.
-

Les Voyages de Gulliver
Le Voyage à Laputa, à Balnibarbi, 
à Luggnagg, à Gludbdubdrid et au Japon
Troisième partie, chapitre sept
Jonathan Swift, 1727  
---
Présentation Lilliput Brobdingnag Laputa Houyhnhnms
VII. - L'auteur quitte Lagado, et arrive à Maldonada; il fait un petit voyage à Glubbdubdrib. Comment il est reçu par le gouverneur.
Swift 
1727 
Le continent dont ce royaume fait partie s'étend, autant que j'en puis juger, à l'est, vers une contrée inconnue de l'Amérique; à l'ouest, vers la Californie; et au nord, vers la mer Pacifique. Il n'est pas à plus de mille cinquante lieues de Lagado. Ce pays a un port célèbre et un grand commerce avec l'île de Luggnagg, située au nord-ouest, environ à vingt degrés de latitude septentrionale et à cent quarante de longitude. L'île de Luggnagg est au sud-ouest du Japon et en est éloignée environ de cent lieues. Il y a une étroite alliance entre l'empereur du Japon et le roi de Luggnagg, ce qui fournit plusieurs occasions d'aller de l'une à l'autre. Je résolus, pour cette raison, de prendre ce chemin pour retourner en Europe. Je louai deux mules avec un guide pour porter mon bagage et me montrer le chemin. Je pris congé de mon illustre protecteur, qui m'avait témoigné tant de bonté, et à mon départ j'en reçus un magnifique présent.

Il ne m'arriva pendant mon voyage aucune aventure qui mérite d'être rapportée. Lorsque je fus arrivé au port de Maldonada, qui est une ville environ de la grandeur de Portsmouth, il n'y avait point de vaisseau dans le port prêt à partir pour Luggnagg. Je fis bientôt quelques connaissances dans la ville. Un gentilhomme de distinction me dit que, puisqu'il ne partirait aucun navire pour Luggnagg que dans un mois, je ferais bien de me divertir à faire un petit voyage à l'île de Glubbdubdrib, qui n'était éloignée que de cinq lieues vers le sud-ouest; il s'offrit lui-même d'être de la partie avec un de ses amis, et de me fournir une petite barque.

Glubbdubdrib, selon son étymologie, signifie l'île des Sorciers ou Magiciens. Elle est environ trois fois aussi large que l'île de Wight et est très fertile. Cette île est sous la puissance du chef d'une tribu toute composée de sorciers, qui ne s'allient qu'entre eux et dont le prince est toujours le plus ancien de la tribu. Ce prince ou gouverneur a un palais magnifique et un parc d'environ trois mille acres, entouré d'un mur de pierres de taille de vingt pieds de haut. Lui et toute sa famille sont servis par des domestiques d'une espèce assez extraordinaire. Par la connaissance qu'il a de la nécromancie, il a le pouvoir d'évoquer les esprits et de les obliger à le servir pendant vingt-quatre heures.

Lorsque nous abordâmes à l'île, il était environ onze heures du matin. Un des deux gentilshommes qui m'accompagnaient alla trouver le gouverneur, et lui dit qu'un étranger souhaitait d'avoir l'honneur de saluer Son Altesse. Ce compliment fut bien reçu. Nous entrâmes dans la cour du palais, et passâmes au milieu d'une haie de gardes, dont les armes et les attitudes me firent une peur extrême; nous traversâmes les appartements et rencontrâmes une foule de domestiques avant que de parvenir à la chambre du gouverneur. Après que nous lui eûmes fait trois révérences profondes, il nous fit asseoir sur de petits tabourets au pied de son trône. Comme il entendait la langue des Balnibarbes, il me fit différentes questions au sujet de mes voyages, et, pour me marquer qu'il voulait en agir avec moi sans cérémonie, il fit signe avec le doigt à tous ses gens de se retirer, et en un instant (ce qui m'étonna beaucoup) ils disparurent comme une fumée. J'eus de la peine à me rassurer; mais, le gouverneur m'ayant dit que je n'avais rien à craindre, et voyant mes deux compagnons nullement embarrassés, parce qu'ils étaient faits à ces manières, je commençai à prendre courage, et racontai à Son Altesse les différentes aventures de mes voyages, non sans être troublé de temps en temps par ma sotte imagination, regardant souvent autour de moi, à gauche et à droite, et jetant les yeux sur les lieux où j'avais vu les fantômes disparaître.

J'eus l'honneur de dîner avec le gouverneur, qui nous fit servir par une nouvelle troupe de spectres. Nous fûmes à table jusqu'au coucher du soleil, et, ayant prié Son Altesse de vouloir bien que je ne couchasse pas dans son palais, nous nous retirâmes, mes deux amis et moi, et allâmes chercher un lit dans la ville capitale, qui est proche. Le lendemain matin, nous revînmes rendre nos devoirs au gouverneur. Pendant les dix jours que nous restâmes dans cette île, je vins à me familiariser tellement avec les esprits, que je n'en eus plus de peur du tout, ou du moins, s'il m'en restait encore un peu, elle cédait à ma curiosité. J'eus bientôt une occasion de la satisfaire, et le lecteur pourra juger par là que je suis encore plus curieux que poltron. Son Altesse me dit un jour de nommer tels morts qu'il me plairait, qu'il me les ferait venir et les obligerait de répondre à toutes les questions que je leur voudrais faire, à condition, toutefois, que je ne les interrogerais que sur ce qui s'était passé de leur temps, et que je pourrais être bien assuré qu'ils me diraient toujours vrai, étant inutile aux morts de mentir.

Je rendis de très humbles actions de grâces à Son Altesse, et, pour profiter de ses offres, je me mis à me rappeler la mémoire de ce que j'avais autrefois lu dans l'histoire romaine.

Le gouverneur fit signe à César et à Brutus de s'avancer. Je fus frappé d'admiration et de respect à la vue de Brutus, et César m'avoua que toutes ses belles actions étaient au-dessous de celles de Brutus, qui lui avait ôté la vie pour délivrer Rome de sa tyrannie.

Il me prit envie de voir Homère; il m'apparut; je l'entretins et lui demandai ce qu'il pensait de son Iliade. Il m'avoua qu'il était surpris des louanges excessives qu'on lui donnait depuis trois mille ans; que son poème était médiocre et semé de sottises, qu'il n'avait plu de son temps qu'à cause de la beauté de sa diction et de l'harmonie de ses vers, et qu'il était fort surpris que, puisque sa langue était morte et que personne n'en pouvait plus distinguer les beautés, les agréments et les finesses, il se trouvât encore des gens assez vains ou assez stupides pour l'admirer. Sophocle et Euripide, qui l'accompagnaient, me tinrent à peu près le même langage et se moquèrent surtout de nos savants modernes, qui, obligés de convenir des bévues des anciennes tragédies, lorsqu'elles étaient fidèlement traduites, soutenaient néanmoins qu'en grec c'étaient des beautés et qu'il fallait savoir le grec pour en juger avec équité.

Je voulus voir Aristote et Descartes. Le premier m'avoua qu'il n'avait rien entendu à la physique, non plus que tous les philosophes ses contemporains, et tous ceux même qui avaient vécu entre lui et Descartes; il ajouta que celui-ci avait pris un bon chemin, quoiqu'il se fût souvent trompé, surtout par rapport à son système extravagant touchant l'âme des bêtes. Descartes prit la parole et dit qu'il avait trouvé quelque chose et avait su établir d'assez bons principes, mais qu'il n'était pas allé fort loin, et que tous ceux qui, désormais, voudraient courir la même carrière seraient toujours arrêtés par la faiblesse de leur esprit et obligés de tâtonner; que c'était une grande folie de passer sa vie à chercher des systèmes, et que la vraie physique convenable et utile à l'homme était de faire un amas d'expériences et de se borner là; qu'il avait eu beaucoup d'insensés pour disciples, parmi lesquels on pouvait compter un certain Spinoza.

J'eus la curiosité de voir plusieurs morts illustres de ces derniers temps, et surtout des morts de qualité, car j'ai toujours eu une grande vénération pour la noblesse. Oh! que je vis des choses étonnantes, lorsque le gouverneur fit passer en revue devant moi toute la suite des aïeux de la plupart de nos gentilshommes modernes! Que j'eus de plaisir à voir leur origine et tous les personnages qui leur ont transmis leur sang! Je vis clairement pourquoi certaines familles ont le nez long, d'autres le menton pointu, d'autres ont le visage basané et les traits effroyables, d'autres ont les yeux beaux et le teint blond et délicat; pourquoi, dans certaines familles, il y a beaucoup de fous et d'étourdis, dans d'autres beaucoup de fourbes et de fripons; pourquoi le caractère de quelques-unes est la méchanceté, la brutalité, la bassesse, la lâcheté, ce qui les distingue, comme leurs armes et leurs livrées. Que je fus encore surpris de voir, dans la généalogie de certains seigneurs, des pages, des laquais, des maîtres à danser et à chanter, etc. 

Je connus clairement pourquoi les historiens ont transformé des guerriers imbéciles et lâches en grands capitaines, des insensés et de petits génies en grands politiques, des flatteurs et des courtisans en gens de bien, des athées en hommes pleins de religion, d'infâmes débauchés en gens chastes, et des délateurs de profession en hommes vrais et sincères. Je sus de quelle manière des personnes très innocentes avaient été condamnées à la mort ou au bannissement par l'intrigue des favoris qui avaient corrompu les juges; comment il était arrivé que des hommes de basse extraction et sans mérite avaient été élevés aux plus grandes places; comment des hommes vils avaient souvent donné le branle aux plus importantes affaires, et avaient occasionné dans l'univers les plus grands événements. Oh! que je conçus alors une basse idée de l'humanité! Que la sagesse et la probité des hommes me parut peu de chose, en voyant la source de toutes les révolutions, le motif honteux des entreprises les plus éclatantes, les ressorts, ou plutôt les accidents imprévus, et les bagatelles qui les avaient fait réussir!

Je découvris l'ignorance et la témérité de nos historiens, qui ont fait mourir du poison certains rois, qui ont osé faire part au public des entretiens secrets d'un prince avec son premier ministre, et qui ont, si on les en croit, crocheté, pour ainsi dire, les cabinets des souverains et les secrétaireries des ambassadeurs pour en tirer des anecdotes curieuses.

Ce fut là que j'appris les causes secrètes de quelques événements qui ont étonné le monde.

Un général d'armée m'avoua qu'il avait une fois remporté une victoire par sa poltronnerie et par son imprudence, et un amiral me dit qu'il avait battu malgré lui une flotte ennemie, lorsqu'il avait envie de laisser battre la sienne. Il y eut trois rois qui me dirent que, sous leur règne, ils n'avaient jamais récompensé ni élevé aucun homme de mérite, si ce n'est une fois que leur ministre les trompa et se trompa lui-même sur cet article; qu'en cela ils avaient eu raison, la vertu étant une chose très incommode à la cour.

J'eus la curiosité de m'informer par quel moyen un grand nombre de personnes étaient parvenues à une très haute fortune. Je me bornai à ces derniers temps, sans néanmoins toucher au temps présent, de peur d'offenser même les étrangers (car il n'est pas nécessaire que j'avertisse que tout ce que j'ai dit jusqu'ici ne regarde point mon cher pays). Parmi ces moyens, je vis le parjure, l'oppression, la subornation, la perfidie, et autres pareilles bagatelles qui méritent peu d'attention. Après ces découvertes, je crois qu'on me pardonnera d'avoir désormais un peu moins d'estime et de vénération pour la grandeur, que j'honore et respecte naturellement, comme tous les inférieurs doivent faire à l'égard de ceux que la nature ou la fortune ont placés dans un rang supérieur.

J'avais lu dans quelques livres que des sujets avaient rendu de grands services à leur prince et à leur patrie; j'eus envie de les voir; mais on me dit qu'on avait oublié leurs noms, et qu'on se souvenait seulement de quelques-uns, dont les citoyens avaient fait mention en les faisant passer pour des traîtres et des fripons. Ces gens de bien, dont on avait oublié les noms, parurent cependant devant moi, mais avec un air humilié et en mauvais équipage; ils me dirent qu'ils étaient tous morts dans la pauvreté et dans la disgrâce, et quelques-uns même sur un échafaud.

Parmi ceux-ci, je vis un homme dont le cas me parut extraordinaire, qui avait à côté de lui un jeune homme de dix-huit ans. Il me dit qu'il avait été capitaine de vaisseau pendant plusieurs années, et que, dans le combat naval d'Actium, il avait enfoncé la première ligne, coulé à fond trois vaisseaux du premier rang, et en avait pris un de la même grandeur, ce qui avait été la seule cause de la fuite d'Antoine et de l'entière défaite de sa flotte; que le jeune homme qui était auprès de lui était son fils unique, qui avait été tué dans le combat; il m'ajouta que, la guerre ayant été terminée, il vint à Rome pour solliciter une récompense et demander le commandement d'un plus gros vaisseau, dont le capitaine avait péri dans le combat; mais que, sans avoir égard à sa demande, cette place avait été donnée à un jeune homme qui n'avait encore jamais vu la mer; qu'étant retourné à son département, on l'avait accusé d'avoir manqué à son devoir, et que le commandement de son vaisseau avait été donné à un page favori du vice-amiral Publicola; qu'il avait été alors obligé de se retirer chez lui, à une petite terre loin de Rome, et qu'il y avait fini ses jours. Désirant savoir si cette histoire était véritable, je demandai à voir Agrippa, qui dans ce combat avait été l'amiral de la flotte victorieuse : il parut, et, me confirmant la vérité de ce récit, il y ajouta des circonstances que la modestie du capitaine avait omises. 

Comme chacun des personnages qu'on évoquait paraissait tel qu'il avait été dans le monde, je vis avec douleur combien, depuis cent ans, le genre humain avait dégénéré. 

Je voulus voir enfin quelques-uns de nos anciens paysans, dont on vante la simplicité, la sobriété, la justice, l'esprit de liberté, la valeur et l'amour pour la patrie. Je les vis et ne pus m'empêcher de les comparer avec ceux d'aujourd'hui, qui vendent à prix d'argent leurs suffrages dans l'élection des députés au parlement et qui, sur ce point, ont toute la finesse et tout le manège des gens de cour.

.


[Littérature][Textes][Bibliothèque]
[Aide][Recherche sur Internet]

© Serge Jodra, 2004. - Reproduction interdite.