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Friedrich von Schiller
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H. Lichtenberger
ca.1900 
Les années de jeunesse (1759 - 87)

Schiller est loin d'avoir été, comme son brillant rival Goethe, un favorisé du sort. Ses débuts dans la vie sont difficiles parfois, même pénibles. Sa famille était de condition obscure et sans fortune : sa mère était fille d'un aubergiste de Marbach; son père, après avoir été chirurgien dans un régiment de hussards bavarois, était devenu officier dans l'armée württembergeoise. Schiller est donc obligé de chercher à se créer le plus vite possible une situation. Au sortir de l'enfance (1773), il entre à l'Académie fondée par le duc Charles-Eugène à la Solitude, près de Stuttgart. Comme fils d'officier, il reçoit dans cet établissement l'instruction gratuite; mais il est cloîtré, soumis à un régime militaire des plus stricts; il est obligé de renoncer à étudier la théologie qui l'attirait pour faire du droit, puis de la médecine; il lui faut enfin s'engager à passer sa vie au service du duc de Wurttemberg. A la sortie de l'Académie (décembre 1780), il est nommé chirurgien au régiment de grenadiers du général Augé, aux appointements de 18 florins par mois, toujours soumis à la discipline militaire, obligé de se plier sans murmures aux injonctions d'un souverain despotique et tracassier qui s'immisçait volontiers dans la vie privée de ses sujets et surveillait de fort près leur conduite. 

Au bout de deux ans de ce régime, Schiller n'y tient plus. Brouillé avec le duc qui prétend lui interdire toute publication littéraire et lui inflige quinze jours d'arrêts pour être allé sans congé assister à une représentation des Brigands à Mannheim, il s'enfuit en secret de Stuttgart, comme un déserteur (17 septembre 1782) et recouvre ainsi son indépendance. Mais à quel prix! Il lui faut se cacher de peur d'être ramené en Wurttemberg et livré au duc. Il s'est endetté pour payer l'impression de son premier drame, les Brigands. Pendant deux ans (1782-84), il mène une existence des plus précaires : sans ressources, sans position stable, il est obligé de compter pour vivre sur l'assistance de ses amis. Nous le trouvons, tantôt à Mannheim où il cherche à faire représenter ses drames, tantôt en voyage, en séjour à Oggersheim, dans une misérable auberge de village, ou à la campagne de Bauerbach où Mme de Wolzogen, la mère d'un de ses camarades de l'Académie, lui offre un asile. Toujours il est talonné par la nécessité de se créer une situation, incertain du lendemain, privé de calme et de repos.

Peu favorisé par les circonstances extérieures, Schiller ne l'est guère davantage au point de vue de sa condition physique. Il est maladif, faible de la poitrine et de bonne heure tourmenté par des accès de fièvre catarrhale. Son physique n'est rien moins que séduisant. La grâce lui fait entièrement défaut : dans l'uniforme raide et étriqué de chirurgien de grenadiers, il marchait, nous dit-on, « comme une cigogne ». Il manquait de goût et prêtait à rire par l'emphase de son langage. A l'Académie, ses camarades se divertissent à ses dépens un jour qu'il joue le rôle de Clavigo; quelques années plus tard, il déclame sa Conjuration de Fiesque d'une façon si ridicule en présence des comédiens du théâtre de Mannheim, qu'il met en déroute tout son auditoire et manque de faire refuser sa pièce. Sa sensibilité physique paraît avoir été quelque peu rudimentaire. Il était peu soigné de sa personne, pour ne pas dire malpropre; sa chambre de Stuttgart était un taudis empesté par l'odeur du tabac, où l'on trouvait, pèle-mêle, des exemplaires des Brigands, des pommes de terre, des assiettes vides, des bouteilles et d'autres objets. Plus tard encore Goethe, dans les premiers temps de son intimité avec Schiller, s'était, à plusieurs reprises, presque trouvé mal dans le cabinet de travail de son ami; il finit par découvrir que celui-ci conservait des pommes pourries dans le tiroir de sa table!

Schiller débute ainsi dans la vie sous des auspices peu favorables. D'une part, son âme ardente et passionnée est enfermée dans un corps fragile et communique avec le monde extérieur par des sens assez imparfaits. Son évolution intérieure, d'autre part, est entravée par des circonstances extérieures défavorables : par une éducation brutale d'abord qui cherche à briser en lui toute velléité d'indépendance, par la misère ensuite qui le contraint à une lutte déprimante pour le pain de tous les jours. Cette double fatalité qui pèse sur sa jeunesse a exercé sur son développement une action profonde. Elle explique, en partie au moins, deux des traits les plus caractéristiques de son oeuvre : la tournure philosophique et abstraite de sa pensée d'une part, son idéalisme révolutionnaire de l'autre. Pauvre, maladif, peu séduisant d'extérieur, il n'était ni fait pour briller et plaire dans le monde comme Goethe, ni fait non plus pour s'y trouver à l'aise et pour beaucoup jouir de la vie de société. Aussi le voyons-nous de bonne heure se désintéresser en quelque sorte du monde extérieur, pour se réfugier dans le monde de la pensée, des idées abstraites. Il n'a pas comme Goethe l'amour profond et inné de la nature; il n'est pas, comme lui, un observateur patient, impartial, objectif de l'univers et des humains; il n'éprouve pas le besoin de transformer en poésies les événements de sa propre existence extérieure, de confesser les sentiments qu'il a réellement et personnellement éprouvés en des circonstances définies. Ce qui l'intéresse, c'est avant tout sa vie intérieure, c'est le monde d'idées, de sentiments, d'émotions qu'il sent bouillonner et fermenter en lui. Ce qu'il cherche à exprimer, soit dans ses vers, soit dans la rhétorique pathétique de sa prose, ce ne sont pas des visions précises d'un coin de réalité, des états d'âme particuliers et individuels, mais ses convictions générales de philosophe et de moraliste, les enthousiasmes enflammés mais un peu vagues de son âme de jeune homme. 

Et parmi ces enthousiasmes il n'en est pas de plus ardent que celui qu'il ressent pour la liberté. On a dit que la carrière dramatique avait été pour lui comme une compensation pour une vocation manquée de tribun populaire : ne pouvant parler au peuple depuis la tribune des assemblées politiques, il l'aurait du moins harangué du haut des planches du théâtre. C'est là assurément un paradoxe en ce sens que Schiller n'a aucune des qualités qui font l'agitateur politique et l'homme d'action; son enthousiasme pour la liberté est toujours resté purement spéculatif et sentimental, et il n'a jamais cherché à appliquer dans le domaine des faits la fière devise in tirannos qui ornait la première édition des Brigands. Pourtant ce n'est pas tout à fait sans raison que la Convention lui décernait le 6 août 1792 le diplôme de citoyen français. Son amour de la liberté, un peu vague et impratique peut-être, est du moins d'une sincérité absolue.

Il n'a pas sa source uniquement dans l'imitation littéraire de Rousseau qui pourtant exerça une influence décisive sur le jeune Schiller, mais aussi dans un sentiment très vif de la dignité de l'humain et de ses droits imprescriptibles, dans une haine vigoureuse contre toutes les entraves que la société ancienne mettait au développement spontané de la personnalité. Et ces dispositions nous apparaissent chez lui comme une réaction naturelle contre l'intolérable compression à laquelle il avait été soumis depuis son entrée à l'Académie, comme une protestation passionnée contre ce despotisme des petits princes allemands dont il avait souffert pendant de longues années et auquel il s'était du moins soustrait par la fuite, encore qu'il ne se crût pas appelé à le combattre directement sur le terrain politique ou social.  (Henri Lichtenberger).

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