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Architecture
Pour des maisons avec des courbes
Christian Roux.
Christian Roux, 2008

Christian Roux est 
le président de l'association
« Homme et habitat-», regroupant des constructeurs de maisons-bulles. 

Quelles formes utiliser en architecture? Peut-on choisir entre les angles droits et les courbes? Poser cette question, c’est provoquer un débat qui aboutit — pas seulement parmi les professionnels — à des prises de position souvent tranchées et à des condamnations croisées pour «-formalisme-». Précisons que la question sur la forme ne concerne pas seulement l’aspect extérieur de la construction (on connaît le «-façadisme-» et actuellement la recherche de «-l’effet d’image-»), mais aussi et surtout l’aspect intérieur et son fonctionnement. Employer ce dernier mot rend suspect d’un autre motif d’accusation, le «-fonctionnalisme-», dont la signification n’est pas moins ambiguë. Nous pensons néanmoins, avec beaucoup d’autres que la forme doit être adaptée à  l’usage.

Souvenirs d’enfance.
Pour sortir des interminables discussions sur ces sujets et revenir à la réalité, rien de mieux qu’un retour à la simplicité de l’enfance et à une expérience personnelle. Celle-ci n’est évidemment pas unique : c’est probablement l’histoire de la plupart de nos contemporains et pas seulement en Occident.

On sait que les connaissances acquises durant l’enfance et l’adolescence déterminent en grande partie notre vie à l’âge adulte. Encore bambin, j’ai été émerveillé par l’architecture des églises. Leurs voûtes, arcades et coupoles me plongeaient dans une rêverie sur les formes architecturales. Plus tard, à 13 ans, chez mes parents, assis à la table de la cuisine j’observais ma mère s’affairer à la préparation d’un repas avec un équipement et des meubles pas toujours pratiques; j’avais plaisir à imaginer d’autres équipements et d’autres aménagements. Je n’ai en revanche pas d’émotion particulère au souvenir de l’enchaînement des boîtes à angles droits qui constituaient l’appartement: ce n’était qu’un espace de circulation et de jeux.

Ces expériences que chacun a pu faire nous ont révèlé la diversité des formes possibles, en dehors des « boîtes » et la nécessité d’une adaptation précise aux usages de la vie quotidienne.

Quand j’ai découvert les premières habitations en voile de béton présentées dans les magazines, j’ai soudain pris conscience qu’elles offraient de nouvelles solutions, une meilleure synthèse des formes et des usages. Ce n’était plus la succession de courbes à l’intérieur des églises en pierre, dont les formes répétées et symétriques suggéraient, à travers leurs merveilles, la fixité éternelle. Les courbes multiples de ces nouvelles constructions s’affranchissaient de la symétrie et des ornements pour mieux s’adapter à l’environnement et à l’usage. Les coques autoportantes en béton (ou en d’autres matériaux composites) se succédaient librement, semblait-il, sans les contraintes de la pierre dont l’équilibre nécessaire à l’assemblage générait l’impression de statisme que j’avais ressentie. C’était la souplesse et le dynamisme qui étaient suggérés par ces nouvelles habitations.

Certains pensent que ces créations des années 1960 et 1970 n’ont été qu’un phénomène de mode ou bien qu’elles n’auraient été qu’une réaction de circonstance après les ratés de l’orthogonalité des grands ensembles de l’après-guerre. C’est à notre avis une erreur de perspective, compréhensible il y a quelques années, quand on n’avait pas suffisamment de recul. Maintenant, on peut expliquer pourquoi ce sont les premières manifestations d’un changement que l’on peut qualifier de fondamental.

Intermède orthogonal?
La fin du XIXe et le XXe siècle jusqu’à notre époque correspondent à une période marquée par le progrès accéléré des sciences et des techniques. L’évolution d’ailleurs s’accélère.

Jusqu’au XIXe siècle, les matériaux principaux de la construction sont la pierre, la chaux et le bois. L’architecture évolue avec leurs techniques et tend presque partout, dans les grandes constructions (avec des différences selon les époques), vers l’emploi des courbes : voûtes, coupoles, arcades et linteaux cintrés. Ce ne sont parfois que des artifices décoratifs, mais ils révèlent bien une fascination pour ces formes. Seule la difficulté d’exécution freine le recours aux courbes et aux ornements. Ces caractéristiques se retrouvent dans quelques habitations.

A partir du XIXe siècle, la croissance industrielle permet la production des matériaux en grande quantité. Les métaux, le béton armé et le verre deviennent les composants principaux de la construction. Les architectes, en perfectionnant leur utilisation, intègrent progressivement la logique industrielle dans la conception des formes : place aux lignes et aux angles droits, suppression des ornements, soumission accrue aux règles comptables et utilitaires. La création se réfugie dans une savante alternance des pleins et des vides. Le mur-rideau et les façades en verre apparaissent pour réduire l’impression d’enfermement dans une boîte.

Cette adaptation aux changements apportés par l’industrie et le développement économique se retrouvent presque chez tous les architectes. L’une des phases les plus significatives en Allemagne est évidemment celle qui correspond au Bauhaus (1919-1932). Le passage de l’activité de l’artisan-compagnon, au début de l’école, à la collaboration avec l’industrie, sera l’une des causes de sa disparition à travers des implications politiques, après l’émigration entraînée par l’arrivée du nazisme. On produit généralement des volumes bons à tout, mais adaptés à rien. Leur fonctionnalité est médiocre, jamais complètement adéquate. Ils génèrent une impression d’inconfort, comme un vêtement mal coupé. Certains usagers n’en ont pas conscience, car ils sont habitués à ce type quasi unique de construction. Une certaine expression artistique, par de savantes combinaisons des volumes architecturaux et par la décoration, tente de faire oublier l’inadéquation engendrée par l’orthogonalité systématique.

« Dans une phase euclidienne, nous avons des espaces rigoureusement à angles droits, car l’homme est subjugué par la découverte des trois axes de référence (vertical, avant-arrière, gauche-droite). Les surfaces et parois planes imposent partout leur présence, car l’industrie a figé cette conception mentale des espaces. Nous venons de passer par une phase super-euclidienne de l’architecture. L’homme actuel recherchant la sécurité n’y trouve pas son compte.» (Jean Cousin, Espace vivant, Ed. du Moniteur, 1980)
Les formes à angles droits ont des raisons pratiques évidentes. Il est simple de découper ou de former des éléments droits. Leur assemblage et leur prolongement se font sans difficulté de conformité. Dans un ensemble orthogonal, tout peut être juxtaposé et fixé aisément. Le stockage d’éléments orthogonaux dans un contenant orthogonal se fait avec des pertes de place minimales. Mais le modèle de l’entrepôt doit-il pour autant se généraliser? Peut-on se contenter d’une architecture de formes purement utilitaires? Le choix « du bon à tout, adapté à rien » peut-il être satisfaisant pour une habitation, alors qu’un haut niveau de qualité pourrait apporter le plaisir des formes et l’adaptation à l’usage?

Premières habitations en courbes.
Au delà des caractéristiques dominantes depuis un siècle, la recherche des courbes persiste : la construction de coques et de voiles minces continue, y compris dans le secteur de l’habitation individuelle qui nous intéresse plus particulièrement ici.

La première maison en voile de béton est réalisé en 1959 par  Pascal Haüsermann (né en 1936). Mais déjà, en 1924, en pleine période de ce que Frédérick Kiesler (1896-1966) appelle « le cube prison, panacée universelle », celui-ci avait conçu en maquette deux maisons sphéroïdales et développé le principe de sa « Maison sans fin-». Ce type de constructions diffère radicalement de la plupart des constructions en pierre qui utilisent les courbes : le plan n’est plus orthogonal et échappe aux règles de la symétrie. 
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Antti Lovag, le concepteur des maisons-bulles

L'architecte Antti Lovag, né en Hongrie en 1920, et mort le 27 septembre 2014 à Tourrettes-sur-Loup (Alpes-Maritimes) a été l'un des premiers architectes à développer le concept de maisons-bulles. Après avoir suivi une formation d'ingénieur naval et de construction métallique à Stockholm, il s'installe à Paris en 1947, où il poursuit ses études à l'école des Beaux-Arts.

Lovag commencera sa première maison-bulles, la Maison Gaudet, à Tourrettes-sur-Loup, en 1968. De 1975 à 1991, il construit à Théoule-sur-Mer le célèbre Palais Bulles de l'industriel Pierre Bernard, acheté en 1992 par le couturier Pierre Cardin. 

On doit encore à Antti Lovag plusieurs bâtiments publics de la Côte d'Azur, comme la Maison des Jeunes Picaud, à Cannes, le complexe astronomique du collège Valeri de Nice, le complexe ludique du collège de l'Estérel à Saint-Raphaël et des bureaux à l'observatoire astronomique de la Côte d'Azur, à Caussols, etc.

L'architecte a utilisé le plus souvent la technique dite du « voile de béton » : du micro-béton est projeté sur un ferraillage donnant la forme de la maison.

« Selon Christian Roux, on peut considérer Antti Lovag comme un concepteur préfigurant l'évolution de l'architecture. L'apparition des machines et imprimantes 3D dans le bâtiment permet d'envisager l'accessibilité à un plus grand nombre de clients de ce type de réalisations. Ce sera la concrétisation de ses idées. [...]. C'est un révolutionnaire, qui a fait table rase de l'architecture du passé, avec ses formes en 3D échappant aux angles droits. » 
(Source : AFP).

Durant les décennies 1950 à 1970, une multitude — marginale par rapport au reste de la construction — de projets d’habitations en courbes, conçus par de nombreux architectes, verront le jour en France, mais aussi un peu partout en Europe et en Amérique. Beaucoup ne dépasseront pas le stade des plans et des dessins. Certaines maisons seront réalisées parfois dans des conditions techniques médiocres et ne contribueront pas toujours à la réputation de cette forme de construction. Mais depuis les années 1980, on peut estimer que la qualité d’exécution est au rendez-vous.

La diversité des formes rendue plus facile va permettre de faire progresser aussi la conception même des espaces habitables courbes. Les constructions en pierre avec voûtes, coupoles et profusion d’ornements manifestaient le symbolisme de la voûte céleste et l’omniprésence de la religion dans la société. La liberté moderne de ces formes se justifie d’abord par le plaisir des courbes et par l’adaptation à l’usage.

«-Toutes les formes courbes sont belles-», disent certains. Peut-être. A l’origine de leur choix, il y a presque toujours le désir de retrouver le plaisir ressenti à la contemplation des courbes des constructions anciennes ou celles que l’on trouve dans la nature. En y intégrant l’adaptation à l’usage, on leur apporte la rationalité, la justification logique sans laquelle la satisfaction sensorielle est incomplète. C’est aussi une manière de concilier harmonieusement les formes et les fonctions.

Réminiscence de l’espace foetal.
On peut aussi expliquer la fascination pour les courbes par la réminiscence de l’espace foetal.

« L'englobement est la situation initiale du vivant humain. Celui-ci prend son départ dans une matrice, qui, soit par elle-même, soit par l'intermédiaire du liquide amniotique, établit un contact continu et fermé autour du foetus. Paradis perdu, la matrice offre au désir son terme permanent. Sans doute, la maturation et l'éducation entraîneront des ouvertures et des distances, mais Hegel et Freud nous ont convaincus que celles-ci ne sauraient briser le lien premier.

« Cette qualité enveloppante de l'espace humain suscite, dans les sociétés, une fonction spéciale : l'architecture. Celle-ci ne se propose pas uniquement de créer un vêtement agrandi (la matrice n'est pas un vêtement), mais un milieu où l'individu puisse se mouvoir en demeurant sans cesse chez lui, ce qui n'est guère le cas du vêtement. Somme toute, il s'agit, en passant du sein maternel au berceau, à la chambre, à la maison, au quartier, à la ville, à la région, que le vivant continue d'exister dans un englobement sans faille […]. Semblablement, Paul Virilio voit dans l'architecture cryptique des grottes, des temples hypogées, du labyrinthe crétois, des tumuli étrusques, voire des bunkers allemands du Mur de l'Atlantique un fantasme inspirateur de tout architecte.

« Les constructeurs rationalistes en témoignent à leur manière lorsqu'ils cultivent les formes (orthogonales) et les proportions simples, les thèmes fixes, les correspondances sensibles entre les mesures du bâtiment et les mesures de l'homme (Modulor statique de Le Corbusier, module du geste de Nelson, module de déambulation de Mies van der Rohe)-: en sus des prestiges mathématiques, ou plutôt par eux, ils visent à ce que l'habitant sente, où qu'il se tourne, qu'à côté et derrière lui c'est le même univers qui continue. Comme tout vivant, l'être humain veut un contact qui le cerne de toutes parts, et d'autant plus sans doute qu'il est un mammifère à foetalisation prolongée. » (Henri Van Lier, Les arts de l'espace : peinture, sculpture, architecture, arts décoratifs, Casterman).

« La naissance est un arrachement à l’unité. L’enfant est si bien au sein de sa mère qu’il ne souhaite en rien en sortir, et, qu’à peine sorti, il la recherche désespérément. » (Olivier Marc, Psychanalyse de la maison, Le Seuil, 1972)
Les visiteurs des maisons bulles éprouvent d’emblée un sentiment de bien-être. Les courbes multiples — voûtes, coupoles, ouvertures rondes ou ovales — expliquent sans doute cette impression. Leurs rondeurs expriment par leurs ressemblances biologiques une douceur absente de nos maisons traditionnelles.
« Une sphère ne nous enferme pas comme un cube, elle matérialise notre bulle, notre moi; tandis que le cube formé de plans faisant opposition à nos axes dynamiques, nous limite, nous enferme réellement. Il s’agit donc de deux espaces différents: l’un visuel (orthogonal) produit par une civilisation qui privilégie le sens de la vue, l’autre plus tactile (courbe). » (Jean Cousin).
Pour Marshal Mc Luhan, il y a eu des périodes où le visuel n’était pas détaché des autres sens : à l’époque médiévale et encore de nos jours chez certains, le visuel est relié à l’acoustique et au tactique.
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Les formes dans la nature

Les sciences de la nature font prendre conscience du caractère artificiel des formes orthogonales. Mis à part certains cristaux, on ne trouve pas de formes à angles droit, pas plus chez les êtres vivants que dans l’univers minéral.

« Les électrons, les planètes, les satellites, les étoiles, les galaxies et les nébuleuses ne connaissent pas la ligne droite, il n’est que trajectoire courbes dans l’univers. Quant au monde vivant, ce sont justement les courbes qui font sa beauté. La droite et le plan qui lui est associé n’existent qu’à l’état de rareté naturelle : arêtes des cristaux, rayons du soleil derrière les nuages, araignée au bout de son fil. Cette puissante notion intuitive de la ligne droite, codifiée par les géomètres grecs, n’a été réalisée à bonne échelle qu’à partir de l’ère industrielle. On sait aujourd’hui faire des règles ayant des dizaines de mètres qui, si on pouvait les poser à la surface d’un étang, révèleraient tout de suite que le plan d’eau n’est pas un plan, mais une portion de sphère. » (Renaud de la Taille).
Quand on évoque les phénomènes physiques, il faut rappeler l’oeuvre du mathématicien Pierre-Louis Moreau de Maupertuis, (Stefan Hildebrandt et Anthony Tromba, Mathématiques et formes optimales, l’explication des structures naturelles, Belin, 1986, rééd 1998), qui a exposé en 1744 son grand système universel qui prit le nom de « Loi de moindre action». D'après ce principe, la nature agit toujours aussi économiquement que possible. De cette idée Maupertuis déduisit son principe général : 
« Si un changement se produit dans la nature,  la quantité d'action nécessaire pour l'accomplir doit être la plus petite possible. »
Ces affirmations sont bien sûr à nuancer, compte tenu des connaissances scientifiques de l’époque. En biologie, par exemple, la génétique complique le problème. L’adaptation d’un être vivant à son milieu est un phénomène complexe avec de nombreuses interactions.

Bulles de savon.
Les surfaces minimales passionnent depuis longtemps les mathématiciens. Elles sont concrétisées par les films de savon qui ont une aire minimale. Les formes merveilleuses des films de savon et leurs modèles mathématiques illustrent de façon spectaculaire l'action d'un principe de minimum.

Certaines surfaces minimales sont particulièrement intéressantes. De tout temps, on a considéré que le cercle et la sphère étaient les figures géométriques parfaites. Le philosophe grec Proclus (Ve siècle avant J.C.) écrivait : 

« Le cercle  est la première, la plus simple, et la plus parfaite de toutes les figures. » 
La symétrie parfaite du cercle et sa remarquable propriété isopérimétrique justifient cette affirmation. Didon avait déjà découvert que le cercle est la courbe d'aire maximale pour un périmètre donné. C’est une surface définie par une seule dimension, le rayon.

C'est Jacob Steiner qui proposa en 1836 la démonstration de ce théorème :

« Parmi toutes les figures planes de même superficie, le disque est celle dont le périmètre est minimal. »
Ce théorème explique aussi pourquoi à la surface d'un bouillon,  les gouttes d'huile sont rondes et non triangulaires ou hexagonales. Les forces moléculaires façonnent en effet une figure de périmètre minimal — c'est à dire d'énergie potentielle minimale pour la quantité d'huile donnée — c'est donc un disque. Si deux gouttes se rencontrent, elles s'agglutinent rapidement pour former un seul disque de plus grande taille. On ne sera pas surpris que le disque ait d'autres propriétés optimales, par exemple d'être parmi toutes les figures planes, celle qui peut servir de base au plus gros tas de sable.

La bulle de savon illustre le principe de Bernoulli sur le travail virtuel. Celui-ci affirme que l'équilibre est stable lorsque l'énergie potentielle est à un minimum. Une bulle contient une certaine quantité d'air, enfermée par une surface d'aire minimale : le film de savon. Cette propriété physique illustre le théorème d'après lequel « parmi tous les solides d'un volume prédéterminé, la boule a la surface d'aire minimale. Elle généralise à l'espace la propriété isopérimétrique du cercle dans le plan » définie par une dimension, le rayon.

De même, des gouttes d'huile en suspension dans un liquide de même densité (ou quasiment soustraites, dans l'espace, aux forces de gravité) forment des boules parfaites. Ce fait peut être vérifié expérimentalement et le théorème correspondant a été démontré de façon rigoureuse. D'où la propriété maximale suivante :

« Parmi tous les solides de superficie donnée, la boule est celui dont le volume est le plus grand. »
Un arrangement hexagonal peut résulter de causes diverses. La configuration d'aire minimale peut naître sous l'action de forces très différentes, telles que par exemple une pression uniforme ou une tension superficielle. L'observation d'une configuration ne permet donc pas de déduire quelles forces l'ont engendrée.

Autre sujet de recherches, quel est l’origine des formes des êtres vivants? Cette question ouvre sur un vaste champ d'investigation. Une discipline récente en biologie s’efforce de comprendre le processus de création des formes : la morphogenèse. Le même type d’études peut concerner aussi le monde physique. (Ch. R.)

Hyper-résistantes, antisismiques et aérodynamiques.
On sait que la résistance d’une structure dépend, non seulement de la matière, mais aussi des formes. Les volumes à simple courbure (le cylindre, par exemple) et à double courbure (la sphère, parmi d’autres) ont des propriétés de résistance mécanique et de stabilité bien supérieures à celles d’autres volumes. Avec la même quantité de matière, ces formes courbes permettent d'obtenir une résistance bien supérieure à d'autres formes. C'est ce que l'on appelle une « résistance de forme ».

Parmi les exemples de formes étonnamment résistantes que l’on trouve dans la nature:

« l'oeuf, la fleur, le crustacé, le coquillage, la bulle de savon, la toile d'araignée. » (Michel Ragon, Histoire mondiale de l'architecture et de l'urbanisme moderne, Casterman, rééd. Le Seuil, 1991). 
L’exemple le plus souvent cité est bien sûr celui de l’oeuf dont la coquille est d’une très grande solidité malgré sa minceur.

Les habitations en coque illustrent elles aussi cette prodigieuses résistance dûe aux formes. C’est une justification supplémentaire d’emploi des courbes. Leurs performances mécaniques permettent  de réduire la quantité de matière sans nuire à la résistance de la construction. En outre, leurs formes autostables leur confèrent une résistance sans égale aux secousses sismiques.

Les formes extérieures d’une coque offrent moins de prise au vent. Un volume cubique ou parallélépipèdique subit de fortes pressions à cause des formes, alors qu’il est moins résistant. Aux Etats-Unis, certains recommandent les constructions courbes en voile de béton dans les zones soumis aux passage des ouragans.

A l’intérieur d’une habitation en portion de sphère, le chauffage est plus efficace. L’absence de recoin facilite la répartition de l’air chaud. En outre, le volume réduit en partie haute diminue le volume à chauffer.

Les ouvertures (portes, fenêtres, passage entre coques) sont maintenant circulaires ou ovales. Ce n’est pas seulement pour l’harmonie des formes, mais pour une raison technique. Une coque à double ou simple courbure ne réagit pas comme une paroi plane dont les variation dimensionnelles sont linéaires. La coque se dilate en suivant les lignes de courbure, comme un ballon dans le cas d’une forme sphérique. Un élément droit que l’on y intègre s’allonge dans un sens différent et peut se désolidariser de la forme courbe. Il est donc recommandé d’éviter l’association des droites et des courbes, surtout en cas de matériaux à réaction très différente, en particulier à l’extérieur ou les variations de température sont les plus importantes. Le scellement des encadrements d’ouverture se fera de préférence, pour le voile de béton, en utilisant des fils de fer de 4 mm de section, soudé sur le cadre et entouré autour du ferraillage de la coque, toujours pour éviter les variations dimensionnelles dûes aux changements thermiques et les micro-fissures qui en sont la conséquence. Les ouvertures carrées ou rectangulaires ne sont donc pas recommandées.

Adaptation à l’usage.
Une habitation copiée directement sur les surfaces minimales ou les formes d'êtres vivants peut être esthétique, mais elle n'est pas nécessairement adaptée aux besoins des habitants. On comprend que les étiquettes d’architecture «-organique-», «-bio-architecture-» ou «-bio-mimétique-» ne puisse pas convenir aux architectes à qui on les attribue, même quand ils ont trouvé de l’inspiration au spectacle de la nature. Ce n’est pas parce que les formes à angles droits sont une invention humaine qu’elles ne conviennent pas pour une habitation. C’est plus simple : 

« Notre corps est constitué de courbes. Nos gestes et nos déplacements tracent des courbes. Quand on marche, au niveau des pieds, on a besoin de peu d’espace au sol. C’est à hauteur des bras qu’on a besoin de plus d’espace. Moins au dessus des épaules. L’usage détermine la forme pour de nombreux ustensiles : assiettes, bols, verres, bouteilles, tonneaux, etc… Pourquoi pas pour nos habitations? » (Antti Lovag, dans un article de la revue Nest, Etats-Unis).
Dans des courbes bien adaptées, il y a, par conséquent, une meilleure économie des gestes et des déplacements. Le tracé de circulation des habitants à l’intérieur d’une maison, qu’elle soit de formes courbes ou orthogonales, est sans ambiguité, on n’y discerne que des courbes. Les volumes anguleux, outre le risque de se heurter aux angles saillants, entraînent des détours.

Pour concevoir un habitat, la première démarche va consister en une recherche méthodique de l’ensemble des données de l’environnement et des nécessités des habitants afin de tirer parti des avantages des formes réalisables.

Un habitation en portion de sphère permet d’orienter les ouvertures (portes et fenêtres) dans la plupart des directions. On ne subit plus la contrainte des murs plats qui imposent certaines directions. On peut orienter la fenêtre en fonction de l'ensoleillement, selon les saisons et selon l'usage de la pièce (cuisine, chambre, bureau, etc…), en fonction aussi de l'agrément de vue vers l'extérieur et des souhaits de ventilation. (Antti Lovag).

Il convient de tenir compte de l’avantage d’une ouverture vers le ciel (skydome) qui laisse passer «-seize fois plus de lumière-». Elle doit cependant être ouvrable afin d’évacuer l’effet de serre pendant les fortes chaleurs. Elle offre aussi l’avantage de ventiler une pièce beaucoup plus rapidement et plus complètement qu’une ouverture basse. Son équipement d’un volet ou d’un disque rideau permettra de supprimer l’entrée du soleil ou de la lumière pour une chambre.

Le choix du mobilier et des espaces de circulation, en fonction du nombre d'habitants et des usages souhaités déterminera les dimensions et le nombre de bulles, leur assemblage et leur implantation sur le terrain.

Mobilier fonctionnel
Les meubles intégrés à la construction sont l'équipement principal de l'habitation. Ils doivent offrir la meilleure adéquation possible à l'usage, en économisant les gestes et les déplacements. Ils pourront comporter des éléments mobiles pour une plus grande variété et commodité d’usages. Des tablettes d’une quarantaine de centimètres de hauteur à la périphérie des coques offrent le double avantage de servir d’assise occasionnelle et de permettre de poser commodément des objets. On trouve leur origine dans des constructions très anciennes, notamment dans les pays nordiques. Leurs parois latérales seront alignées sur le rayon de la surface circulaire de la pièce, par commodité et afin d’éviter l’impression de désordre agressif des lignes. Ce sera aussi le cas des meubles avec des parois latérales droites.

La logique des formes conduit à rechercher les meubles les plus adaptés à la fonction. Une longue table rectangulaire (outre l’inconvénient évident des angles) ne favorise pas la conversation au delà de quelques convives. Une table ronde équipée d’un plateau central tournant, analogue à ceux que l’on trouve en Chine, facilite la convivialité et le service de chacun dans les plats de nourriture.

Dans un salon, la disposition des fauteuils en cercle permet les échanges de groupe. L’éloignement des personnes ne doit pas dépasser environ trois mètres afin d’éviter d’avoir à élever la voix pour se faire entendre (Antti Lovag).

Caractéristiques psychosensorielles méconnues.
Compte tenu de la rareté des maisons bulles, peu de personnes en connaissent les caractéristiques spéciales par un vécu quotidien. C’est une expérience largement méconnue que j’ai déjà décrite, mais sur laquelle il faut revenir à nouveau ici.

Des volumes courbes ont des propriétés très particulières :

• Les perspectives intérieures curvilignes sont dépourvues des repères habituels à angles droits, de dimensions et d’orientation, ce qui crée une impression d’ampleur indéfinissable. Elles suscitent une sensation permanente d’espace. Lors des premières visites, une perte d’orientation est ressentie en circulant à l’intérieur.

• Chaque déplacement dans des volumes à courbes multiples entraîne une modification de perspective beaucoup plus sensible, ce qui donne une impression de variété inépuisable. Le séjour à l’intérieur est sans monotonie; ceux qui y vivent n’ont pas envie de sortir sans raison: ils ne se sentent pas enfermés dans ce volume d’aspects aussi divers.

• La lumière en éclairant une courbe produit un « dégradé » dont la progressivité évoque naturellement la douceur; la concavité ainsi révélée suscite une impression d’accueil et de confort. Un volume extérieur convexe crée d’ailleurs une impression analogue : il appelle la caresse. Alors qu’un mur plat reçoit uniformément la lumière, ce qui accuse l’inhospitalité de l’à-plat et l’agressivité des angles.

Ces diverses particularités créent une ambiance extrêmement différente de celle d’un volume orthogonal. C’est en particulier le cas lorsque l’habitation est constituée de plusieurs portions de sphère communicant entre elles par des ouvertures. Un simple visite ne permet généralement pas d’en prendre conscience autrement que d’une manière confuse. Il s’agit là pourtant des caractéristiques qui expliquent pour une large part l’attachement des habitants à ces maisons.

Architecture de l’écologie.
En résumé, compte tenu des formes que l’on trouve dans la nature, de l’étude des surfaces minimales, des formes les plus résistantes, économiques en matériaux et de l’adaptation à l’usage, on peut en conclure que s’il y a une architecture de l’écologie, c’est bien celle des courbes. Cela suppose évidemment que ces formes qui s’harmonisent si bien avec le milieu naturel soit aussi constituées de matières qui ne dégradent pas l’environnement. On sait qu’il faut éviter la pollution chimique des sols, de l’eau et de l’air, ainsi que réduire la production des gaz à effet de serre. Ce sera certainement réalisable pour ce genre de construction, comme dans beaucoup d’autres domaines.

Les solutions écologiques ne devraient passer que rarement par un retour aux formes et aux matériaux du passé. Il n’y a pas de marche arrière dans l’évolution des sciences. Mais des choix sont possibles, en dehors des sciences fondamentales dont l’orientation doit rester libre. Dans l’application des technologies, les changements de direction sont nécessaires. Cela passe par une réorientation de l’industrie et de nouveaux développements. Le pouvoir politique, sous l’influence des citoyens, doit avoir un rôle d’incitation forte, car les mécanismes économiques ne prennent pas suffisamment en compte ce type de changements.

Utopie ou réalité.
Les construction en courbes sont peu nombreuses. Leur géométrie spéciale nécessite des solutions techniques très différentes des constructions à angles droits. Faut-il pour autant les qualifier d’architecture utopique, dans le sens d’irréaliste? C’est bien sûr méconnaître ce qui existe. Si le mot utopique fait référence au royaume d’Utopia et à un avenir plus ou moins futuriste d’une société de rêve, le qualificatif n’est pas très approprié. Depuis une vingtaine d’années, des maisons très élaborées ont été construites et on peut maintenant en apprécier les avantages. On n’est plus dans le rêve, c’est une réalité quotidienne pour ceux qui y vivent. On peut présenter des habitations réussies et nous sommes persuadés que ceux qui souhaitent en construire peuvent raisonnablement s’engager dans ce type de projets.

L’innovation doit néanmoins se poursuivre dans les domaines techniques, en particulier en ce qui concerne les matériaux et les procédés de mise en oeuvre. Les outils informatiques déjà présents n’ont pas encore produit tous les changements dont ils sont porteurs. L’habitat de demain sera bien différent de celui que nous connaissons couramment aujourd’hui. On sait que l’avenir échappe presque toujours aux prévisions. Il est néanmoins en germe dans le présent. (© Christian Roux, 2008).



Sur la toile - Un site pour découvrir la magnifique Maison bulle réalisée à Lyon par Hélène et Christian Roux, sur les plans d'Anti Lovagg.

Le site de l'association architecture et Homme et Habitat : architecture3D.

A voir également, le site de Jean-Pascal Hesse sur le Palais bulles du couturier Pierre Cardin, et du même architecte.

Et aussi : aRoots, portail consacré à l'architecture, à l'urbanisme, au design, etc., ou encore le site de Pascal Haüsermann, qui présente plusieurs réalisation de maisons avec des courbes.

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Dictionnaire Architecture, arts plastiques et arts divers
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