.
-

Les Voyages de Gulliver
Le Voyage à Laputa, à Balnibarbi, 
à Luggnagg, à Gludbdubdrid et au Japon
Troisième partie, chapitre huit
Jonathan Swift, 1727  
---
Présentation Lilliput Brobdingnag Laputa Houyhnhnms
VIII. - Suite du voyage à Glubbdubdrib. Erreurs relevées dans l'histoire ancienne et dans l'histoire moderne.
Swift 
1727 
Désireux de voir les anciens les plus célèbres pour leur esprit et leur science, je consacrai un jour à ce projet. Je demandai à voir Homère et Aristote à la tête de leurs commentateurs; mais ceux-ci étaient si nombreux que plusieurs centaines furent forcé de rester dans la cour et dans les pièces extérieures du palais. Je reconnus ces deux héros et pus les distinguer à première vue, non seulement de la foule, mais l'un de l'autre. Homère était le plus grand et le mieux fait; il marchait assez droit pour son âge, et avait les yeux les plus vifs et les plus perçants que j'aie jamais vus. Aristote marchait difficilement et s'appuyait sur un bâton. Son visage était maigre, sa chevelure plate et clairsemée, sa voix creuse. Je découvris bientôt que tous deux étaient absolument étrangers au reste de la compagnie, ne l'avaient jamais vue et n'en avaient jamais entendu parler jusque-là. Un grand fantôme, que je ne nommerai pas, me murmura à l'oreille que ces commentateurs se tenaient toujours dans des quartiers très éloignés de l'habitation de ces auteurs : ils avaient conscience de leurs fautes et des mépris qu'ils avaient mérités, pour avoir si horriblement défiguré ces écrivains auprès de la postérité. Je présentai à Homère Eustathius et Didymus, et j'en obtins pour eux un traitement supérieur peut-être à leur mérite, car il s'aperçut bientôt qu'ils manquaient du génie nécessaire pour comprendre le grand poète. Mais Aristote fut impatienté par ce que je lui dis de Scot et de Ramus, quand je les lui présentai, et il leur demanda si le reste des commentateurs étaient aussi stupides
qu'eux.

Je priai aussitôt le gouverneur d'évoquer Descartes et Gassendi, que je décidai à expliquer leurs systèmes à Aristote. Ce grand philosophe reconnut volontiers qu'il s'était souvent trompé en physique, parce que, comme la plupart des hommes, il avait souvent procédé par conjectures. Il trouva que Gassendi, qui avait rendu la philosophie d'Épicure aussi acceptable que possible, et Descartes, avec ses tourbillons, s'étaient également trompés; il prédit le même sort à l'attraction, que nos savants d'aujourd'hui soutiennent avec tant d'ardeur. 

« Les nouveaux systèmes de la nature ne sont, dit-il, que des modes qui varient à chaque époque; ceux mêmes qui prétendent les démontrer par des principes mathématiques n'auront qu'un moment de vogue et seront oubliés au bout d'un certain temps. »
Je passai cinq jours à converser avec d'autres savants de l'Antiquité; je vis la plupart des premiers empereurs romains. J'obtins du gouverneur qu'il évoquât les cuisiniers d'Héliogabale pour nous servir un dîner, mais ils ne purent nous montrer leurs talents, faute d'instruments. Un ilote d'Agésilas nous fit un plat de brouet spartiate, mais je ne pus aller au delà de la seconde bouchée.

Les deux gentilshommes qui m'avaient conduit dans l'île étaient obligés, par leurs affaires, de repartir au bout de trois jours. J'employai ces jours-là à voir quelques-uns des modernes qui avaient fait le plus figure, depuis deux ou trois cents ans, dans notre pays et dans d'autres contrées de l'Europe; et comme j'ai toujours eu une grande admiration pour les familles antiques et illustres, je priai le gouverneur d'évoquer une ou deux douzaines de rois, avec la série de leurs ancêtres pendant huit ou neuf générations. Mais mon désappointement fut aussi grand qu'inattendu, car, au lieu d'une longue suite de princes avec des diadèmes, je vis dans une famille deux joueurs de flûte, trois beaux courtisans et un prélat italien; dans une autre, un barbier, un abbé et deux cardinaux. Je respecte trop les têtes couronnées pour m'arrêter plus longtemps sur un sujet aussi délicat; mais je ne fus pas si scrupuleux pour les comtes, les marquis, les ducs et le reste de la noblesse. J'avoue que ce n'est pas sans plaisir que je me trouvai alors en état d'expliquer, en remontant aux originaux, les traits particuliers qui distinguent certaines familles. Je vis clairement pourquoi les unes ont un long menton, pourquoi une autre a produit des drôles pendant deux générations et des fous pendant les générations suivantes, pourquoi dans une troisième il y a des écervelés, et dans une quatrième des fripons. Je compris enfin la raison pour laquelle Polydore Virgile avait dit au sujet de certaines maisons :

Nec vir forcis, nec famina casta.
Je m'expliquai comment la cruauté, le mensonge, la lâcheté sont devenus les traits caractéristiques qui distinguent certaines familles aussi bien que leurs armoiries. Je vis qui avait le -premier introduit dans une noble famille la v..., propagée dans les générations suivantes en tumeurs scrofuleuses, et je ne pus pas m'en étonner quand je vis la lignée généalogique si souvent interrompue par des pages, des laquais, des cochers, des coureurs de brelans, des capitaines et des picks-pockets.

Mais c'est l'histoire moderne qui me causa le plus de dégoût. Car, après avoir consciencieusement examiné les personnes qui ont obtenu le plus d'estime dans les cours depuis un siècle, j'ai vu combien le monde était trompé par des écrivains aux plumes prostituées. Ils attribuent, dans la guerre, les plus grands exploits à des lâches, les plus sages conseils à des fous, la sincérité à des flatteurs, des vertus romaines à des traîtres, la piété à des athées, la chasteté à des sodomites, la véracité aux nouvellistes. Combien d'innocents et d'hommes vertueux ont été condamnés à la mort ou à l'exil par la malice des factions ou par la corruption que de grands ministres pratiquaient à l'égard des juges! Combien de scélérats ont été élevés aux plus hauts emplois, ont obtenu confiance et pouvoir, dignités et richesse! Combien de changements, que d'événements arrivés dans les cours, les conseils des rois, les sénats, sont l'oeuvre de débauchés, de catins, d'avortons, de parasites et, de bouffons! Oh! que je conçus alors une basse idée de l'humanité! que la sagesse et la probité des hommes me parut peu de chose, en voyant la source de toutes les révolutions, le motif honteux des entreprises les plus éclatantes, les ressorts, ou plutôt les accidents imprévus et les bagatelles qui les avaient fait réussir!

Je découvris l'ignorance et la témérité de nos historiens, qui ont fait mourir du poison certains rois, qui ont osé faire part au public des entre tiens secrets d'un prince avec son premier ministre, et qui ont, si on les en croit, crocheté, pour ainsi dire, les cabinets des souverains et les secrétaireries des ambassadeurs, et sont condamnés à se tromper perpétuellement.

Ce fut là que j'appris les causes secrètes de quelques événements qui ont étonné le monde comment une p... avait gouverné un confident, un confident le conseil secret, et le conseil secret tout un parlement.

Un général d'armée m'avoua qu'il avait une fois remporté une victoire par sa poltronnerie et par son imprudence, et un amiral me dit qu'il avait battu malgré lui une flotte ennemie, lorsqu'il avait envie de laisser battre la sienne. Il y eut trois rois qui me dirent que, sous leur règne, ils n'avaient jamais récompensé ni élevé aucun homme de mérite, si ce n'est une fois par l'erreur ou la perfidie d'un ministre en qui ils avaient confiance. Ils me dirent qu'ils n'agiraient pas autrement s'ils revenaient à la vie, et me firent voir, avec beaucoup de raison, que la royauté ne pouvait exister sans corruption, parce que la fermeté, la confiance et le calme qu'inspire la vertu ne peuvent qu'apporter des embarras aux affaires publiques.

J'eus la curiosité de m'informer par quel moyen un grand nombre de personnes étaient parvenues à une très haute fortune. Je me bornai à ces derniers temps, sans néanmoins toucher au temps présent, de peur d'offenser même les étrangers (car il n'est pas nécessaire que j'avertisse que tout ce que j'ai dit jusqu'ici ne regarde point mon cher pays). On évoqua un grand nombre des personnes intéressées, et un léger examen, me fit découvrir des scènes d'une telle infamie, que je ne puis y songer sans tristesse.

Le parjure, l'oppression, la subornation, la perfidie, le pandarisme, et autres faiblesses pareilles étaient les moyens les plus excusables; et pour ceux-là je me montrai, comme c'était justice, plus indulgent, Mais plusieurs confessèrent qu'ils devaient leur élévation à la sodomie et à l'inceste, ou encore à l'art de livrer leurs femmes et leurs filles; d'autres avaient fait fortune pour avoir trahi leur patrie et leur souverain, et quelques-uns pour s'être servis du poison. Après ces découvertes, je crois qu'on me pardonnera d'avoir désormais un peu moins d'estime et de vénération pour la grandeur, que j'honore et respecte naturellement, comme tous les inférieurs doivent faire à l'égard de ceux que la nature ou la fortune ont placés dans un rang supérieur.

J'avais lu dans quelques livres que des sujets avaient rendu de grands services à leur prince et à leur patrie : j'eus envie de les voir; mais on me dit qu'on avait oublié leurs noms, et qu'on se souvenait seulement de quelques-uns, dont les historiens avaient fait mention en les faisant passer pour des traîtres et des fripons. Ces gens de bien, dont on avait oublié les noms, parurent cependant devant moi, mais avec un air humilié et en mauvais équipage; ils me dirent qu'ils étaient tous morts dans la pauvreté et dans la disgrâce, et quelques-uns même sur un échafaud.

Parmi ceux-ci, je vis un homme dont le cas me parut extraordinaire, qui avait à côté de lui un jeune homme de dix-huit ans. Il me dit qu'il avait été capitaine de vaisseau pendant plusieurs années, et que, dans le combat naval d'Actium, il avait enfoncé la première ligne, coulé à fond trois vaisseaux du premier rang, et en avait pris un de la même grandeur, ce qui avait été la seule cause de la fuite d'Antoine et de l'entière défaite de sa flotte; que le jeune homme qui était auprès de lui était son fils unique, qui avait été tué dans le combat; il ajouta que, la guerre ayant été terminée, il vint à Rome pour solliciter une récompense et demander le commandement d'un plus gros vaisseau, dont le capitaine avait péri dans le combat; mais que, sans avoir égard à sa demande, cette place avait été donnée à un jeune homme qui n'avait encore jamais vu la mer, au fils de Libertina, femme de chambre d'une des maîtresses de l'empereur; qu'étant retourné sur son navire, on l'avait accusé d'avoir manqué à son devoir, et que le commandement de son vaisseau avait été donné à un page, favori du vice-amiral Publicola; qu'il avait été alors obligé de se retirer chez lui, dans une petite terre loin de Rome, et qu'il y avait fini ses jours. Désirant savoir si cette histoire était véritable, je demandai à voir Agrippa, qui dans ce combat avait été l'amiral de la flotte victorieuse : il parut, et, me confirmant la vérité de ce récit, il y ajouta des circonstances que la modestie du capitaine avait omises.

Je fus surpris de trouver une corruption si profonde et si générale répandue dans cet empire par le luxe, qui y avait pourtant été introduit si tard. Je fus dès lors moins étonné de voir se renouveler de pareils malheurs dans d'autres pays où les vices de toute espèce ont duré bien plus longtemps, où, d'ailleurs, tout l'honneur, comme tout le butin, a été confisqué par le principal chef, qui avait peut-être aussi peu de droit à l'un qu'à l'autre.

Comme chacun des personnages qu'on évoquait paraissait tel qu'il avait été dans le monde, je vis avec douleur combien, depuis cent ans, le genre humain avait dégénéré; combien la débauche, avec toutes ses conséquences, avait altéré les traits du visage, rapetissé les corps, retiré les nerfs, relâché les muscles, effacé les couleurs et corrompu la chair des Anglais.

Je voulus voir enfin quelques-uns de nos anciens paysans, dont on vante la simplicité, la sobriété, la justice, l'esprit de liberté, la valeur et l'amour pour la patrie. Je les vis, et ne pus m'empêcher d'être ému en comparant les morts avec les vivants. Combien les vertus natives des Anglais ont été corrompues par leurs petits-fils! Pour quelques pièces de monnaie, ceux-ci, par la vente de leurs votes et par leurs tripotages dans les élections, ont acquis tous les vices et toute la dépravation qui peut s'apprendre dans une cour.

.


[Littérature][Textes][Bibliothèque]
[Aide][Recherche sur Internet]

© Serge Jodra, 2004. - Reproduction interdite.