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La peur

La peur est une espèce de crainte. La crainte est l'émotion que nous ressentons à la pensée d'un péril quelconque. La peur est l'émotion que nous ressentons à la pensée d'un péril actuel. Le psychologue doit analyser la peur, en rechercher la cause, les espèces, les remèdes. 

La peur est, avant tout, une émotion douloureuse, une souffrance - et une des plus torturantes. Qu'on se rappelle la peur d'une opération de chirurgie, la peur d'une nouvelle fatale, ou tout simplement la peur enfantine, mais humaine, du voleur, de l'assassin, de la nuit silencieuse et solitaire, dès que le silence craque, ou que la solitude semble vivre. La peur est aussi un effort, une tendance, ou plutôt un conflit de tendances et d'efforts. C'est une tendance à fuir, impétueuse, souvent irrésistible; et c'est en même temps une tendance à se tenir coi, à se tapir, à se terrer. 

Ces deux tendances ont, si l'on veut se placer au point de vue de l'évolution, leur origine visible dans l'animalité. C'est aussi un effort pour se préparer, pour s'adapter au danger, pour subir un choc avec le moins de dommage possible;  et le tout se complique de l'effort moral pour nous vaincre nous-mêmes, pour nous comporter comme si nous étions calmes. La peur est encore la conscience vague d'une certaine perturbation physique. Nous sentons confusément que notre coeur bat plus fort, que notre gorge se serre et se dessèche, que nous tremblons, que nos membres sont presque paralysés, que nos viscères se contractent. La vision fantastique du coeur révélateur d'Edgar Poe n'est que le grossissement de la réalité. 

La peur est enfin une pensée, une image on un mélange d'images la peur subite est la perception subite d'un péril : chute, incendie, assassinat, coup de foudre. La peur prolongée est l'idée fixe d'un péril : opération de chirurgie; maladie, naufrage, etc. Tels sont les quatre éléments de toute peur : un élément « affectif » : la souffrance; un élément intellectuel : l'idée ; - un élément physique : un trouble général et surtout « vaso-moteur » ; un élément « actif » l'effort. De ces éléments, quel est celui qui est essentiel, qui constitue réellement la peur ? 

La souffrance n'est pas l'élément essentiel. C'est une vérité psychologique que toute souffrance est un phénomène secondaire; toute souffrance résulte de la gêne ou de l'arrêt de nos tendances. La souffrance de la peur ne fait pas exception. Elle résulte du conflit des tendances qui alors se déchaînent en  nous, des efforts contradictoires et impuissants de l'être effrayé. 

L'idée du danger n'est pas non plus l'essence de la peur; elle en est la cause, nous le verrons tout à l'heure; mais, par elle-même elle est d'une autre nature que la peur : on peut penser au danger avec, le plus parfait sang-froid : c'est ce qui arrive quand l'habitude nous a aguerris. 

Est-ce le trouble physique qui est le phénomène essentiel? C'est ce que prétendaient Lange et W. James. On connaît leur théorie, très en vogue de leur temps. D'après eux, dans toute émotion, le trouble physique est le fait réel, important, l'émotion elle-même n'est que la sensation confuse de ce trouble. La peur, par exemple, n'est qu'un mélange de sensations musculaires et viscérales : nous sentons vaguement que notre coeur bat plus fort, que notre gorge se serre, etc., notre émotion n'est rien de plus; ce n'est que la « réverbération consciente de ces actes réflexes » ; nous nous figurons que c'est un sentiment; c'est un malaise obscur du corps. 

Il ne peut être question ici de discuter en détail cette théorie ingénieuse, qui a séduit beaucoup de psychologues. Il nous suffira d'indiquer le sophisme qui s'y cache : on nous montre très finement qu'il entre, dans toute émotion, des éléments organiques; mais on ne nous démontre pas que ces éléments sont toute l'émotion : or, c'est là le point. Nous accordons facilement que la peur est fortifiée par les sensations anormales qui nous viennent de nos organes; mais ce que nous ne voyons pas, c'est qu'elle soit constitue uniquement par ces sensations.

Nous avons même montré que la souffrance de la peur était due en partie à d'autres causes, aux efforts impuissants de la volonté.

C'est la tendance ou l'effort qui est l'essence même de la peur. Car la peur n'est, en son fond, que l'instinct de conservation, l'effort pour conserver la vie. A l'état normal, cet effort se déploie avec régularité; mais parfois, quand l'existence est ou semble menacée, cet effort s'exaspère: alors naît la peur; elle est donc un effort violent et spasmodique pour repousser une attaque; elle est l'explosion brusque de l'instinct de conservation.

Quelle est maintenant la cause de la peur? Il est clair que ce n'est pas le danger lui-même, puisque le danger le plus grave, le plus immédiat, ne provoque aucune émotion s'il est ignoré. La cause de la peur est donc nécessairement une idée. Quelle est cette idée? On a dit que c'était toujours l'idée - plus ou moins consciente - de la mort; que la peur est toujours causée par quelque objet qui menace ou semble menacer notre vie. 

Or, il n'en est rien, nous l'éprouvons en l'absence de tout danger réel, même quand nous savons qu'il n'y a pas de danger réel. Le candidat qui s'avance vers la « liste », où il brûle de voir son nom, a peur. L'orateur qui va parler devant une foule assemblée a peur. Le patient qui va subir une opération bénigne a peur. 

L'idée de la mort n'est donc pas la cause de la peur. Même dans les cas où il y a danger de mort, dans une tempête, dans un incendie, je me demande si c'est vraiment de la mort qu'on a peur, - si ce n'est pas plutôt des sensations extraordinaires qu'on s'attend, d'instant en instant, à subir.

Ce n'est pas non plus l'inconnu qui est la cause de la peur. Très souvent l'idée de l'inconnu, du mystère, vient se combiner avec la peur et la grossir : par exemple, dans les terreurs nocturnes, dans le spectacle de la folie; mais elle n'est pas nécessaire, ni constante. En effet, la peur se produit dans des cas où tout est connu, prévu, calculé. Je sais qu'on va tirer près de moi un coup de pistolet, je m'y attends; pourtant j'éprouve une certaine anxiété, qui est bien de la nature de la peur.

Pour découvrir la vraie cause de la peur, considérons un fait très précis. Je suis dans une voiture qui roule d'évidence trop vite. J'ai peur; de quoi ai-je peur? Est-ce de mourir? Sans doute j'y pense, mais c'est secondaire. Ce qui me fait peur, c'est la sensation brusque et violente que je m'attends, de seconde en seconde, à éprouver. J'attends la catastrophe; et c'est cette attente, l'attente d'un choc, qui m'effraye. Donc la cause de la peur, c'est l'attente d'une sensation ou d'une émotion extraordinaires, d'une secousse physique ou morale, d'un choc nerveux. La « peur du bistouri », c'est l'attente des sensations extrêmes, de tout le détail palpitant des tortures physiques. 
Le « trac » de l'orateur, c'est l'attente des émotions violentes, qu'il va éprouver tout à l'heure, de l'émotion plus violente encore qu'il éprouverait s'il « restait court ». L'idée « de la mésestime », dont parle Richet, semble plutôt accessoire.

Dans un cirque, quand l'acrobate exécute quelque exercice très périlleux, notre peur n'est que l'attente, sans cesse renaissante, de la chute et du « coup au coeur » que nous sentirons. La nuit, dans une maison isolée, quand un bruit insolite nous réveille, la peur, c'est l'attente d'un bruit nouveau, net, décisif. 

Le cas typique de peur, c'est dans le Puits et le Pendule d'Edgar Poe qu'il faut le chercher : un condamné, au fond d'un des puits de l'Inquisition, assistant à la descente graduée - pouce par pouce - ligne par ligne d'un pendule tranchant, jusqu'au moment où il est « éventé par le souffle âcre du pendule » et où « l'odeur de l'acier aiguisé s'introduit dans ses narines ». Si l'on veut trouver dans l'animalité la peur primitive, ce sera la peur du coup : coup de dent, coup de griffe, etc. Ainsi, la vraie cause de la peur, c'est une attente, c.-à-d., si l'on veut arriver jusqu'aux éléments psychologiques, une image, assez vive pour causer une croyance.

Reprenons l'exemple de la voiture emportée : nous imaginons, nous sentons déjà par avance le choc, nous nous raidissons pour le subir : puis rien ne se produit; alors, détente passagère; puis nouvelle image, nouvelle illusion de la sortie de route, de la collision, et ainsi de suite. 

La cause de la peur, c'est donc l'image, à chaque instant renaissante, d'une secousse physique ou morale plus ou moins violente. Dès que l'image est assez vive, la peur se produit, même s'il n'y a aucun danger réel : c'est ce qui explique le cas connu de la peur après le danger.  De là aussi cette loi : que la peur est en raison de la vivacité de notre imagination

Ce qui prouve bien que la vraie cause de la peur est l'idée ou l'attente d'une commotion forte, et rien de plus, c'est que la peur se produit, même si c'est un plaisir qu'on attend. Par exemple, quand nous savons qu'on va faire notre éloge en public, nous attendons de minute en minute cette émotion heureuse, et nous avons réellement peur. L'écolier sérieux, le « jour des prix », quand il sent que son nom approche, éprouve une anxiété qui est bien une sorte de peur. 

La joie fait peur. De cette théorie sur la cause de la peur, nous pouvons tirer une classification très simple. Le choc qui nous effraye peut être un choc physique ou un choc moral : il y aura donc deux grandes espèces de peurs : la peur de la souffrance physique et la peur des émotions. Il y aurait d'abord la peur de la souffrance physique, sous toutes ses formes : blessures, maladies, accidents, etc.

Mais la classe la plus intéressante serait la peur des émotions, la peur du choc mental, sous toutes ses formes.  Une des variétés les plus importantes serait la peur de l'attention d'autrui, ou timidité : la timidité est la disposition à éprouver souvent et vivement une certaine espèce de peur : la peur de l'attention d'autrui. En effet, ce qui fait souffrir le timide, c'est bien l'attente, d'instant en instant, d'une secousse spéciale : une moquerie, la sensation qu'on le regarde, qu'on sourit, qu'on chuchote en le regardant, voilà les chocs redoutables qu'il ressent d'avance, et pour cette raison, il se sent paralysé et souffre, pour ainsi parler, « d'activité rentrée ».

Une autre variété de la même espèce est la pudeur. Enfin, la troisième variété est la peur des douleurs morales : par exemple, la peur des séparations, la peur des grands sacrifices, etc., et aussi la peur d'avoir peur, fait très réel et très connu.

La peur prend parfois un caractère morbide c'est alors une réelle maladie mentale : les médecins la désignent  sous le nom de phobie. II n'y a guère d'objet, dans le monde, qui ne puisse devenir l'objet d'une phobie; de là une végétation luxuriante de mots pseudo-grecs :  agoraphobie, peur des espaces; acrophobie, peur des lieux élevés; claustrophobie, peur des endroits fermés; astraphobie, peur de la foudre; pyrophobie, peur du feu, arachnophobie, peur des araignées, etc.

Entre la peur et la phobie, il n'y a qu'une différence de degré: la peur s'appelle phobie quand elle est d'une intensité anormale et qu'il y a, en une certaine mesure, obsession ou idée fixe. La phobie, presque toujours provoquée par quelque impression très vive, récente on ancienne, semble liée en même temps à un état général de dépression.

Quelle, est maintenant la thérapeutique de la peur? Remarquons d'abord qu'il y a ici une équivoque à éviter. II faut distinguer avec soin le peureux de celui qui a peur. Le fait d'avoir peur, de sentir la peur en face d'un certain péril, n'a rien d'anormal. C'est une révolte naturelle, souvent utile, de notre instinct de conservation. Un être qui serait privé de ce signal d'alarme serait plus exposé que les autres. 

Etre peureux, au contraire, c'est avoir peur trop souvent; c'est avoir peur dans des circonstances qui n'ont rien de réellement effrayant, et surtout, c'est manquer de la volonté nécessaire pour vaincre la peur. C'est en ce second sens seulement que la peur est funeste; c'est en ce second sens qu'elle nous fait vraiment déchoir. Elle nous asservit à une force tumultueuse et comme étrangère elle rend méchant rien n'est féroce, on l'a souvent remarqué, comme un peureux dans son accès : la panique enfante le crime; elle rend hypocrite et menteur : on a peur de dire la vérité parce qu'on a peur de courir un danger en la disant. Neuf fois sur dix, le menteur est un lâche. Il suit de là que chercher les moyens de guérir la peur, c'est poser très mal la question. Il ne s'agit pas de guérir la peur en général : ce ne serait pas désirable, et ce n'est pas possible. Bien ne peut nous empêcher, en présence d'un danger imprévu, de sentir la peur. Si endurcis que nous soyons pour certaines commotions, nous resterons toujours exposés à certaines autres. N'être plus capable, en aucunes circonstances, d'avoir peur, ce serait presque ne plus exister. Donc, quand on parle de guérir la peur, c'est on un tout autre sens.

On peut d'abord se guérir d'une certaine espèce de peur. Quand on est enclin spécialement à la peur d'un certain objet, il y a lien et il est possible d'y remédier. Par exemple, on peut combattre, chez l'enfant, la peur de la nuit, la peur de l'eau, la peur des animaux, etc. 

Le mieux est, comme toujours, de prévenir le mal, mais, même quand il est déclaré, il y a un remède efficace, et ce remède est l'habitude. Il n'y a guère d'émotions contre lesquelles on ne puisse se cuirasser par l'habitude; on arrive à vivre au sein du péril sans même y penser : son gez au marin, au soldat, au couvreur, à l'acrobate. On peut, de même, sans brutalité, familiariser l'enfant avec les objets, les êtres, les circonstances qui lui font peur.

On peut ensuite et surtout s'exercer à ne pas céder à la peur, tout en la ressentant. Rien ne peut nous empêcher de la ressentir, sous la menace d'un choc nouveau pour nous; mais nous pouvons arriver à la vaincre toujours, et c'est ce qui importe. Nous pouvons être assez maîtres de nous pour être sûrs de ne pas être emportés par le tourbillon, de ne pas succomber au vertige moral de la peur. On ne la supprime pas, mais on la dompte. 

Et, pour y réussir, il y a deux moyens : d'abord la médication physique, l'hygiène. En fortifiant le corps on raffermit le caractère; rien de plus naturel d'ailleurs puisque, nous l'avons admis, le trouble physique grossit le trouble moral. Ensuite, une sévère discipline de le volonté; c'est la volonté qu'il s'agit de fortifier; c'est elle qu'il faut « entraîner»  jusqu'à ce qu'elle sait toujours et sûrement la maîtresse. La vraie thérapeutique dé la peur, c'est l'éducation de la volonté. (Camille Mélinand). 

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Dictionnaire Idées et méthodes
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