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Friedrich von Schiller
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H. Lichtenberger
ca.1900 
Les derniers drames

Ce n'est pas la poésie lyrique, toutefois, mais bien le drame qui absorbe la meilleure partie de l'activité poétique de Schiller pendant ses dernières années. Il compose et fait jouer la trilogie de Wallenstein (première idée, 1791, composition, 1796-99) qui comprend Wallensteins Lager (première représentation à Weimar le 12 octobre 1798), Die Piccolomini (première représentation à Weimar, 30 janvier 1799) et Wallensteins Tod (première représentation à Weimar le 20 mars 1799); puis Maria Stuart (composition 1799 à 1800; première représentation à Weimar 14 juin 1800; Die Jungfrau von Orleans (composition, 1800-4; première représentation, à Leipzig, 18 septembre 1801); Die Braut von Messina (composition, 1801-2 ; première représentation à Weimar, 19 mars 1802); enfin Guillaume Tell (composition, 1801-4; première représentation, à Weimar, 17 mars 1804).

A côté de ces grandes oeuvres originales qui ont fondé la réputation de Schiller comme dramaturge il faut citer une série de traductions d'oeuvres étrangères ou d'adaptations à la scène d'oeuvres allemandes. C'est ainsi qu'il arrange Macbeth de Shakespeare (1800), Turandot de Gozzi (1801-2), Phèdre de Racine (1804.-5), Médiocre et Rampant (1803) et Encore des Ménechmes (1803) de Picard, et qu'il adapte pour le théâtre de Weimar Egmont (1796) et Iphigenie (1802) de Goethe et Nathan der Weise de Lessing (1801). Il écrit  de plus Heildigung der Kunste, pièce de circonstance récitée le 12 novembre 1804 au théâtre de Weimar comme souhait de bienvenue à la grande-duchesse de Russie Maria Paulowna qui venait d'épouser le prince héritier de Weimar. Enfin Schiller a laissé un assez grand nombre de projets de drames qui sont restés à l'état d'esquisses plus ou moins développées et dont les principaux sont Die Maltheser, Warbeck, Die Kinder des Hauses et surtout Demetrius, une oeuvre de tout premier ordre que la mort l'a empêché d'achever et dont il a composé, outre le plan, quelques scènes admirables.

Les drames de la période de maturité diffèrent de ceux de la jeunesse de Schiller par quelques traits essentiels. Dans ses drames de jeunesse, Schiller, nous l'avons vu, est essentiellement subjectif : il se soucie moins de peindre des caractères d'une parfaite vérité humaine, de reconstituer avec une entière exactitude un milieu historique donné que d'exprimer par la bouche de tel ou tel de ses personnages ses propres sentiments et ses aspirations personnelles. Or l'étude approfondie et scientifique de l'histoire, la fréquentation journalière du grand réaliste Goethe, et aussi le commerce plus assidu avec les écrivains de l'Antiquité classique changent ces dispositions. Et le premier drame dans lequel il met en oeuvre ses travaux historiques, Wallenstein, nous montre Schiller animé d'un esprit de parfaite objectivité. Il s'efforce très consciemment de toujours dominer son sujet, de ne jamais s'identifier avec ses personnages. 

« Je serais presque tenté de dire, écrit-il à Gœthe (28 novembre 1796), que mon sujet ne m'intéresse pas. »  La figure de son héros principal, Wallenstein, il la traite sans sympathie sentimentale d'aucune sorte, « avec le pur amour de l'artiste pour son oeuvre-». Wallenstein n'est pas un idéal moral comme le marquis de Posa; il n'a « rien de noble »; bien plus « il n'apparaît grand dans aucun de ses actes particuliers »; il manque de dignité morale et, de plus, il a le succès contre lui, il échoue dans sa tentative de trahison. Pourtant Schiller espère faire de lui « un caractère dramatiquement grand et doué d'un principe interne de vie authentique ». 

« Jadis, écrit-il encore, j'ai cherché, dans Posa et don Carlos par exemple, à suppléer par le bel idéalisme des caractères à la vérité qui leur faisait défaut; ici, dans Wallenstein, je veux essayer de trouver dans la simple vérité un dédommagement pour l'absence de beauté idéale. » 
Cet effort vers le réalisme a été des plus heureux et a fait de Schiller l'un des maîtres du drame historique. Il possède désormais à un degré éminent le don de faire surgir devant le spectateur la vision précise d'un coin du passé, de lui donner la sensation nette des forces historiques dont il montre la conflit. Dans Wallenstein, c'est l'époque de la guerre de Trente ans qu'il évoque avec une extraordinaire puissance; le Camp de Wallenstein tout entier n'est qu'une admirable peinture de milieu d'un relief admirable et nous fait connaîre, non point des caractères individuels, mais l'âme même de cette armée qui suit la fortune du duc de Friedland, de cette foule anonyme avec ses passions et ses enthousiasmes, ses misères, sa grandeur et sa force. 

Marie Stuart et la Pucelle d'Orléans sont des oeuvres de bien moindre envergure; dans la peinture des caractères, l'auteur ne s'est plus imposé le même effort d'impartialité que dans Wallenstein et a franchement pris parti pour ses héroïnes, Marie Stuart et Jeanne d'Arc, contre leurs adversaires Elisabeth et Talbot. Ces deux drames n'en ont pas moins l'un et l'autre une vaste toile de fond historique l'une nous montre, derrière le conflit des deux reines, la lutte du Protestantisme et du Catholicisme; l'autre nous ouvre de grandioses perspectives sur la lutte séculaire de la France et de l'Angleterre et nous fait voir la France divisée et déjà à demi vaincue, ramassant toute son énergie pour un suprême effort que vient couronner la victoire. 

Dans Guillaume Tell, enfin, Schiller, bien qu'il n'ait jamais vu la Suisse, n'en a pas moins su, en s'aidant soit d'ouvrages historiques et géographiques, soit des récits de Goethe, peindre avec une merveilleuse vérité la nature alpestre et le vaillant petit peuple qui l'habite. Rien de plus vivant et de plus exact que les descriptions de la haute montagne, les petits tableaux de la vie suisse qu'il a partout semés dans son drame. Et ce qu'il faut plus admirer encore que ces peintures extérieures, c'est l'art avec lequel Schiller a su nous faire connaître l'âme même de la nation suisse, si simple et si modeste, si respectueuse de l'autorité et attachée au passé, mais si énergique aussi à maintenir ses droits, si intrépide dans la défense de son indépendance. Comme Don Carlos, Guillaume Tell est une apologie de la liberté, mais quelle différence entre les conceptions chimériques et les déclarations vagues d'un Posa, et les revendications claires, précises et pratiques d'un Tell ou d'un Stauffacher! Si l'étude des réalités historiques n'a pas affaibli l'idéalisme de Schiller, elle lui a enlevé ce qu'il avait d'abstrait et de confus, elle a appris au poète de l'idéal à comprendre et à aimer la vie.

Un autre trait caractéristique des drames de la maturité de Schiller, c'est le rôle considérable qui y est attribué à la Destinée. Comme dans le drame grec où la toute-puissante Moïra gouverne les événements terrestres et apparaît comme plus forte que Zeus lui-même, comme, dans le Macbeth de Shakespeare où une sombre fatalité, qui s'incarne en quelque sorte dans les trois sorcières et s'exprime par leur bouche, pousse le héros toujours plus avant dans le crime et le précipite à sa perte, on voit souvent, dans les drames de Schiller, s'appesantir sur l'humanité la main puissante du destin « qui anoblit l'homme, tandis qu'il écrase l'homme ». Wallenstein croit aux prédictions de l'astrologue Seni, il croit au mystérieux oracle des étoiles.

« Les actions des humains, dit-il, sont des semences qu'ils jettent dans la terre obscure de l'avenir et confient, pleins d'espoir, à la puissance du Destin. Il faut donc s'enquérir du temps des semailles, choisir avec soin l'heure favorable indiquée par les étoiles ».
Cette foi dans sa destinée supérieure fait en même temps sa force et sa faiblesse : elle l'élève à cent coudées au-dessus des ambitieux terre à terre qui l'entourent, mais elle le leurre aussi par de trop vastes espoirs, par des mirages décevants; elle le frappe d'aveuglement comme les héros antiques, elle l'empêche de voir juste, de se décider promptement, elle l'induit à hésiter, à temporiser jusqu'au jour où sa ruine est consommée. Wallenstein nous apparaît ainsi à moitié comme un coupable, à moitié comme le jouet de forces supérieures à l'humanité. Très consciemment, Schiller s'est servi de ce moyen pour grandir son héros, pour atténuer sa faute en le présentant non plus comme un aventurier sans scrupules qui ne recule pas devant une trahison pour satisfaire ses ambitions, mais comme une victime de la fatalité qui se laisse acculer au crime pour avoir trop cru aux promesses fallacieuses des étoiles. Le rôle du Destin est plus considérable encore dans la Fiancée de Messine qu'on a souvent comparée à l'Oedipe roi de Sophocle. Schiller y peint la tragique destinée de la famille princière de Messine, sur qui pèse une malédiction analogue à celle qui s'appesantit sur les Labdacides. L'ancêtre de la lignée a jadis maudit son fils parce qu'il a épousé la femme qu'il aurait convoitée pour lui-même. Les fruits de cette union seront maudits, et la malédiction ne s'éteindra que quand toute la lignée aura péri. C'est en vain que les parents, avertis par des rêves des calamités qui menacent leurs enfants, essaient de conjurer le péril qui les guette; comme dans le drame antique, les précautions mêmes qu'ils prennent se retournent contre eux et ne servent qu'à assurer l'accomplissement des oracles. 

Une implacable fatalité met en oeuvre les fautes commises par les divers acteurs du drame - dissimulation d'Isabelle, dissensions des deux frères ennemis, allures mystérieuses de don Manuel, violence irréfléchie de don César, imprudence de Béatrice - pour les précipiter dans un effroyable abîme de calamités. Ils périssent ainsi non pas innocents - Oedipe lui aussi n'est pas entièrement innocent dans le drame de Sophocle - mais chargés de crimes qu'ils n'ont pas voulus, victimes par conséquent de cette sombre et mystérieuse puissance qui a prise sur quiconque s'est écarté de la voie droite du devoir, et qui, d'un acte blâmable, d'une « mauvaise semence », peut faire naître les conséquences les plus effroyables, les catastrophes les plus inouïes.

Il nous reste enfin à signaler, comme trait caractéristique des drames de la maturité de Schiller, le soin avec lequel le poète, tout en cherchant à donner autant de réalisme que possible à ses oeuvres, fuit en même temps le naturalisme. Dans ses premiers drames, le souci de la belle forme est encore à peu près absent, et dans Intrigue et Amour où il décrit avec une frappante vérité des scènes de vie contemporaine, il arrive assez près du pur naturalisme. Mais dans Don Carlos déjà, il s'éloigne, par l'emploi du vers, de l'imitation pure et simple de la réalité. 

Et l'étude approfondie des Grecs le confirme dans cette tendance idéaliste. De même que Goethe avait rapporté d'Italie le culte de la belle forme et prescrivait à l'artiste de s'élever de la simple imitation de la nature jusqu'au « style », ainsi Schiller proclame lui aussi que

« reproduire exactement la réalité n'est pas décrire la nature », que « la nature n'est qu'une idée de l'esprit qui ne tombe jamais sous les sens », et que par suite, « l'art ne devient vrai qu'en abandonnant entièrement la réalité pour devenir purement idéal ». 
Rien n'est donc plus funeste, au point de vue artistique, que d'exiger du poète dramatique qu'il donne un calque exact de la nature, qu'il procure l'illusion de la réalité: quand même il y parviendrait, ce ne serait là « qu'un misérable tour de passe-passe ». Ce à quoi il doit viser, c'est à donner à ses oeuvres du style, une vérité idéale. A ce point de vue, le drame grec avec ses choeurs lyriques, avec la haute généralité de ses caractères, avec la beauté en quelque sorte plastique de son action simplifiée et condensée, est un modèle incomparable pour le poète moderne. La tragédie française classique elle-même, si décriée jadis par Lessing, peut de même exercer un effet salutaire sur le goût du public. Schiller condamne toujours, il est vrai, « les gestes pompeux de sa fausse dignité » et la tient, lui aussi, pour « une fausse muse que l'on a cessé d'honorer »; mais du moins il reconnaît qu'elle est une école d'idéalisme
« Pour le Français, la scène est une enceinte sacrée; les accents négligés et rudes de la nature sont bannis de son domaine solennel; là, chez lui, la parole même s'élève jusqu'au chant: c'est l'empire de l'harmonie et de la beauté ». 
A cet égard, la tragédie française mérite le respect de ceux qui ont le souci de l'art véritable et savent que, sur les planches de la scène, surgit un monde idéal où «-l'apparence ne doit jamais atteindre la réalité », où « l'émotion n'est pas fondée sur une excitation des sens ». Conformément à cette poétique, Schiller s'efforce toujours de « faire beau». Wallenstein, qui avait été commencé en prose, est ensuite mis en vers ïambiques
« afin qu'il remplisse jusqu'à la dernière toutes les conditions qu'on peut exiger d'une tragédie parfaite ». 


Dans Marie Stuart et dans la Pucelle d'Orléans qui sont, comme Wallenstein écrites en vers ïambiques, l'élément lyrique devient de plus en plus important; la Pucelle surtout est, selon l'expression de F. Vischer si surchargée de motifs ornementaux de toute sorte - formes lyriques variées, trimètres, scènes d'opéra - qu'il est à coup sûr permis de s'écrier à propos de ce drame: « trop beau! » Dans la Fiancée de Messine, Schiller va plus loin encore : déclarant ouvertement la guerre au naturalisme il introduit dans son drame le choeur de la tragédie antique; il le considère

« comme une muraille vivante dont s'entoure la tragédie pour s'isoler rigoureusement du monde réel et s'assurer le terrain idéal, la liberté poétique dont elle a besoin ».
Et il s'efforce de donner à la Fiancée toute la beauté de forme de la tragédie grecque. Par le choix des métaphores et alliances de mots, par l'usage fréquent de mots composés parfois nouvellement créés, il imite les procédés de style de la tragédie grecque; de plus, il interrompt l'action par des intermèdes d'une admirable envolée lyrique qu'il confie au choeur et qu'il écrit dans les mètres les plus variés; dans les parties plus proprement dramatiques, il donne souvent à son vers une couleur lyrique par l'usage assez fréquent de la rime, et souvent aussi il fait usage de l'artifice fréquemment employé par les tragiques grecs de la stichomythie ou du parallélisme des répliques.

Par cette recherche de la beauté formelle et par l'importance accordée à l'élément lyrique dans le drame, il semble que Schiller tende à rapprocher le drame littéraire de l'opéra. A-t-il eu l'idée que le drame devait peu à peu devenir l'oeuvre d'art «-intégrale », synthèse des arts particuliers, de la poésie, de la musique et de la danse, telle que l'ont réalisée dans l'Antiquité les tragiques grecs et dans les temps modernes Richard Wagner? Il serait téméraire de l'affirmer. Il est certain que la Fiancée de Messine avec ses choeurs développés et son lyrisme poétique appelle d'une façon marquée l'intervention de la musique. Mais après la Fiancée, Schiller est revenu avec Guillaume Tell à une forme assez voisine de celle de Wallenstein. De sorte qu'il semble en définitive avoir considéré sa tragédie dans le style antique plutôt comme une simple expérience littéraire que comme une tentative décisive pour orienter le drame dans une voie nouvelle. (Henri Lichtenberger).

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