'analyse et de l'esprit de systématisation ou de synthèse, Hegel était l'homme le plus capable de saisir ces défauts et d'y porter remède, de reprendre et de continuer en la préformant l'oeuvre commencée de la nouvelle école. Tout d'abord il vit le danger que courait la philosophie; aussi son premier soin fut d'écarter la poésie de son langage, d'organiser la science dans son ensemble et dans toutes ses parties. Dans ce but, il crée des formules exactes et précises, et donne pour base à la philosophie la logique, qui pour lui d'ailleurs se confond avec la métaphysique. C'est d'abord et surtout en cela que consiste l'originalité de sa doctrine un opposition avec celle de Schelling, dont il adopte, du reste, la conception première et fondamentale. La logique, pour Hegel, n'est pas une simple description des formes de la pensée; ses formules représentent le développement de la pensée absolue et les lois mêmes de l'univers. La logique de Hegel est tout son système en abrégé.

Hegel accepte pour commencer le principe de l'identité posé par Schelling, le combine avec celui du développement dialectique posé par Fichte, et fonde le système de l'idéalisme absolu. L'idéalisme absolu diffère de l'idéalisme subjectif, en ce que, au lieu de voir dans les choses finies des phénomènes pour nous, n'existant que dans notre conscience, il y voit des phénomènes en soi, ayant le fondement de leur existence, non en eux-mêmes, sans doute, mais dans l'idée divine universelle. La raison universelle se manifeste dans la nature et dans l'esprit dont elle est le fonds commun. En eux elle s'extériorise, pour ainsi dire, et passe par un développement progressif des degrés inférieurs aux degrés supérieurs de l'être, pour revenir toujours à elle-même. En tant qu'elle consiste à embrasser par la pensée cette évolution de la raison absolue, la philosophie a pour forme nécessaire la méthode dialectique, « qui reproduit dans la conscience du sujet pensant le mouvement propre du contenu pensé-».

Ainsi, à l'identité absolue de Schelling, Hegel va pouvoir substituer un principe plus simple qu'il appelle la notion ou le concept. C'est l'idée abstraite, dépouillée de toute forme et de tout attribut; mais ce principe, doué d'une activité propre et d'une virtualité féconde, se développe, et, en se développant, revêt successivement toutes les formes de l'être et de la pensée. Dans une série d'évolutions qui marquent avec le progrès de l'idée la gradation des existences, l'idée se pose ou se détermine; puis elle s'oppose à elle-même, se contredit ou se nie; enfin elle surmonte cette contradiction et en triomphe. Elle passe ainsi à une forme supérieure et toujours de même, triomphant ainsi de toutes les oppositions, se niant et s'affirmant, se retrouvant dans un troisième terme qui concilie les contraires; elle arrive ainsi à réaliser ce qui est en elle, et à produire toutes les existences de la nature et de l'esprit en vertu d'un progrès qui est sa loi même ou son essence.

La raison absolue s'aliène en quelque sorte dans la nature, et se retrouve elle-même dans l'esprit. Son développement spontané comprend donc ces trois phases, la thèse, l'antithèse et la synthèse; et la philosophie comprend ces trois parties : la logique, ou étude de la raison en soi, en tant qu'antérieure à la nature et à l'esprit; la philosophie de la nature; la philosophie de l'esprit.

Mais il ne faut pas être dupe de ces divisions, sous lesquelles se cache le monisme le plus absolu. Monisme religieux? Oui, sans doute, nouvelle et dernière grande forme du panthéisme, nouvelle et dernière grande manifestation du vrai fond de la pensée allemande. Seulement, tout panthéisme est susceptible de deux interprétations opposées, verse plus ou moins dans le mysticisme ou le matérialisme, selon qu'il incline vers l'infini ou vers le fini, vers Dieu, l'esprit et la liberté, ou vers le monde, la matière et la nécessité. Hegel lui-même ne tient pas toujours égale la balance : la division fut profonde entre ses disciples qui, tout en continuant à se réclamer de lui, formèrent une « droite », une « gauche » et un « centre-». 

Il nous est impossible de suivre l'auteur dans le développement de son système, où l'on retrouve, avec les graves défauts du système précédent, et d'autres qui lui sont propres, des qualités qu'il serait injuste de méconnaître : une puissante et vaste synthèse, et une analyse non moins remarquable de toutes les formes de la pensée et des objets de la connaissance humaine. A l'opposé de Schelling, Hegel entre dans tous les détails des questions; il poursuit son principe dans toutes ses applications, et alors il sème sur son chemin une foule de vues originales, ingénieuses, souvent vraies et profondes, qui font de ses écrits, malgré leur obscurité, une lecture pleine d'instruction et d'intérêt pour celui qui sait vaincre cette difficulté. Hegel, que l'on a comparé sous ce rapport à Aristote, embrasse toutes les divisions du savoir humain; rien n'échappe à ses analyses et à ses formules. Son système est une vaste encyclopédie. Il aboutit à une sorte d'éclectisme qui donne une place à tous les systèmes antérieurs anciens et modernes et prétend les concilier. Restent les défauts de ce système: 

1° le caractère hypothétique du principe; 

2° la difficulté de concevoir comment d'une notion vide où l'être et le néant se confondent peuvent sortir toutes les formes de l'existence et de la pensée, les attributs de l'Être divin, les lois et les existences du monde physique et moral; 

3° les vices de la méthode, le dédain de l'expérience, l'abus du procédé a priori et de l'hypothèse;

4° l'obscurité et l'étrangeté du langage, une exposition hérissée de formules, des termes souvent intintelligibles, la facilité de se payer de mots au lieu de résoudre les questions, tous les inconvénients du formalisme.

Après Hegel

Il faut renoncer, croyons-nous, à dresser un tableau à la fois complet et systématique de la philosophie allemande depuis Hegel jusqu'à la fin du XIXe siècle. Elle a suivi les voies les plus diverses. Après cette prodigieuse floraison de systèmes, la fécondité spéculative de l'Allemagne a pour le moins subi un temps d'arrêt. L'esprit positif, affermi et enhardi par le progrès des sciences, a pris le dessus, ou du moins a tempéré l'esprit métaphysique, trop porté à se griser de son propre vin et à mépriser l'expérience. 

Herbart.
Herbart (1776 -1841), dès la période précédente, avait inauguré un nouveau genre de recherches, en s'efforçant d'appliquer à l'étude des faits psychiques la méthode des sciences exactes. Il avait eu pour maîtres Fichte, Kant, Hegel, mais il s'efforça de réagir contre leurs systèmes idéalistes, et il soutint que la philosophie théorique n'est qu'un rêve de notre imagination, et que seuls le doute méthodique de Descartes et l'examen expérimental peuvent conduire à des résultats pratiques.

Les choses n'existent pas seulement dans notre pensée, mais elles existent réellement et indépendamment de la raison qui les pense. La spéculation doit donc avoir pour base l'observation et l'expérience. Une philosophie qui ne s'édifie pas sur les données positives de la science opère à vide.

Admettre avec Hegel que la contradiction existe dans les choses, c'est un paradoxe et non une solution. Le travail philosophique doit justement commencer par débarrasser les idées générales des contradictions qu'elles renferment l'être ne comporte ni négation, ni limitation; il est ce que Platon et Parménide ont appelé l'un et ce que Spinoza appelle la substance.

Mais, selon Herbart, il y a pluralité d'êtres réels ou d'unités qui ne subissent aucun changement intérieur. L'objet sensible renferme autant de réalités que de propriétés distinctes. Le changement cependant existe, et s'il n'affecte pas les substances elles-mêmes, il est l'effet, de leurs relations mutuelles. 

Herbart a tenté d'expliquer ces relations par des formules mathématiques. Il en a même fait l'application à l'étude de l'âme, ce qui donne à sa philosophie une allure positive et scientifique.

Schopenhauer.
Arthur Schopenhauer, à vrai dire, a été le chef de la réaction violente qui a suivi la mort de Hegel, le grand agent de dissolution du nouveau dogmatisme. On sait qu'il appelle Fichte, Schelling et Hegel « les trois sophistes », et qu'il résume ainsi le secret de leur fortune : 

« diluez un minimum de pensée dans cinq cents pages de phraséologie nauséabonde, et fiez-vous pour le reste à la patience allemande. » 
Sa grande prétention est de n'être ni panthéiste, ni hégélien, ni de la même lignée, pourrait-on dire, qu'aucun philosophe de son pays et de son temps. 
« Le panthéisme, dit-il, est tombé si bas et a conduit à de telles platitudes, qu'on est arrivé à l'exploiter pour en faire un moyen de vivre, soi et sa famille. La principale cause de cet extrême aplatissement a été Hegel, tête médiocre, qui, par tous les moyens connus, a voulu se faire passer pour un grand philosophe, et est arrivé à se poser en idole devant quelques très jeunes gens, d'abord subornés, et maintenant à jamais bornés. De tels attentats contre l'esprit humain ne restent pas impunis. »
Mais surtout, selon Schopenhauer, l'erreur de ses devanciers est d'avoir exagéré la valeur de l'intelligence, d'en avoir fait le principe de la connaissance et de la réalité. En cela, il est à peu près d'accord avec Kant; mais il exagère la doctrine de ce dernier, et non seulement il reconnaît à la volonté la valeur spéculative, mais il en fait le principe de tout ce qui est, la substance même de l'univers. Aveugle et inconsciente dans le règne inorganique, dans le règne végétal et animal, elle prend conscience d'elle-même dans le cerveau humain. Schopenhauer établit ainsi le primat de la volonté sur l'intelligence, qui n'est que la volonté consciente qui se manifeste dans le temps et l'espace.

Ces formes étant idéales, il s'ensuit que le monde dans lequel nous vivons n'est qu'une illusion. Le panthéisme de Schopenhauer affecte ainsi de se rapprocher des systèmes hindous que le philosophe connaissait et aimait. Il leur emprunte leur pessimisme. Ce monde est mauvais puisqu'il est illusoire : de plus, la volonté se manifestant
dans l'humain par le désir et l'effort, celui-ci est sans cesse tourmenté de nouveaux besoins qu'il faut satisfaire; or, le besoin et l'effort créent la souffrance. L'amour, dont Schopenhauer fait une étude curieuse, nous trompe. Il représente inconsciemment le génie de l'espèce qui veille et se sert de nous, de notre personnalité, pour arriver à des fins qui nous sont étrangères. Le sage doit se délivrer de l'effort. L'intelligence doit tuer la volonté. Le néant est l'état le plus heureux vers lequel nous puissions tendre; encore ne faut-il pas se suicider, car dans cet acte éclate la force d'une volonté inconsciente.

Au cours de son livre sur la Nature comme volonté et représentation, Schopenhauer consacre à l'art et surtout à la musique des pages d'une profonde originalité. C'est par l'art que nous arriverons à la délivrance. C'est une préparation à la vie morale. Le devoir, si nous voulons nous y consacrer, nous élèvera au-dessus de l'illusion, et fournira à la vie un but digne d'être recherché. La première des vertus dans cette voie nouvelle est la sympathie et le sacrifice.

Challemel-Lacour, dans une étude sur Schopenhauer, a vu en ce philosophe « avant tout un peintre de la vie et des humeurs des hommes, un moraliste dans le sens français du mot », un moraliste « instruit, à l'école de Montaigne, de La Rochefoucauld, de La Bruyère, de Vauvenargues, de Chamfort », et qui est comme eux « sans illusion sur les hommes ». Il diffère d'eux seulement en ce que, « spectateur moins désintéressé, ses idées portent sur une base métaphysique ».

Nietzsche.
Dans un style plein de lyrisme, Nietzsche, lecteur de Schopenhauer, a proclamé la doctrine du développement individualiste, de l'augmentation de la vitalité, de l'effort par lequel l'humain doit se dépasser sans cesse lui-même, en tenant pour bien tout ce qui aide la vie, et pour mal tout ce qui est nuisible à la vie : l'amour enthousiaste de la vie fut ainsi  le principe invariable de sa philosophie. D'autre part, il avait hérité des chrétiens énergiques et pieux qui furent ses ancêtres l'habitude de la lutte contre soi-même et d'une sorte d'ascétisme cruel. Il essaya de résoudre le problème suivant : Par quels moyens peut-on, tout en admet tant les prémisses pessimistes de Schopenhauer, rejeter sa conclusion, qui est la négation du vouloir-vivre?

Ce fut l'art qui fournit à Nietzsche sa première solution du problème. L'art apporte en lui la justification de l'univers, qu'il permet de concevoir comme un phénomène esthétique. La « volonté » primitive s'affranchit constamment de ses propres souffrances en contemplant les visions libératrices de l'art. Selon qu'il exprime le monde comme volonté ou comme représentation, l'art est dionysien (musique) ou apollinien (arts plastiques, récit, dialogue). Le drame wagnérien, qui réalise la synthèse de ces deux formes, est parfait et par excellence rédempteur. 

Puis le philosophe essaya d'échapper au pessimisme autrement que par l'« illusion », et ce fut le deuxième stade de sa pensée. Nietzsche exalte maintenant la connaissance, dont il retrouve des éléments obscurs jusque dans le sentiment et l'instinct, et sur laquelle il essaye de fonder une morale sociale.

Dans une dernière évolution de sa pensée, Nietzsche fait la critique de la Connaissance et ve qu'elle ne peut fournir aucune règle de vie. Cette telle que nous la vivons aujourd'hui, nous devrons la vre des milliers de fois. Il s'agit donc de l'accepter
joyeusement : on n'échappe au pessimisme que par un héroïque effort de volonté et d'imagination. Cet effort, constamment répété, qui aura à  passer par  la douleur, par le dégoût de la multitude, par le renoncement à l'idéal chrétien, ascétique et démocratique, doit transformer l'homme en un être supérieur : le surhomme. 

La culture intensive de l'énergie le devient, pour Nietzsche, le principe de toute morales idées chrétiennes de pitié et de résignation, l'idée moderne d'égalité lui apparaissent comme de fausses valeurs; il leur oppose la volonté de puissance et fonde sur cette valeur nouvelle une éthique individualiste. Une telle philosophie peut paraître justifier la férocité des pires égoïsmes; du moins faut-il remarquer que Nietzche n'appelle à la surhumanité qu'une élite d'« hommes supérieurs », et qu'il renvoie les médiocres à la foi et à l'esclavage. C'est une doctrine d'aristocratie intellectuelle plutôt que de brutal égoïsme. 

Hartmann.
Selon Hartmann, autre disciple, mais aussi contradicteur de Schopenhauer, l'univers est la manifestation d'une volonté inconsciente, guidée par l'idée (au sens platonicien), et qui tend à ses fins comme si elle avait l'intelligence des moyens qui lui sont nécessaires. Hartmann est moniste. La « pensée » logique et la « volonté » illogique se confondent dans l'Inconscient, c'est-àdire dans l'esprit inconscient qui anime le monde. 

Hartmann  pense, comme Schopenhauer que mal l'emporte nécessairement dans le monde sur le bien. Mais il tempère le pessimisme absolu et négatif de Schopenhauer, tout en combattant l'optimisme de Leibniz et de Hegel. Le pessimisme est, chez lui, un motif de renonciation à l'égoïsme, qui s'oppose à l'évolution, au progrès. Ce progrès nous conduira à la conscience du mal fondamental du monde.

L'école hégélienne.
Paul Janet, dans le premier chapitre de son livre sur le matérialisme se son temps en Allemagne, retrace en quelques pages très nettes le tableau des divisions de l'école hégélienne après 1833. Le théisme, le panthéisme et l'athéisme se partagèrent, selon lui, l'héritage de Hegel. De ces trois fractions, la plus puissante et celle qui remua le plus les esprits, ce fut la plus hardie, la dernière. Karl Michelet et David Strauss sont encore fidèles à l'esprit du maître, distinguent encore ridée et la nature, mais leur école paraît déjà agressive en déclarant « que Dieu n'est personnel qu'en l'homme et que l'âme n'est immortelle qu'en Dieu. »

Bientôt, au-delà de cette gauche se forme une extrême gauche, qui efface la distinction de la nature et de l'idée : c'est le groupe de Feuerbach, Bruno Bauer, Max Stirner, Arnold Ruge, groupe auquel donne la main celui des matérialistes formés à l'école des sciences naturelles : Moleschott, Karl Vogt, L. Büchner. 

Entre les uns et les autres il y a cette différence, que le matérialisme de ceux-ci repose sur la science et principalement sur la physiologie, tandis que celui des autres, né de la dialectique pure, a un caractère tout logique et abstrait, qu'accuse plus encore la passion qui l'anime. Pendant ce temps, le centre hégélien s'efforce de tenir la balance égale entre l'esprit et la nature, et la droite abonde de plus en plus dans le sens spiritualiste et religieux, ayant pour organe la revue philosophique de Halle (Zeitschrift für Philosophie und philosophische Critik), et pour principaux représentants Fichte, le fils, Ulrici, Michelis, etc. 

A côté de la philosophie.
Par ses historiens de la philosophie, l'Allemagne des dernières décennies du XIXe siècle jette, il faut le dire, plus d'éclat que par sa philosophie proprement dite. II suffit de rappeler les noms considérables de Ritter, de Kuno Fischer, d'Eduard Zeller, entre mille chercheurs qui, depuis Tenneman et Tiedemann, ont exploré en tous sens le champ de l'histoire de la philosophie et restitué avec une précision jusqu'alors inconnue, soit telle doctrine particulière, soit une période entière, soit une longue suite de siècles. On doit à Th. Ribot l'histoire de l'école qui, dans l'ordre dogmatique, a ouvert peut-être les voies les plus nouvelles et montré, sinon toujours le plus de puissance, au moins le plus de patience et d'originalité; il s'agit de l'école de psychologie expérimentale, s'il n'est pas abusif de donner ce nom d'école à un coupe de chercheurs indépendants les uns des autres, qui n'ont guère de commun que le goût des faits et des méthodes scientifiques. 

Waitz, Lazarus, Steinthal continuent Herbart, en fondant la « psychologie ethnographique ». Beneke s'efforce de faire de la psychologie une science naturelle aussi positive qu'aucune autre, et d'asseoir sur cette « physique des moeurs » une théorie positive de l'éducation. Lotze, physiologiste et philosophe, combine d'une façon toute personnelle, avec une forte tendance métaphysique et religieuse le goût passionné de l'expérience. Mïller, Weber, Stumpf, Hering, Helmholtz, se partagent sur l'origine de la notion d'espace. Fechner fonde la « psychophysique », ou du moins esquisse le premier une « théorie exacte des rapports entre l'âme et le corps et, d'une manière générale, entre le monde physique et le monde psychique ». Wundt donne toute une psychologie physiologique, pendant que Horwicz étudie surtout le sentiment et que Helmholtz procédant à l'analyse des éléments de la sensation par les méthodes les plus puissantes, porte cette analyse au plus haut degré de précision.

Dans la pédagogie pas plus que dans les autres branches des sciences philosophiques il n'y a unité de doctrine. Point d'école souveraine et dominante : chacun applique à l'éducation sa connaissance de l'humain et sa conception de la vie. Herbart, Beneke, et depuis eux Julius Bahnsen, auteur d'un curieux essai de «-Caractérologie » écrit spécialement en vue des applications péda gogiques, semblent être, après Kant et Pestalozzi, les principales sources philosophiques où s'alimentent plus ou moins directement les publications innombrables qui agitent les questions d'enseignement et d'éducation devant un public pour qui elles sont d'un intérêt inépuisable. 

En 1900, la philosophie allemande n'est pas dans une période d'éclat comparable à celles qu'elle a connues; elle est, au contraire, dans une période de grande confusion ; mais cette confusion n'empêche pas, tant s'en faut, la vitalité. Ceux qui n'ont pas le goût exagéré des systèmes absolus, des écoles closes, sont en droit de ne voir qu'une heureuse liberté dans l'extrême diversité et la modestie relative des opinions qui occupent alors la scène. La tradition nationale, essentiellement idéaliste et religieuse, domine encore dans l'enseignement des universités, là où il est dogmatique; la vieille tendance panthéiste et mystique n'est pas morte. (H. M. / B-D.).

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