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De
Mayence à Strasbourg
Jean ou Hans (Henn, Henchin, Hengin) Gensfleisch,
dit Gutenberg, naquit à Mayence ,
à une date qu'on ne connaît pas, mais qui doit être
très voisine de 1400. Il était le fils de Friele Gensfleisch
et de Else (diminutif d'Elise) de Gutenberg. On ne sait pas pourquoi le
nom de Gutenberg lui a été donné de préférence
à celui de Gensfleisch. Ce serait, d'après A. Bernard, à
cause d'une maison sise à Mayence et ainsi appelée que sa
mère avait reçue en dot. On n'a aucun renseignement ni sur
ses premières années, ni sur son éducation. En 1420,
il se vit forcé d'émigrer, à la suite de troubles
dont le parti populaire sortit vainqueur. Gutenberg appartenait, en effet,
à une famille patricienne. On suppose qu'il se retira à Strasbourg,
mais on n'en a pas la preuve. Il ne paraît pas avoir profité
de l'amnistie que l'électeur Conrad III lui accorda, le 28 mars
1431, ainsi qu'à quelques-uns de ses compatriotes qui avaient suivi
son exemple. Sa présence à Strasbourg n'est sûrement
constatée qu'en 1434. Il y fait arrêter, en effet, le greffier
communal (Stadschreiber) de Mayence, parce que les magistrats municipaux
de cette ville refusaient de lui payer certaines rentes ou ne répondaient
pas à ses demandes.
En 1439, Gutenberg eut à soutenir
un procès qui présente le plus grand intérêt,
parce que c'est à son occasion que furent donnés sur ses
recherches et ses travaux les premiers renseignements que nous possédions.
Les pièces de ce procès sont en patois alsacien. Leur authenticité
a été contestée, à tort, semble-t-il. Elles
ont été découvertes par Schoepflin qui les a publiées
dans ses Vindiciae typographicae (Strasbourg, 1760, in-4). On les
a depuis reimprimées et traduites plusieurs fois. Nous signalerons,
en particulier, l'édition, avec traduction en regard, qui en a été
donnée par Léon de Laborde, dans
son étude sur les
Débuts de l'imprimerie à Strasbourg
(Paris, 1840, in-8). On y apprend que Gutenberg conclut un jour, avec Hans
Riffe, maire d'une petite ville voisine de Strasbourg, un traité
pour l'exploitation de procédés secrets. Il se réservait
les deux tiers des profits et laissait l'autre tiers à son bailleur
de fonds. Un peu plus tard, André Dritzehen et André Heilmann
demandèrent à entrer dans la société. Gutenberg
y consentit et signa, au commencement de 1438, un nouveau contrat d'après
lequel les profits devaient être partagés en quatre parts.
Il se réservait deux parts pour, son compte, en accordait une à
Riffe et partageait la dernière entre les deux nouveaux associés.
Ces derniers s'engageaient à faire un premier versement de 80 florins
qu'ils devaient renouveler peu de temps après. Cette association
ne fut pas de longue durée. Deux circonstances en amenèrent
la dissolution. D'abord ils l'avaient formée, en vue de l'exploitation
de leur secret, à l'occasion de la foire d'Aix-la-Chapelle, qui
devait avoir lieu en 1439; et ils avaient à peine commencé
leur travail qu'ils apprenaient la remise de cette foire à l'année
suivante. En second lieu, André Dritzehen et André Heilmann
étant venus à Saint-Arbogaste, où travaillait Gutenberg,
virent que celui-ci « leur avait caché plusieurs secrets,
ce qui ne leur plut pas ». Ils rompirent alors leur société
et en formèrent une nouvelle, après avoir exigé de
Gutenberg qu'il ne leur « cachât aucun des secrets qu'il connaissait
» (déposition de Stocker). Ils fixèrent, en outre,
la quotité des versements que chacun d'eux devait opérer.
André Dritzehen parait être celui des trois associés
qui prêta à Gutenberg le concours le plus utile. Il ne put
résister au surmenage qu'il s'imposa et mourut à la peine.
Ses frères et héritiers demandèrent à lui succcéder
dans la société, mais Gutenberg refusa. Ils lui intentèrent
alors un procès pour obtenir la restitution des sommes qu'André
Dritzehen avait versées comme associé. Le tribunal se prononça
contre eux, après avoir entendu plusieurs témoins aux dépositions
desquels sont empruntés les renseignements qui précèdent.
Malgré ce succès, la société ne paraît
pas avoir continué ses travaux. Il ne lui était déjà
plus possible de profiter de la foire d'Aix-la-Chapelle. Gutenberg séjourna
néanmoins à Strasbourg, pendant plusieurs années,
mais on ne sait pas ce qu'il y fit.
Les
secrets de Gutenberg
Quelle conclusion faut-il maintenant tirer
des témoignages produits au cours de ce procès? Quel était
donc le secret que Gutenberg cachait avec tant de soin? Quels étaient
les procédés nouveaux dont la foire d'Aix-la-Chapelle pouvait
rendre l'exploitation utile? Est-ce bien d'imprimerie qu'il s'occupait
et non pas d'une invention industrielle quelconque? Tous ceux qui ont étudié
sans passion les pièces de ce procès se sont arrêtés
à une conclusion affirmative. Elle est à peu près
unanimement adoptée aujourd'hui. Il suffit pour se convaincre de
rapprocher les déclarations faites par certains témoins.
L'un d'eux (Laurent Beldeck), en effet, raconte qu'il fut envoyé
par Gutenberg à Claus Dritzehen, l'un des deux frères d'André
Dritzehen, pour lui recommander de « ne montrer à personne
la presse (die Presse) qu'il avait sous sa garde », depuis
la mort de ce dernier, et pour le prier, en outre, « d'aller à
la presse et de l'ouvrir au moyen des deux vis, qu'alors les pièces
se détacheraient les unes des autres », et qu'après
cela « personne n'y pourrait rien voir ni comprendre ». Un
autre (Antoine Heilmann) dit que Gutenberg fit un jour prendre par son
valet, chez André Dritzehen « les formes (formen),
afin qu'il pût s'assurer qu'elles avaient été séparées
». L'orfèvre Hans Düne déclare qu'il a gagné
avec Gutenberg « près de 10 florins, seulement pour les choses
qui appartiennent à l'impression (das zu dem trucken gehoeret)
». Il est enfin parlé, dans la sentence, de l'achat fait par
Dritzehen de « plomb et autres choses nécessaires au métier
». Bien qu'on ne puisse appliquer rigoureusement la terminologie
typographique à l'interprétation de ces témoignages,
ils nous paraissent prouver que, dès 1436, Gutenberg se servit ou
chercha tout au moins à se servir de la presse pour l'impression.
Il n'est pas certain que cette tentative
ait abouti. Schoepflin a bien cru découvrir plusieurs productions
de ce premier atelier, mais il s'est trompé. On a reconnu depuis
que les ouvrages cités par lui étaient dus à d'autres
imprimeurs. On ne sait donc pas sur quel texte Gutenberg a fait ses essais.
Les renseignements donnés par l'un des témoins permettent
toutefois d'émettre une conjecture. D'après lui, le secret
qu'il s'agissait d'exploiter était relatif à la fabrication
des miroirs (Spiegeln) qu'on devait vendre à la foire d'Aix-la-Chapelle.
Paul Lacroix a émis l'opinion ingénieuse que Spiegeln devait
être pris dans un sens métaphorique et que cette expression
désignait l'un des ouvrages si connus alors, sous le titre latin
de Speculum humanae salvationis. Cette hypothèse ne manque
pas de vraisemblance, bien que l'attribution à Gutenberg de l'édition
in-fol. de 269 feuillets du Speculum [...] latino-germanicum, proposée
par Lacroix, ne puisse être admise.
Les partisans de Coster
rejettent naturellement cette explication et prétendent que le principal
but de l'association était de fabriquer des miroirs. A. Bernard
attribuerait volontiers à cette période de la vie de Gutenberg
un Donat ,
en caractères mobiles, qui est aujourd'hui conservé à
la Bibliothèque nationale, mais cette attribution est toute de sentiment
et ne repose sur aucun indice positif. A. Firmin-Didot,
de son côté, jugeant que l'exécution de quelques Donats,
de la Bible des pauvres
ou du Speculum humanae salvationis n'avait pu être l'unique
but d'une association qui avait duré trois ans; en arrive à
conclure que « l'impression de la Bible, livre cher, d'un débit
considérable, dont la transcription occupait alors des milliers
d'écrivains » avait seule pu exciter les espérances
manifestées par les associés. D'autres hypothèses
ont encore été faites, mais il est sans intérêt
de s'y arrêter. On est, en fin de compte, obligé de reconnaître
que Schaab a bien résumé les prétentions de Strasbourg
et celles de Mayence, lorsqu'il a dit, à l'Institut, en réponse
à Koenig : Oui, je vois le berceau de l'enfant
à Strasbourg, mais je ne vois d'enfant qu'à Mayence.
Retour
à Mayence
Quelques années, en effet, après
les tentatives de Strasbourg, on trouve Gutenberg à Mayence. Le
premier acte qui constate positivement sa présence dans cette ville
est du 16 octobre 1448. C'est un contrat par lequel un de ses parents se
porte garant pour lui d'un prêt de 150 florins. On peut croire que
cette somme fut empruntée par Gutenberg pour couvrir ses frais de
recherches ou préparer la continuation de ses travaux. Mais ces
maigres ressources furent vite épuisées. En 1450, il recourut
à un bailleur de fonds, un banquier appelé Jean
Fust, qui ne paraît avoir eu d'autre mérite que de comprendre
ses projets et d'en pressentir les avantages financiers. Un traité
fut conclu sur les bases suivantes :
1° l'association
devait durer cinq ans;
2° Fust avançait,
moyennant un intérêt de 6%, une somme de 800 florins pour
permettre l'établissement de l'imprimerie;
3° ce prêt
était gagé, jusqu'à son remboursement intégral,
sur les instruments employés;
4° après
l'installation, Fust devait, en outre, payer annuellement à Gutenberg
300 florins pour les frais de main-d'oeuvre, les gages des domestiques,
le loyer, le chauffage, le parchemin, le papier, l'encre, etc., à
la condition qu'une part lui serait faite dans les bénéfices.
Gutenberg s'était logé dans
une maison de son oncle qui, après avoir été connue
sous le nom de Zum Jungen, fut appelée plus tard maison de
l'imprimerie. Les frais d'installation dépassèrent ses prévisions
et il dut conclure, en 1452, un nouvel arrangement avec son banquier. Fust
consentit à ne pas réclamer les intérêts stipulés
par le premier contrat, mais il se libéra, par un versement unique
de 800 florins, des sommes qu'il aurait dû payer pendant les trois
années que devait encore durer l'association. Cette libération
anticipée lui assurait donc un bénéfice de 100 florins.
Au bout des cinq ans, c.-à-d. en 1455, Gutenberg ne se trouva pas,
malgré ses efforts, en mesure de faire face à ses engagements.
Fust
lui intenta alors un procès, qu'il eut d'autant moins de peine à
gagner que Gutenberg avait laissé mettre dans le contrat des termes
plus explicites. Un jugement du 6 novembre 1455 le condamna à rembourser
le capital et les intérêts de l'argent prêté
ou à abandonner tout son matériel. C'est à ce dernier
parti, quelque pénible qu'il fût, que Gutenberg dut se résoudre.
Il ne tarda pas, en outre, à quitter la maison Zum Jungen
pour s'installer dans la maison de sa mère, dite de Gutenberg (Bonimontis).
On a toutefois la preuve qu'il ne renonça
pas à l'imprimerie. D'après un passage célèbre
de la Chronique anonyrne des souverains pontifes, imprimée
à Rome, en 1474, par Ph. de Lignamine, Gutenberg aurait, en effet,
tiré, en 1459, 300 feuilles par jour. Il fut aidé, pense-t-on,
par l'un de ses parents, Bechtermuntze. Il dut même s'associer un
peu plus tard avec le docteur Conrad Homery, car après sa mort celui-ci
fut mis en possession des formes, caractères, outils et autres instruments
relatifs à l'imprimerie qui lui avaient appartenu. Gutenberg avait
cessé, en 1457, de payer au chapitre de Saint-Thomas de Strasbourg
une rente de 4 livres qu'il lui devait. Il fut vainement assigné
à deux reprises, en 1461 et 1467, ainsi que sa caution Martin Brechter,
devant la chambre impériale de Rottweil, en Souabe .
Le chapitre finit par renoncer à sa créance. Malgré
cette triste situation, Gutenberg n'en continua pas moins à jouir
de la considération publique. On ne s'expliquerait pas autrement,
en effet, qu'Adolphe de Nassau lui eût accordé, par un diplôme
de 1465, le titre de gentilhomme de sa cour avec diverses rémunérations.
Gutenberg mourut à Mayence, au commencement de 1468, probablement
en février, et fut enterré au couvent des franciscains. Un
de ses parents, Adam Gelthus, lui fit ériger un monument que Wimpheling
dit avoir encore vu, au commencement du XVIe
siècle, et sur lequel était gravée l'épitaphe
suivante :
D.
O. M. S. Joanni Gensczfleisch, artis impressorie repertori, de omni natione
et lingua optime merito, in nominis sui memoriam immortalem Adam Gelthus
posuit.
Ives Vittich fit placer, quelques années
après, une seconde inscription sur la maison même qu'avait
habitée Gutenberg, après le procès de 1455, et dans
laquelle il avait dû mourir :
Jo.
Gutenburgensi Moguntino, qui primus omnium literas aere imprimendas invenit,
hac arte de orbe toto bene merenti Ivo Witigisis hoc saxurn pro monimento
posuit MDVIII.
Aucune de ces inscriptions n'a été
conservée. La première a été rapportée
par Wimpheling et la seconde par Serrarius. (C. Couderc). |
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