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Talleyrand

Charles-Maurice, duc de Talleyrand-Périgord, prince de Bénévent, est un évêque et homme politique français, né à Paris le 2 février 1754, mort à Paris le 17 mai 1838. C'était le deuxième fils de Charles-Daniel, comte de Talleyrand-Périgord, lieutenant général, mais il perdit son frère aîné de bonne heure. Par sa mère, Eléonore de Damas d'Antigny, il descendait de la princesse des Ursins, à laquelle la satire n'a pas manqué de le comparer. S'il fut destiné à l'Eglise, c'est à la suite d'un accident qui le rendit boiteux, à moins (ce qui est plus probable) qu'il ne fût né pied bot. Elevé au collège d'Harcourt, à Reims, sous la direction de l'archevêque son oncle, et à Saint-Sulpice, dénué de toute vocation religieuse, il combattit par le plaisir la mélancolie qui le gagnait.
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Talleyrand.
Taleyrand (1754-1838), par F. Gérard.

Ordonné prêtre à vingt et un ans, il dut à sa naissance d'être pourvu de l'abbaye de Saint-Denis (diocèse de Reims); il fut délégué à l'assemblée générale du clergé la même année (1775). Il passa ensuite deux ans en Sorbonne, c.-à-d. qu'il mena la vie facile des abbés de cour. Par ses relations, ses succès mondains, et par maintes preuves d'intelligence pratique et de souple caractère, il obtint en 1780 l'importante fonction d'agent général du clergé de France. Mêlé ainsi aux affaires du roi comme à celles de l'Eglise, il put se livrer à des spéculations qui furent heureuses et lui donnèrent une réputation de financier. Mais Louis XVI eut scrupule de le nommer évêque, comme c'était l'usage, à sa sortie de charge (1785), et ce fut seulement en 1788 qu'il obtint le siège d'Autun (1er octobre). 

A la deuxième Assemblée des notables, il fut du parti de Necker : le bailliage d'Autun le nomma député de son ordre aux Etats généraux de 1789 (3 avril). Bien que personnellement brouillé avec Mirabeau, il insista comme celui-ci pour la vérification des pouvoirs en commun; et quand le tiers état eut pris le titre d'assemblée nationale, il se prononça dès le surlendemain (19 juin) pour la réunion des trois ordres, réalisée seulement le 27. Désavoué par ses commettants, il provoqua l'annulation des mandats impératifs (7 juillet 1789), et, malgré Sieyès, celle des dimes. Membre des deux comités de Constitution, il prit part à la rédaction de la Déclaration des droits. Il discuta le projet d'emprunt de Necker avec une grande compétence (27 août), et proposa, le premier, de ne pas considérer le clergé comme propriétaire, et d'appliquer ses biens à éteindre 110 millions de rentes perpétuelles ou viagères, à supprimer la gabelle, et à fonder une caisse d'amortissement (10 octobre). 

Trois jours après l'abolition des voeux monastiques (13 février 1790), Talleyrand fut élu président de l'Assemblée constituante. Il célébra le 14 juillet la messe du Champ-de-Mars (La Fête de la Fédération). Il ne figura pas ostensiblement parmi les promoteurs de la Constitution civile du clergé, mais il s'empressa d'y prêter serment (27 décembre), et adjura les ecclésiastiques de son diocèse d'en faire autant ; car « les décrets de l'Assemblée ne pouvaient alarmer la conscience la plus craintive », ils n'étaient qu'un « retour aux lois les plus pures de l'Eglise, que le temps ou les passions humaines avaient si étrangement altérées » (29 décembre). Dans ses mémoires tels qu'ils nous sont parvenus, on lit à ce propos :

« Je ne crains pas de reconnaître, quelle part que j'aie eue dans cette oeuvre, que la Constitution civile du clergé a été peut-être la plus grande faute de l'Assemblée constituante. »
S'étant démis de l'évêché d'Autun, il sacra de ses mains, à Paris, les évêques élus des département de l'Aisne et du Finistère (24 février 1791), et tout en protestant de son attachement filial au Saint-Siège, ne se soucia pas du bref qui le condamnait comme schismatique. Il avait été élu (janvier) membre du directoire du département de Paris, dans lequel il siégea : mais il refusa d'être candidat à l'évêché de Paris, vacant par le refus de serment de Mgr. de Juigné.

Il s'était réconcilié avec Mirabeau qui le choisit pour exécuteur testamentaire avec le comte de La Marck. Le 4 avril 1791, il donna lecture à l'assemblée du dernier discours préparé par le grand orateur, sur l'éducation publique. 

Il prit une part fort utile aux discussions financières (Opinion sur les assignats forcés; Paris, 1790, in-8 ; Opinion sur la vente des biens nationaux, 1791, in-8). Il fit sur l'uniformité des poids et mesures une proposition qui prépara les voies à la grande oeuvre de la Convention. Mais son meilleur titre devant la postérité est peut-être le Rapport sur l'instruction publique fait, au nom du comité de Constitution, à l'Assemblée nationale, les 10, 11 et 19 septembre, imprimé par ordre de l'Assemblée nationale (Paris, 1791, in-8 de 216 pp.). Rien n'appuie l'assertion de Quérard, qui prétend que ce Rapport était dû à Desrenaudes, secrétaire de Talleyrand. 

« Séculariser l'enseignement, en le fondant, comme tout le reste, sur une base civile, et en le faisant donner par l'Etat et non par l'Eglise [, tel est le principe]. C'est le premier travail de cette nature conçu d'une manière philosophique, et approprié, par son ensemble, à l'usage d'une grande nation. L'éducation y est offerte à tous les degrés, destinée à tous les âges, proportionnée à toutes les conditions. Sans négliger les belles connaissances et les savants idiomes qui placent les peuples modernes dans l'intimité des anciens peuples et qui conservent l'union spirituelle du genre humain, elle a surtout pour objet d'enseigner ce qu'il est aujourd'hui nécessaire de bien savoir pour bien agir. »
Le plan comportait des écoles primaires de canton, des écoles secondaires de districts des écoles spéciales de départements, et un Institut national. Toutefois, conclut Mignet, « le professorat y était faiblement organisé [...] et les sentiments que l'esprit ni ne donne, ni ne démontre, y prenaient la forme d'idées »; or c'est bien la marque de Talleyrand, plus encore que du XVIIIe siècle lui-même.

Sous la Législative, il fut envoyé à Londres, d'abord sans caractère officiel, avec le duc de Biron (février 1792), puis comme second de l'ambassadeur Chauvelin (avril 1792). Il obtint de lord Grenville une note portant que le cabinet anglais se désintéresserait de tout ce qui se passait en France, pourvu que la France respectât les droits des puissances alliées de l'Angleterre. L'Angleterre ne voulut pas se porter médiatrice entre la France d'une part, la Prusse et l'Autriche de l'autre, mais elle consentit enfin à une déclaration expresse de neutralité, qui facilita les négociations alors ouvertes avec la Prusse. Mais le 10 août remit tout en question. Talleyrand fut accusé d'avoir intrigué à Londres pour le duc d'Orléans : en réalité, comme Danton et Lebrun, il ne chercha qu'à prévenir, puis à dissoudre, la première coalition. 

Après s'être disculpé, il repartit pour Londres le 10 septembre avec la mission apparente de négocier « l'établissement d'un système uniforme de poids et mesures ». Cependant on découvrait une lettre de l'intendant de la liste civile De La Porte, qui signalait Talleyrand comme bien disposé pour la cause du roi : ce texte vague suffit pour le faire décréter d'accusation (5 décembre), et, malgré sa lettre d'explication du 12, pour le faire inscrire sur la liste des émigrés. Egalement honni par les révolutionnaires et par les royalistes, il tint tête encore près d'un an, mais le ministère anglais dut enfin lui appliquer l'alien-bill, et le 3 février 1794. il s'embarqua pour les Etats-Unis, avec La Rochefoucault-Liancourt et Beaumetz. 

A Philadelphie, il n'eut d'autre occupation que d'accroître sa fortune, par diverses affaires de banque ou d'industrie. Il obtint, par sa pétition du 16 juin 1795 à la Convention, que sa proscription fût rapportée (4 septembre). Il revint à Paris en mars 1796, avec une maîtresse qu'il devait épouser plus tard, Mme Grand (née Worlhee), femme divorcée d'un Anglais : entre temps, il avait obtenu du Directoire une mission secrète en Prusse, Etat dont il sut maintenir la neutralité après la paix de Bâle. De retour à Paris, s'il a contre lui Carnot et Barthélemy, il est bien accueilli par madame de Staël, par J. Chénier (qui avait aidé à son retour) par Barras avec lequel il avait plus d'un point de contact. Il se fit élire à l'institut, et bientôt après (28 messidor an V), il remplaçait Ch. Delacroix comme ministre des relations extérieures. Il s'efforça, dans une circulaire diplomatique, de légitimer le coup d'Etat du 18 fructidor (4 septembre 1797), mais on peut se demander s'il n'y avait pas quelque ironie dans l'exagération même du langage :

« Vous direz que le Directoire, par son courage, par l'étendue de ses vues et par le secret impénétrable qui en a préparé le succès, a montré au plus haut degré qu'il possédait l'art de gouverner dans les moments les plus difficiles ».
De fait, entre le Directoire et Bonaparte, Talleyrand n'hésite pas : il est pour Bonaparte qu'il informe, qu'il flatte, et dont il s'applique à faire triompher les vues personnelles, spécialement à Campo-Formio. Il est d'ailleurs, en principe, opposé à la politique belliqueuse : et une paix avec l'Autriche, même payée par l'abandon de la Vénétie et l'ajournement de la question italienne, lui paraît comme un grand triomphe pour la République, et une sérieuse garantie pour les révolutionnaires.

Après le traité, c'est Talleyrand qui présenta Bonaparte à l'audience solennelle du Directoire (5 décembre) :

« J'ai craint un instant pour lui, dit-il, cette ombrageuse inquiétude qui, dans une république naissante, s'alarme de tout ce qui semble porter une atteinte quelconque à l'égalité; mais je m'abusais. Dans cette journée même, les républicains français doivent se trouver plus grands ».
Il se réjouit, pendant les négociations de Rastadt, que l'Angleterre fût « le dernier ennemi que la France ait à vaincre » (circulaire du 4 janvier). 

Il participa au renversement du pape, à la révolution helvétique, négocia heureusement avec, les Etats-Unis l'exclusion des vaisseaux anglais, encourut toutefois, dans les négociations avec le Portugal et avec la ville libre de Hambourg, des reproches de vénalité qui s'expliquent peut-être en partie par les habitudes diplomatiques de l'Ancien régime et par la pénurie d'argent du Directoire lui-même. Quoi qu'il en soit, il donna sa démission après la victoire de la gauche (20 juillet 1799) ; mais il désigna lui-même son successeur (2 thermidor an VII), Reinhard, qui fit, à vrai dire, pendant sa courte éclipse, un intérim de quatre mois. Talleyrand avait osé dire de Bonaparte :

« Loin de redouter ce qu'on voudrait appeler son ambition, je sens qu'il nous faudra peut-être un jour la solliciter ». 
Après le retour d'Egypte, il s'entendit avec le général, dont il avait contribué à organiser la popularité, et avec Sieyès pour opérer le 18 brumaire, et reprit son poste le 22 novembre 1799; il devait le garder jusqu'au 8 août 1807. Il négocia les traités de Lunéville, d'Amiens, de Presbourg, de Tilsit. Il prit part, sinon comme conseiller, du moins comme « instrument » (Mémorial de Saint-Hélène) à l'enlèvement du duc d'Enghien. 
« Si, dans la fougue de son ressentiment et pour la sûreté de sa personne, le premier Consul ne tenait aucun compte de la seule sauvegarde des Etats faibles, celui qui en était le conservateur obligé ne devait pas au moins la méconnaître » (Mignet). 
Talleyrand fut le vrai créateur et metteur en oeuvre de la confédération du Rhin mais il ne put pas signer la paix avec l'Angleterre, « seul rêve constant de sa vie » diplomatique. Après les négociations du Concordat, à l'écart desquelles il fut tenu, le pape lui avait accordé la levée de l'excommunication de 1791, et un bref de sécularisation qu'il avait interprété largement en épousant Mme Grand le 10 septembre 1802, à la mairie du Xe arrondissement de Paris. Il avait continué
à s'enrichir, et Napoléon affirme dans le Mémorial que s'il le remplaça par le duc de Cadore, c'est qu'il était fatigué de ses « agiotages et de ses saletés ».

En réalité, il était en profond désaccord avec son ministre, qui désapprouvait le « système continental », et la perpétuité des guerres. Talleyrand reçut d'ailleurs, dés 1807, la grasse sinécure de vice-grand-électeur, créée pour lui. Il ne cacha pas son hostilité à la guerre d'Espagne, et fut accusé dès lors de se rapprocher et des royalistes, et de Fouché, suspect comme lui à l'ombrageux empereur. Il fut privé de ses fonctions de grand chambellan; mais, comme grand dignitaire, donna un avis favorable au divorce avec Joséphine et au mariage avec une archiduchesse autrichienne solution que Napoléon avait d'abord repoussée, et à laquelle les circonstances l'amenèrent. C'est alors que Talleyrand vendit son hôtel patrimonial à l'empereur, pour 2.100.000 F, afin d'acheter un hôtel plus modeste, celui de lnfantado, rue Saint-Florentin, où il résida jusqu'à sa mort.

La campagne de Russie fut considérée par lui comme le « commencement de la fin ». Au retour de Napoléon, il eut à se défendre auprès de lui, n'y réussit sans doute qu'à moitié, et reçut l'ordre de se rendre dans ses terres à Valençay. Rappelé après Leipzig, ses conseils pacifiques ne furent pas écoutés ; il fut pourtant nommé membre du conseil de régence. Ses relations avec Louis XVIII, avec le tsar Alexandre, avec les députés et les sénateurs secrètement hostiles à l'Empire, devinrent alors habituelles. Talleyrand accompagna, il est vrai, la régence à Blois, mais il prit la précaution de se faire arrêter en route par une patrouille autrichienne, qui le laissa regagner Paris. C'est lui qui rédigea l'acte de déchéance voté par le Sénat le 2 avril 1814. Président du gouvernement provisoire, il passa pour avoir donné au vicomte de Maubreuil l'ordre d'assassiner Napoléon : c'est une calomnie. 

Louis XVIII le nomma ministre des affaires étrangères, et pair de France, le jour même où il signa la charte. Sur la Restauration, il a laissé une importante déclaration testamentaire (1er octobre 1836), où on lit : 

« Le rappel des princes de la maison de Bourbon ne fut point une reconnaissance d'un droit préexistant. S'ils l'interprétèrent ainsi, ce ne fut ni par mon conseil, ni avec mon assentiment. Les monarques ne sont monarques qu'en vertu d'actes qui les constituent chefs des sociétés civiles. Ces actes sont irrévocables pour chaque monarque et sa postérité tant que le monarque qui règne reste dans les limites de sa compétence véritable : mais si le monarque qui règne se fait ou tente de se faire plus que monarque, il perd tout droit à un titre que ses propres actes ont rendu ou rendraient mensonger. Telle étant ma doctrine, je n'ai jamais eu besoin de la renier pour accepter sous les divers gouvernements, les fonctions que j'ai remplies ». 
Plénipotentiaire à Vienne, il sauva la Saxe de l'ambition prussienne, fit restaurer les Bourbons de Naples, et prépara les bases d'un traité secret avec l'Angleterre et l'Autriche (3 janvier 1815) que les Cent-Jours rendirent inutile. Proscrit par Napoléon au retour de l'île d'Elbe, il le fit mettre au ban de l'Europe par le congrès de Vienne. Après Waterloo, il reprit le portefeuille des affaires étrangères, mais Alexandre ler, contre qui avait été dirigé en partie le traité secret, exigea son renvoi (28 septembre 1815). Il reçut le titre de chambellan, avec 100.000 F de traitement. 

A la Chambre des pairs, il combattit la guerre d'Espagne (1823), et c'est alors, que la Congrégation exhuma, sous la mention « deuxième édition », ses opinions et ses votes révolutionnaires. Rallié d'avance à la maison d'Orléans, il fut pourvu de l'ambassade de Londres (septembre 1830), et prépara avec zèle et conviction « l'entente cordiale » de la France et de l'Angleterre. Son dernier succès diplomatique fut le traité de la quadruple, alliance (22 avril 1834) qui réglait la question belge. De retour à Paris, il se réconcilia avec l'Eglise, par l'intermédiaire de l'abbé Dupanloup (11 mars 1838), deux mois avant sa mort.

Il laissait des Mémoires dont le premier volume a paru en mars 1891, et qui ayant été copiés pour l'impression, et probablement remaniés, par de Bacourt, ne sont pas d'une entière authenticité. (H. Monin).



Georges Bordonove, Talleyrand, Pygmalion, 2007. - Prodigieux Talleyrand qui, avec Napoléon, marqua d'une empreinte ineffaçable l'une des périodes les plus tourmentées de notre histoire! Né sous Louis XV, mort sous Louis-Philippe à 84 ans, il connut huit régimes, six souverains et fut six fois ministre des Affaires étrangères, ne rentrant dans l'ombre que pour resurgir en pleine lumière. Doué d'un flair infaillible, il faisait et défaisait les rois, les abandonnant dès qu'ils s'abandonnaient eux-mêmes. Son duel avec Napoléon (le diplomate contre le conquérant), son action, ses choix répondaient à l'idéal de liberté et de paix qu'il avait hérité du Siècle des Lumières. Intuitif, visionnaire, ayant "de l'avenir dans l'esprit", il prédit l'actuelle fédération européenne, la montée en puissance de l'Amérique, les dangers du panslavisme. Au Congrès de Vienne, il sauva la France du démembrement. Premier diplomate de son siècle, il fut aussi le dernier grand seigneur par son élégance et son faste. Sphinx de la politique, il fut à la fois l'acteur et le témoin impassible des événements de son époque. (couv.). 
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