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L'autorité
des Pères
Aux premiers siècles de notre ère,
les sciences avaient leur point de départ
fixé et déterminé, et l'on traçait autour de
chacune d'elles un cercle d'où il lui était interdit de sortir,
sous peine de tomber à l'instant sous la redoutable censure des
théologiens, qui avaient toujours au service de leur opinion,
bonne ou mauvaise, trois arguments irrésistibles, la persécution,
la prison ou le bûcher. Ces obstacles, que l'esprit scientifique
rencontra dans tout le Moyen âge ,
et qui retardèrent pendant si longtemps les progrès
des sciences d'observation, tiraient leur
force principale de l'autorité des Pères
de l'Église .
Ces personnages, si éminents par leur foi
et leur éloquence, mais généralement peu familiarisés
avec les études scientifiques, se persuadèrent que la seule
cosmographie possible était celle qu'ils trouvaient exposée
dans la Bible ,
et que les opinions des Grecs, c'est-à-dire le système de
Ptolémée,
ne devaient pas être admises, parce qu'elles étaient contraires
au texte qu'ils attribuaient à Moïse
(les premiers livres de l'Ancien Testament ,
et plus spécialement la Genèse ),
dont toutes les paroles, inspirées par l'esprit divin, devaient
offrir le reflet de l'éternelle sagesse. Quelques-uns d'entre eux,
trop éclairés pour ne pas sentir toutes les difficultés
qui résultaient de l'interprétation littérale, essayèrent
d'entrer dans une voie moins étroite. Pour l'honneur de l'écrivain
sacré, ils pensèrent qu'en certains cas le sens vulgaire
de ses expressions en cachait un plus relevé; ils y découvrirent
des allégories savantes ou des symboles mystérieux. Ce système
d'interprétation, puisé dans les habitudes de la philosophie
païenne, et que les Juifs
d'Alexandrie ( La
Diaspora juive ),
tels que Philon, avaient adopté déjà,
fut mis en oeuvre surtout par Origène,
un des plus spirituels entre les Pères; mais on le repoussa de toutes
parts. Il y eut des docteurs chrétiens
qui, voyant à quelles conséquences conduisait l'interprétation
littérale de la Bible, relativement à la cosmographie,
mais n'osant pas s'en écarter, voulurent qu'on s'abstînt de
toutes ces discussions mondaines, étrangères à la
foi, et qui pouvaient lui nuire; ils gardèrent eux-mêmes un
silence prudent.
D'autres, recommandables par le savoir,
la raison et le courage, osèrent prendre ouvertement la défense
des idées grecques. De ce nombre fut, à Byzance ,
Jean
Philopon (Philoponus), dont l'ouvrage sur la Création du
monde a pour objet de prouver que rien, dans les Écritures ,
ne s'oppose réellement au système de Ptolémée;
mais il y réussit fort mal du moins, les théologiens en jugèrent
ainsi; presque tous s'en tinrent aux conséquences de l'interprétation
littérale, et rejetèrent tout moyen de conciliation. Les
fausses idées qui en découlent prirent un tel ascendant,
que c'est avec une grande hésitation, et en prenant toutes sortes
de précautions oratoires, qu'on laissait percer une opinion contraire
à ces préjugés orthodoxes. Ainsi, par exemple, Eusèbe
de Césarée se hasarde à dire dans son Commentaire
sur les Psaumes, que la Terre
est ronde; puis, effrayé de tant de hardiesse, il se hâte
d'ajouter que, du moins, tel est l'avis de quelques-uns, laissant clairement
entrevoir (et Montfaucon lui-même le
remarque) que cet avis était le sien, mais n'osant, ouvertement
l'avouer; aussi dans un autre ouvrage, il revient aux préjugés
alors en vigueur. Le patriarche Photius, en donnant
l'analyse des ouvrages de Cosmas Indicopleustès
et de Diodore de Tarse, montre qu'il était,
loin de partager les étranges opinions
que ces auteurs émettent sur les phénomènes célestes
et la forme du monde; mais aux précautions dont il use, il est facile
de voir combien il craignait de blesser les âmes pieuses et timorées.
Cette lutte entre l'esprit et la lettre,
entre le bon sens des uns et la foi robuste des autres, fit naître
une foule d'ouvrages de controverse, où les partisans de l'interprétation
verbale cherchaient à convaincre leurs adversaires de l'impossibilité
de concilier la Bible
avec l'astronomie alexandrine ( Les
Écoles
d'Alexandrie); ils en tiraient eux-mêmes
les plus étranges hypothèses,
qui se réunissaient toutes dans l'exclusion formelle de la rotondité
de la Terre .
Saint
Augustin, Lactance, saint
Basile, saint Ambroise, saint
Justin martyr, saint Jean Chrysostome,
saint
Césaire, Procope de Gaza, Sévérianus
de Gabala, Diodore de Tarse, etc., ne permettent
pas que le vrai chrétien conserve là-dessus le moindre doute.
Il faut convenir que si les phénomènes
naturels n'étaient pas là pour contredire le texte, l'interprétation
littérale serait sans réplique; l'explication que les Pères
donnent de la Bible
et les conséquences qu'ils en tirent seraient également incontestables.
Ce n'est vraiment qu'à l'aide des interprétations les plus
forcées qu'on peut voir dans ce texte autre chose que ce qu'ils
y ont vu. Ce n'est qu'en changeant le sens naturel des mots, en bouleversant
la suite des idées, que, beaucoup plus tard, les géologues
bibliques, depuis Burnet et Whiston
jusqu'à Kirwan et Deluc,
ont pu réussir à faire accorder la Genèse
avec leurs idées. Telle est par exemple leur explication favorite
du mot jour ,
dans le récit de la création; selon eux, ce n'est pas un
espace de vingt-quatre heures ,
c'est un intervalle de temps indéterminé qui a pu être
immense, Deluc et ses imitateurs n'aperçoivent que ce moyen de se
procurer le temps nécessaire pour la formation
des diverses couches qui composent l'écorce du globe ( L'Histoire
de la géologie ).
Mais c'est acheter bien cher l'avantage de faire de Moïse
ou des rédacteurs de la Genèse
des géologues; car cette fameuse interprétation qui singe
une approche scientifique et qui n'est en réalité qu'une
crypto-théologie, dont le but inavoué est de sauver coûte
que coûte la Bible et son autorité, s'avère
au final contraire à l'ensemble du texte, et le rend complètement
inintelligible.
Adoptée ou plutôt tolérée
en désespoir de cause par quelques théologiens conciliants,
elle a toujours été rejetée du plus grand nombre,
catholiques ou protestants, parce qu'elle ne donne à Moïse
l'apparence du savoir géologique qu'en lui ôtant jusqu'à
l'ombre du sens commun. Ce récit demeure véritablement inexplicable,
lorsqu'on part du point de vue crypto-théologique, mais il devient
clair et facile, comme le reste du premier chapitre de la Genèse ,
quand, adoptant le point de vue de l'historien et de l'anthropologue, on
sait y reconnaître l'expression de ces systèmes d'idées
propres à toutes les sociétés archaïques, et
qui forment ce que Claude Lévi-Strauss a appelé la pensée
sauvage.
Imaginer que Moïse
a pu n'être pas inspiré en tout ce qu'il a écrit, distinguer,
comme l'ont fait quelques modernes, ce qui est de foi
de ce qui est science, c'est là ce qui
ne vint pas et ne pouvait venir dans la pensée des Pères ;
forcés tout à la fois par le sens certain des mots et l'ascendant
d'une conviction profonde, ils croyaient ne pouvoir hésiter sur
les conséquences de l'interprétation littérale. Ils
fermaient les yeux sur leur absurdité; ce qui était écrit
devait être vrai; tant pis pour la raison humaine, elle devait se
soumettre, car, comme le disait saint Augustin,
major
est Scripturae quam omnis humanii ingenii capacitas.
Ajoutons qu'ils étaient, presque à
leur insu sous l'influence des opinions populaires
qui dominaient encore les esprits même assez éclairés,
et de celles qui avaient été soutenues dans les écoles
philosophiques de l'Antiquité. Car, à côté des
progrès, à la vérité très lents, des
sciences d'observation, vivaient toujours les hypothèses imaginées
par les anciens philosophes pour expliquer les faits avant de les connaître
: et ces penseurs ingénieux avaient si largement exploité
le champ des conjectures, que les premiers commentateurs juifs
ou chrétiens
de la Bible ,
dans leurs rêveries les plus extravagantes, purent difficilement,
glaner une explication tout à fait
nouvelle. La plus étrange de leurs explications a sa racine dans
quelque opinion de ces philosophes païens dont ils méprisaient
beaucoup la morale, mais dont ils estimaient fort le savoir, et qu'ils
aimaient toujours à citer à l'appui de leurs propres opinions.
C'est ainsi que les idées cosmographiques
auxquelles l'autorité des Pères
de l'Église donna tant de crédit, remontent presque toutes
aux écoles philosophiques de la Grèce. Ce fait remarquable
ressort avec évidence de l'examen de quelques-unes des opinions
dont se compose cette singulière cosmographie. On prendra pour base
de cet examen la Topographie chrétienne de Cosmas
Indicopleustès, publiée par le Père
Montfaucon, dans la Collectio nova Patrum : c'est, entre les
ouvrages qui nous restent sur ce sujet, le seul ou un système cosmographique
soit exposé d'une manière complète. On le comparera
ensuite aux notions détachées qu'on tire des anciens commentateurs
de la Bible ,
en prouvant qu'elles remontent toutes à quelque opinion soutenue
dans les anciennes écoles philosophiques. (A.-J. Letronne). |
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