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Le bonheur

Le bonheur est l'état dans lequel on se trouve, lorsqu'on est pleinement satisfait. Le bonheur n'est pas le plaisir, bien que le plaisir soit, en somme, l'étoffe dont le bonheur est fait. Le plaisir n'est que la satisfaction plus ou moins vive d'une tendance donnée à un moment donné : le bonheur emporte l'idée d'une satisfaction complète et relativement durable, moins vive, au besoin, mais moins éphémère et non accidentelle. Ce que l'on conçoit et rêve sous le nom de bonheur, c'est un état relativement constant, état de joie, plutôt que de jouissance, dont la sérénité et la sécurité sont d'essentiels éléments. A vrai dire, selon l'étymologie, bonheur signifie bonne chance, et l'on appelle aussi de ce nom une rencontre fortuite qui est agréable ou avantageuse: de là tant d'expressions usuelles où bonheur évoque l'idée de hasard propice. Les Anciens, en effet, volontiers fatalistes, attribuaient les biens et les maux avant tout à la fortune, au destin, aux divinités, toutes causes capricieuses ou aveugles, en tout cas supérieures à notre volonté. Et parmi nous-mêmes, qui croyons plutôt qu'en une large mesure chacun a le sort qu'il se fait, qui oserait nier la part de ce qui ne dépend pas de nous jusque dans le bonheur le plus mérité? Pourtant les moralistes ont professé de tout temps que le bonheur du sage est entre ses mains; la philosophie a toujours prétendu enseigner aux humains à se passer de la bonne fortune et à ne pas trop souffrir de la mauvaise : comment toutes ces choses se concilient-elles? Il vaut la peine de donner à ce sujet quelques indications, de mettre un peu d'ordre entre les vérités d'apparence contradictoire qui se partagent sur ce point l'opinion. Car s'il n'y a rien de plus général que la recherche du bonheur, qu'y aurait-il de plus intéressant que de savoir au juste en quoi il consiste et ce que nous apprennent l'expérience et la psychologie quant à la manière de le trouver?

On exprimerait assez bien la conclusion qui se dégage de tout ce qu'on a écrit de meilleur sur la matière, en disant : le seul moyen de trouver le bonheur, c'est de ne pas trop le chercher. Mais cela demande explication. Prise d'une certaine manière, cette formule pourrait paraître l'expression d'une philosophie de la vie inerte et apathique, prêchant l'indolence et le farniente, tout au plus la contemplation oisive : or rien n'est plus gros de mécomptes qu'une telle philosophie, impraticable d'ailleurs à l'immense majorité des humains. Agir est notre loi, un besoin encore quand ce n'est pas une pressante nécessité. Ceux qu'un sort inflexible tient courbés sans répit sur une tâche forcée soupirent après le loisir comme après le souverain bien; infligez-leur l'oisiveté : passé le temps du repos, elle leur pèsera plus que le travail et ils regretteront leur peine accoutumée. Le seul loisir dont on ne se lasse pas, c'est le loisir actif, dont on dispose à sa guise pour des entreprises de son choix. Tel est ce loisir du sage, dont parle La Bruyère

« Il n'y manque qu'un meilleur nom et que lire, écrire, méditer et être tranquille, cela s'appelât travailler. » 
Tel est à plus forte raison le laborieux loisir du savant et du philosophe. 
« Comprendre, a-t-on dit, est la chose dont on se fatigue le moins »;
Mais comprendre, mais penser, c'est tout le contraire de rester inactif. Encore n'est-il pas rare que les méditatifs, savants, philosophes, poètes mêmes, sortent volontiers de ce recueillement, comme s'il leur pesait à la fin, pour passer à une sphère d'action plus orageuse, tant il est vrai qu'il n'y a de bonheur que dans l'action. 

Plus impérieux chez certains, ce besoin d'agir l'est moins chez d'autres; il n'en est pas moins général, lié qu'il est par la nature des choses à la loi même qui nous fait tous chercher le plaisir. Qui dit plaisir, en effet, dit le sentiment d'une activité qui se déploie librement, c.-à-d. sans empêchement ni contrainte et dans les voies naturelles ou habituelles, normale en quantité, normale en direction. L'inaction n'est un plaisir qu'autant qu'elle répare les dépenses et régénère l'énergie.

Si donc le bonheur est défini un état de plaisir relativement constant et complet, il faudra le chercher dans la pleine satisfaction des tendances, dans le déploiement facile et mesuré de toutes les puissances de l'individu. La santé, c.-à-d. l'intégrité des fonctions vitales, en sera une première condition, et la plus nécessaire de toutes, bien que de la santé même le sage doive savoir se passer. Le loisir y contribue, comme permettant le libre emploi de l'énergie, mais l'oisiveté y est mortelle. L'aisance y est naturellement favorable, plus on moins toutefois, selon l'usage qu'on en fait, et toujours moins que la travail, parce qu'elle émousse vite les satisfactions qu'elle prodigue, tandis que le travail assaissonne toutes celles qu'il conquiert. Quant à l'opulence, que les simples prennent si volontiers pour le souverain bien, on peut dire à coup sûr que tout ce qui en elle dépasse l'aisance large, loin d'être une garantie de bonheur, y est le plus souvent radicalement contraire. Il y a à cela mille raisons, dont la plupart se ramènent à la grande loi psychologique de la relativité des états de conscience. Un bien dont on est en possession de longue date est de moins en moins senti. Et non seulement la richesse n'a pas pour ceux qui l'ont toute la saveur qu'imaginent ceux qui ne l'ont pas, mais il est presque inévitable qu'elle leur apporte un lourd contingent de besoins factices, de servitudes sociales, de convoitises et de craintes nouvelles, et l'ennui, ce poison de la vie facile, et le désoeuvrement, qui augmente la puis sance de souffrir. N'est-il pas naturel que celui qui tient tant de place soit vulnérable par beaucoup d'endroits? 

A considérer donc le bonheur comme une grande somme de plaisirs et de biens, c'est une erreur psychologique, c'est une entreprise contradictoire, que de le chercher dans la poursuite sans règle et sans choix de ce qui passe pour des plaisirs et pour des biens. Il y faut du discernement et de la mesure. Cette mesure, il faut l'avouer, est pour une grande part affaire de tempérament, de goûts personnels, d'habitudes; mais on peut poser en règle générale que plus on court après les plaisirs, plus on s'éloigne finalement du bonheur, quelque ivresse que l'on trouve d'abord à cette poursuite. Ce mot paradoxal de Voltaire est bien profond : 

« La vie serait tolérable sans les plaisirs. »
Les plus vifs, en effet, ne peuvent ni durer, ni se répéter souvent sans amener la satiété ou la fatigue : comme les aliments de haut goût, il les faut de plus en plus relevés pour qu'on y trouve encore de la saveur. La plupart d'ailleurs sont tels, qu'au moment même où on les goûte ils répondent mal à notre attente et, loin de donner tout ce qu'on s'en promettait, font plutôt qu'on s'étonne d'avoir cherché si avidement si peu de chose. De là ce conseil du poète :
Enfants, ne prenez pas le frêle papillon,
Ne prenez pas votre espérance.
Est-ce à dire que notre conception du bonheur doive être entièrement négative, que le seul idéal raisonnable soit de souffrir le moins possible, nil dolere? Non, car d'une part il y a dans le bonheur quelque chose de très positif et l'apathie n'en peut être l'essence pour un être qui est tout entier dans son sentir, sa pensée et son vouloir, et chez qui donc rien n'aspire à végéter en paix. Et, d'autre part, c'est presque une même chose pratiquement, que de mettre tous ses soins à éviter la douleur ou de les mettre tous à chercher la jouissance. La tentative est aussi vaine d'un côté que de l'autre et ne peut que conduire à la même déception. N'est-ce pas un fait notoire, en effet, que plus on est attentif à éviter la souffrance, plus vivement on en est touché? Comme les frileux ont toujours froid et les peureux toujours peur, ainsi les douillets ont toujours mal. Un bobo les met au supplice, et le temps même où ils ne souffrent pas leur est gâté par la crainte de souffrir.

Il suit de là que notre bonheur dépend des choses pour une part très minime, de nous-mêmes plus qu'on ne saurait le dire, de nous, c. -à-d. de notre disposition intérieure, physique et morale, innée ou acquise. Nulle part il n'est moins que « dans la vanité » comme dit Voltaire à la fin de Jeannot et Colin, parce que la vanité est la plus sotte manière de n'être occupé que, de soi-même et que rien ne rend si vulnérable. L'amour, au contraire, en est le plus sûr élément, et cela d'autant plus qu'il est plus profond et plus vrai, que, moins mêlé d'égoïsme, il nous rend plus oublieux de nous, plus activement dévoués aux autres. L'action ingénue, toute à son objet, l'effort désintéressé ou du moins sincère et je dirai presque naïf, sans trop de retour sur soi-même, voilà la grande condition du bonheur. - Mais, dira-t-on, l'effort est une peine. - Oui, l'effort excessif ou malheureux; mais l'effort n'est pas une peine quand il est proportionné aux forces, normal en intensité et en direction, fructueux comme il est dans sa nature de l'être. Cet effort là est, au contraire, une source de joie par définition, étant le plein et utile déploiement d'une énergie naturelle. 

On dit encore : mais pour s'efforcer, il faut désirer, et le désir est une privation, donc une souffrance. - Sans doute y a-t-il pour chaque chose un prix à payer. Mais ici le prix est dérisoire : le désir est le sentiment même et comme l'assaisonnement de la vie, il est moins une douleur qu'une jouissance anticipée. Les désabusés qui font profession de n'aimer et de ne désirer rien, se plaignent à bon droit de l'existence : pour eux vraiment elle est insipide, et leur pessimisme, quand il est sincère, leur dégoût de vivre est le châtiment de leur fausse conception de la vie.

Mais n'y a-t-il pas contradiction entre ceci et ce qu'on a dit plus haut, que le commencement du bonheur, c'est un grand fonds de détachement? - La contradiction n'existe pas, parce que la modération des désirs n'en est pas la nullité, et qu'un certain oubli de soi n'est pas le renoncement à l'action. Obéir à nos tendances et affections légitimes, nous assigner un but à notre portée, désirable, digne d'être atteint, faire pour l'atteindre tout notre possible, coûte que coûte, sans bouder la fortune si elle trahit nos efforts et en nous résignant à ce qui ne dépend pas de nous, voilà qui fait toute la philosophie pratique. Ce lieu commun est la vérité même, qui fait le bonheur inséparable de la sagesse. L'un et l'autre sont assez indépendants de la culture. Les gens très simples manquent, à la vérité, de mille plaisirs délicats, mais leur puissance de souffrir est d'autant moindre, et, que la santé seulement ne leur manque pas, que le besoin leur laisse quelque répit, ils jouissent naïvement des biens naturels, leur inaptitude à raffiner les préserve au moins de souffrir plus qu'il n'est nécessaire. L'ignorance même, l'erreur et la superstition, sources de tant de misères, compensent pour eux jusqu'à un certain point, par des consolations et des espérances chimériques, les vaines craintes qu'elles leur apportent. Ils sont plus heureux, à tout prendre, que ceux chez qui une culture insuffisante ou insuffisamment élevée, affinant l'esprit sans agrandir le coeur, a développé surtout les besoins artificiels, les prétentions impuissantes, la réflexion morose et des exigences que la vie n'a pas pour but de satisfaire.

Seulement, à l'autre extrémité de l'échelle, il est des humains plus heureux que les simples et les inconscients ce sont les sages au sens supérieur du mot. J'appelle ainsi ceux qui, en pleine conscience et connaissance de cause, prennent la vie comme elle est, cherchant à en tirer le meilleur parti possible sans lui demander plus qu'elle ne peut donner, actifs sans agitation, point exigeants en leurs désirs, mais fermes en leurs desseins, faisant de leur mieux en tout ce qui dépend d'eux, laissant dire et faire quant au reste, non insensibles pour cela au mal qu'ils ne peuvent empêcher, profondément humains, au contraire, et ouverts à toutes les affections, mais s'efforçant avant tout de n'avoir pour leur compte rien à se reprocher, « advienne que pourra ». Imaginons que tout le monde agit ainsi, ce qui adviendrait assurément, c'est une somme de bonheur pour l'humanité infiniment supérieure à ce que produit le déchaînement des appétits et la lutte acharnée des convoitises. En vain donc on objecte qu'il y a là une sorte d'égoïsme supérieur, un dilettantisme moral, hautain et sec. Cela n'est nullement nécessaire. Je conçois, au contraire, cette philosophie du bonheur comme une synthèse supérieure de tout ce qu'il y a de vrai et de bon dans les diverses doctrines qui, tour à tour, se sont données comme règles de la vie, depuis l'épicurisme attique, si pur pratiquement malgré son mauvais renom, jusqu'au stoïcisme, si humain chez un Marc-Aurèle.

On trouve dur le mot d'Aristote, que 

« le bonheur appartient à ceux qui se suffisent à eux-mêmes ». 
Mais se suffire à soi-même, ce n'est pas nécessairement ne s'occuper que de soi. Tout au contraire, l'indépendance est la meilleure condition de la bienfaisance, de l'amitié, de l'amour, tous ces beaux luxes de la vie morale; sans elle point de dévouement qui vaille, point de sacrifice qui ait tout son prix. A l'indépendance s'oppose la servitude : n'est-ce pas ce qu'il y a de plus contraire au bonheur? Car si l'on peut être heureux dans une condition servile, ce ne peut être que de deux manières, ou comme les inconscients, en ignorant sa servitude, ou comme les stoïques, en l'acceptant par un acte de volonté, qui moralement la domine et nous en affranchit. Mais pour un humain simplement humain, quoi de pire que de subir un joug? Bien interprétée, la formule d'Aristote, mieux que toute autre, exprime d'un mot les éléments essentiels du bonheur, depuis la santé, l'aisance et la liberté, conditions matérielles, en quelque sorte, de l'activité heureuse, jusqu'au désintéressement, à la force et à l'élévation du caractère. Pour la compléter, il ne faudrait qu'y ajouter l'amour, et dire : le bonheur est à ceux qui se suffisent à eux-mêmes et qui travaillent de tout leur coeur pour les autres, sans compter. (H. Marion).
 
Identité entre le bonheur personnel et le bonheur général

« Le critérium utilitaire ne consiste pas dans le plus grand bonheur de l'agent, mais dans la plus grande somme de bonheur général; et s'il est possible de douter que la noblesse de caractère d'un homme le rende toujours plus heureux, on ne saurait nier qu'elle n'augmente le bonheur des autres, et qu'elle ne soit d'un grand avantage au monde en général [...].

Il me faut répéter que les adversaires de l'utilitarianisme ont rarement eu la loyauté de reconnaître que le bonheur, qui est le critérium de ce qui est bien dans notre conduite, n'est pas le bonheur propre de l'agent, mais celui de tous les intéressés. L'utilitarianisme exige que, placé entre son bien et celui des autres, l'agent se montre aussi strictement impartial que le serait un spectateur bienveillant et désintéressé. Nous trouvons dans l'inappréciable règle da Jésus de Nazareth l'esprit tout entier de la morale utilitaire. Faire aux autres ainsi que vous voudriez qu'il vous fût fait, et aimer votre prochain comme vous-même, constituent l'idéal parfait de la morale de l'utilité. Afin de se rapprocher la plus possible de cet idéal, l'utilité exigerait, en premier lieu, que les lois et l'organisation sociale missent, autant que possible, le bonheur, ou (pour parler plus pratiquement) l'intérêt de chaque individu en harmonie avec celui de tous; en second lieu, que l'éducation et l'opinion, qui exercent tant de pouvoir sur le caractère des hommes, employassent leur puissance à associer indissolublement dans l'esprit de chaque individu son bonheur au bien de tous, et surtout à ces manières d'agir, négatives ou positives, que prescrit le respect du bonheur universel. De cette façon, non seulement personne ne pourrait concevoir la possibilité d'un bonheur personnel d'accord avec une conduite opposée au bien général, mais aussi chaque individu aurait pour premier mouvement et pour mobile ordinaire d'action, le désir de contribuer au bien de tous, et les sentiments qui s'y rattacheraient prendraient une large et importante place dans les sentiments de tous les êtres humains. »
 

(J. Stuart Mill, Utilitarisme)


Roland Depierre, Jean-Marie Frey, Jacques Ricot, Joël Gaubert, Le bonheur, quel intérêt?, M-Editer, 2008. - S'il y a encore une certitude en nos temps d'incertitudes, c'est bien que tous les hommes désirent être heureux et doivent consacrer toute leur énergie à le devenir. En témoignent le souci de chacun de donner ainsi sens à sa propre vie mais aussi l'industrie culturelle de masse dont les produits prétendent y pourvoir. Cependant, est-il vraiment possible, et même souhaitable voire obligatoire, de chercher (mais aussi de trouver) un objet dont il est particulièrement difficile de se faire une idée précise? Le bonheur, quel intérêt? Celui-ci réside-t-il dans l'utilité? Le plaisir? La vertu? On voit qu'à l'intérêt théorique de penser l'essence du bonheur s'articule l'intérêt pratique de déterminer le genre de vie qu'il faut choisir pour tâcher de devenir effectivement heureux. Mais ne faut-il pas, aussi et surtout, se demander si le bonheur constitue bien le but suprême de l'existence humaine, notamment face à l'insatisfaction généralisée et même au ressentiment exacerbé qu'engendre sa quête effrénée? N'y aurait-il pas un réel malaise dans notre civilisation du bonheur? (couv.).
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Dictionnaire Idées et méthodes
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