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Esquise des progrès de l'esprit humain
de Condorcet
L'Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain est un  ouvrage de Condorcet, celui de ses écrits auquel il doit la plus grande partie de sa réputation. L'auteur le composa dans sa retraite de la rue Servandoni, après avoir été mis hors la loi par la Convention. Dans le manuscrit, l'ouvrage n'est pas intitulé Esquisse, mais Programme d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain. Condorcet décrit en ces termes l'objet qu'il s'était proposé :
" Je me bornerai à choisir les traits généraux qui caractérisent les diverses phases par lesquelles l'espèce humaine a dû passer, qui attestent tantôt ses progrès, tantôt sa décadence, qui dévoilent les causes, qui en montrent les effets Ce n'est point la science de l'homme prise en général que j'ai entrepris de traiter : j'ai voulu montrer seulement comment, à force de temps et d'efforts, il avait pu enrichir son esprit de vérités nouvelles, perfectionner son intelligence, étendre ses facultés, apprendre à les mieux employer et pour son bien-être et pour la félicité commune. "
L'idée qui domine est celle de la perfectibilité indéfinie du genre humain. Elle n était pas absolument neuve. Déjà, au XVIIe siècle, Bossuet l'avait admise dans une certaine mesure :
"Après six mille ans d'observations, dit-il, l'esprit humain n'est pas épuisé; il cherche et il trouve encore, afin qu'il connaisse qu'il peut trouver jusqu'à l'infini, et que la seule paresse peut donner des bornes à ses découvertes et à ses inventions."
C'était un sentiment vague, mais commun, dans le monde savant et lettré, depuis la Renaissance; néanmoins personne n'avait encore songé à le formuler; on ne concevait d'ailleurs la perfectibilité indéfinie qu'en matière scientifique. Condorcet est le premier qui ait cru pouvoir étendre au monde moral l'idée de perfectibilité. Suivant lui, « un jour
viendra où nos intérêts et nos passions n'auront pas plus d'influence sur les jugements qui dirigent la volonté que nous ne les voyons en avoir aujourd'hui sur nos opinions scientifiques." 

Condorcet débute par émettre l'opinion qu'il n'y a que des sensations. S'il n'avait pas été sensualiste, il n'aurait pas été du XVIIIe siècle.

" L'homme, dit-il, naît avec la faculté de recevoir des sensations, d'apercevoir et de distinguer dans celles qu'il reçoit les sensations simples dont elles sont composées, de les retenir, de les reconnaître, de les combiner, de conserver ou de rappeler dans sa mémoire, de comparer entre elles ces combinaisons, de saisir ce qu'elles ont de commun et ce qui les distingue, d'attacher des signes à tous ces objets pour les reconnaître mieux et s'en faciliter de nouvelles combinaisons."
L'auteur divise ensuite l'histoire entière du genre humain en dix époques, dont la première a pour titre : Les hommes sont réunis en peuplades. Condorcet essaye de raconter les origines de la vie commune. Elle a commencé par la famille
" Formée d'abord par le besoin que les enfants ont de leurs parents, par la tendresse des mères, par celle des pères, quoique moins générale et moins vive, la longue durée de ce besoin a donné le temps de naître et de se développer à un sentiment qui a dû inspirer le désir de perpétuer cette réunion [...]. Une famille placée sur un sol qui offrait une subsistance facile a pu ensuite se multiplier et devenir une peuplade."
La peuplade a des besoins; de l'accroissement de ces besoins et de la difficulté de les satisfaire naquirent, outre les premiers arts ou métiers, l'esprit de nationalité :
"Les relations plus fréquentes, plus durables avec les mêmes individus, l'identité de leurs intérêts, les secours mutuels qu'ils se donnaient, soit dans des chasses communes, soit pour résister à un ennemi, ont dû produire également et le sentiment de la justice et une affection mutuelle entre les membres de la société; bientôt cette affection s'est transformée en attachement pour la société elle-même. "
 De là sont venues la guerre, l'unité du langage, la nécessité d'un gouvernement et des institutions uniformes, des coutumes, sinon des codes, enfin un culte, des croyances, tout ce qui constitue une société civile et religieuse. La deuxième époque est celle des peuples pasteurs, et de la transition de cet état social à celui qui caractérise les peuples agriculteurs. La vie pastorale offre peu de ressources; quand les hommes se multiplièrent, ils durent s'en créer d'autres. 
D'ailleurs, "une vie plus sédentaire, moins fatigante, offrait un loisir favorable au développement de l'esprit humain. Assurés de leur subsistance, n'étant plus inquiets pour leurs premiers besoins, les hommes cherchèrent des sensations nouvelles dans les moyens d'y pourvoir."
C'est l'avènenent des arts proprement dits, c'est-à-dire des métiers : on apprend à nourrir des animaux domestiques, à en favoriser la reproduction, à perfectionner les espèces, à se vêtir et à se loger; on construit des villes; la vie devient plus douce. Durant la troisième époque, les progrès des peuples agriculteurs vont jusqu'à l'invention de l'écriture alphabétique. Jusqu'ici la terre était assez grande pour nourrir tout le monde; il va en être différemment : 
"Les invasions, les conquêtes, la formation des empires, leurs bouleversements, vont bientôt mêler et confondre les nations, tantôt les disperser sur un nouveau territoire, tantôt couvrir à la fois un même sol de peuples différents. "
La naissance de l'agriculture avait attaché l'homme sur un point déterminé du sol. Le résultat nécessaire de cet état de choses fut de constituer partout la propriété. Il y a trois classes dans la société pastorale : les propriétaires, les domestiques et les esclaves; dans la société agricole, il y a de plus des ouvriers et des marchands, c'est-à-dire cinq classes. La complication des intérêts ne tarde pas à nécessiter l'établissement d'une législation; cette législation, il fallait l'écrire, afin de la fixer. 

D'ailleurs, la même nécessité se fit sentir pour les actes des ancêtres, les usages de la nation, les croyances; de plus, les sciences naquirent par le seul effet du temps, qui multiplie les observations. Ici Condorcet, rompant avec les préjugés du XVIIIe siècle, est obligé d'avouer que les sciences et les arts doivent à des castes leur origine et leurs progrès :

"Les sciences seraient restées plus longtemps dans leur première enfance, si certaines familles, si surtout des castes particulières n'en avaient fait le premier fondement de leur gloire ou de leur puissance. "
La quatrième époque a pour titre : Progrès de l'esprit humain dans la Grèce jusqu'au temps de la division des sciences, vers le siècle d'Alexandre. Condorcet y fait l'histoire des sciences et du génie de la Grèce; il reconnaît que les Grecs avaient reçu leur civilisation du dehors; mais ils n'avaient pas de castes :
 "Les sciences ne pouvaient donc y être devenues l'occupation et le patrimoine d'une caste particulière; les fonctions de leurs prêtres se bornèrent au culte des dieux. Le génie pouvait y déployer toutes ses forces sans être assujetti à des observances pédantesques, au système d'hypocrisie d'un collège sacerdotal. Tous les hommes conservaient un droit égal à la connaissance de la vérité; tous pouvaient chercher à la découvrir pour la communiquer à tous, et la leur communiquer tout entière."
Condorcet termine ce morceau par les paroles suivantes :
" Nous montrerons comment la liberté, les arts, les lumières ont contribué à l'adoucissement, à l'amélioration des moeurs; nous ferons voir que les vices des Grecs, si souvent attribués, avec justice, aux progrès mêmes de leur civilisation, étaient ceux des siècles les plus grossiers, et que les lumières, la culture des arts les ont tempérés quand elles n'ont pu les détruire; nous prouverons que ces éloquentes déclamations contre les sciences et les arts sont fondées sur une fausse application de l'histoire, et qu'au contraire, les progrès de la vertu ont toujours accompagné ceux des lumières, comme ceux de la corruption en ont toujours suivi ou annoncé la décadence."
La cinquième époque s'étend du règne d'Alexandre jusqu'aux invasions et à l'établissement du christianisme, ou jusqu'à la destruction du monde classique. Les sciences se divisent et se classent; les sciences exactes et naturelles se séparent de la philosophie. Quoique mathématicien, Condorcet a la franchise de reconnaître que les sciences physiques n'ont jamais effrayé les tyrans, qui les ont laissé cultiver à loisir, qui en ont toléré l'étude, tout en proscrivant la philosophie, dont la politique dépend, et qui a été partout la compagne fidèle et l'initiatrice de la liberté; car la liberté dépend de la morale, et la morale constitue l'essence de la philosophie. 

Voici comment Condorcet apprécie le christianisme :

"Vers le même temps (IVe siècle av. J.-C.), deux sectes nouvelles, appuyant la morale sur des principes opposés, du moins en apparence, partagèrent les esprits, étendirent leur influence bien au delà des bornes de leurs écoles, et hâtèrent la chute de la superstition grecque, que, malheureusement, une superstition plus sombre, plus dangereuse, plus ennemie des lumières, devait bientôt remplacer."
Les stoïciens ne lui plaisent pas, mais Epicure a ses sympathies : 
"Epicure, dit-il, pace le bonheur dans la jouissance du fplaisir et dans l'absence de la douleur. La vertu consiste à suivre les penchants naturels, mais en sachant les épurer et les diriger. La tempérance, qui prévient la douleur; le soin de se préserver des passions haineuses ou violentes; celui de cultiver, au contraire, les affections douces et tendres, de se ménager les voluptés qui suivent la pratique de la bienfaisance, telle est la route qui conduit à la fois et au bonheur et à la vertu."
Dans la sixième époque, Condorcet traite de la Décadence des lumières, jusqu'à leur restauration, vers le temps des croisades. Le titre en dit assez. Le mot Moyen âge signifie ténèbres épaisses. Il n'y a que l'Italie où la superstition n'est pas "aussi stupide que dans le reste de l'Occident." 
Du reste, le pape " essaye sur l'univers les chaînes d'une nouvelle tyrannie [...], subjuguant l'ignorante crédulité par des actes grossièrement forgés, mêlant la religion à toutes les transactions de la vie civile [...), ayant dans tous les Etats une armée de moines toujours prêts à exalter, par leurs impostures, les terreurs superstitieuses, afin de soulever plus puissamment le fanatisme [...], ordonnant au nom de Dieu la trahison et le parjure, l'assassinat et le parricide [...], élevant enfin, mais sur des pieds d'argile, un colosse qui, après avoir opprimé l'Europe, devait encore la fatiguer longtemps du poids de ses débris."
La septième époque comprend l'histoire des idées depuis les premiers progrès des sciences vers leur restauration dans l'Occident, jusqu'à l'invention de l'imprimerie.

La huitième époque, depuis l'invention de l'imprimerie jusqu'au temps où les sciences et la philosophie secouèrent le joug de l'autorité, est surtout caractérisée par l'imprimerie. Condorcet prend l'imprimerie et la publicité qui en résulte par le petit côté-: il les considère comme les ennemis de ce qui existait auparavant. 

La neuvième époque commence à Descartes jour finir à l'avènement de la République française.

"Nous avons vu la raison humaine se former lentement par les progrès naturels de la civilisation; la superstition s'emparer d'elle pour la corrompre, et le despotisme dégrader et engourdir les esprits sous le poids de la crainte et du malheur."
Mais les mauvais jours sont passés : 
" les publicistes sont parvenus à connaître enfin les véritables droits de l'homme, à les déduire de cette seule vérité : qu'il est un être sensible, capable de former des raisonnements et d'acquérir des idées morales."
La cause des progrès de la politique et de l'économie sociale remonte à Descartes, qui a rendu à la raison humaine ses droits légitimes. Cependant le plus grand mérite de Descartes est d'avoir eu Locke pour disciple. Les disciples français de Descartes et de Locke, comme Montesquieu et Voltaire, entre autres, ont pris pour cri de guerre : raison, tolérance, humanité. La Révolution française est la mise en oeuvre de ces trois principes.

La dixième époque commence avec cette Révolution. L'auteur essaye de préjuger les progrès futurs de l'esprit humain : 

" Nos espérances sur l'état à venir de l'espèce humaine peuvent se réduire à ces trois points importants : la destruction de l'inégalité entre les nations, les progrès de l'égalité dans un même peuple, enfin le perfectionnement réel de l'homme."
Condorcet se demande si toutes les nations doivent parvenir un jour au degré de civilisation dont jouissent de son temps les Français et les Anglo-Américains. 

La différence des lumières et des richesses parmi les hommes disparaîtra; on avancera aussi dans les sciences, les arts et le bien-être. Le perfectionnement réel consiste dans celui des facultés intellectuelles, morales et physiques, ou dans leur emploi. L'auteur prévoit que prochainement tout le monde s'associera pour arriver à ce but.

"Les principes de la constitution française, dit-il, sont déjà ceux de tous les hommes éclairés. Nous les verrons trop répandus et trop hautement professés pour que les efforts des tyrans et des prêtres puissent les empêcher de pénétrer peu à peu jusqu'aux cabanes de leurs esclaves. "
L'Esquisse de Condorcet devait être suivie d'un tableau complet des progrès de l'esprit humain. Il en a écrit quelques fragments. Daunou disait de l'esquisse telle qu'elle existe :
" Je n'ai connu aucun érudit ni parmi les nationaux ni parmi les étrangers qui, privé de livres comme l'était Condorcet, qui, n'ayant d'autre guide que sa mémoire, eût été capable de composer un pareil ouvrage."
Tel est cet ouvrage célèbre qui a obtenu un succès prodigieux et a été dès sa publication, traduit dans toutes les langues. Il contient bien des erreurs et des exagérations; on sent que l'auteur n'a pas oublié ses haines; le style, parfois emphatique et boursouflé, rappelle en certains endroits les déclamations des clubs. Mais on a oublié ces défauts; on a fait la part de l'exagération, et l'Esquisse de Condorcet est resté à coté des ouvrages les plus estimés de son temps. . (PL).

Le 13 germinal de l'an III, sur le rapport de Daunou, la Convention décréta :

"Art. Ier. La commission exécutive de l'instruction publique acquerra, sur les fonds mis à sa disposition, trois mille exemplaires de l'ouvrage posthume de Condorcet, intitulé : Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain.

Art. 2. Le comité d'instruction publique est chargé de veiller à ce que ces trois mille exemplaires soient distribués dans l'étendue de la République et de la manière la plus utile à l'instruction. Chaque membre de la Convention en recevra un exemplaire."

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 Condorcet et le monde de demain

Des progrès futurs de la société humaine

« Nos espérances sur l'état à venir de l'espèce humaine peuvent se réduire à ces trois points importants : la destruction de l'inégalité entre les nations, les progrès de l'égalité dans un même peuple, enfin le perfectionnement réel de l'homme.

Toutes les nations doivent-elles se rapprocher un jour de l'état de civilisation où sont parvenus les peuples les plus éclairés, les plus libres, les plus affranchis de préjugés, tels que les Français et les Anglo-Américains? Cette distance immense qui sépare ces peuples de la servitude des nations soumises à des rois, de la barbarie des peuplades africaines, de l'ignorance des sauvages, doit-elle peu à peu s'évanouir? Y a-t-il sur le globe des contrées dont la nature ait condamné les habitants à ne jamais jouir de la liberté, à ne jamais exercer leur raison?

Cette différence de lumières, de moyens ou de richesses, observée jusqu'à présent, chez tous les peuples civilisés, entre les différentes classes qui composent chacun d'eux, cette inégalité, que les premiers progrès de la société ont augmentée, et pout ainsi dire produite, tient-elle à la civilisation même ou aux imperfections actuelles de l'art social [allusion à Rousseau]? Doit-elle continuellement s'affaiblir pour faire place à cette égalité de fait, dernier but de l'art social, qui, diminuant même les effets de la différence naturelle des facultés, ne laisse plus subsister qu'une inégalité utile à l'intérêt de tous, parce qu'elle favorisera les progrès de la civilisation, de l'instruction et de l'industrie, sans entraîner ni dépendance, ni humiliation, ni appauvrissement? En un mot, les hommes approcheront-ils de cet état où tous auront les lumières nécessaires pour se conduire selon leur propre raison dans les affaires communes de la vie, et la maintenir exempte de préjugés; pour bien connaître leurs droits et les exercer d'après leur opinion et leur conscience; où tous pourront, par le développement de leurs facultés, obtenir des moyens sûrs de pourvoir à leurs besoins; où enfin la stupidité et la misère ne seront plus que des accidents, et non l'état habituel d'une portion de la société?

Enfin, l'espèce humaine doit-elle s'améliorer, soit par de nouvelles découvertes dans les sciences et dans les arts, et, par une conséquence nécessaire, dans les moyens de bien-être particulier et de prospérité commune, soit par des progrès dans les principes de conduite et dans la morale pratique, soit enfin par le perfectionnement réel des facultés intellectuelles, morales et physiques, qui peut être également la suite ou de celui des instruments qui augmentent l'intensité et dirigent l'emploi de ces facultés, ou même de celui de l'organisation naturelle de l'homme?

En répondant à ces trois questions, nous trouverons, dans l'expérience du passé, dans l'observation des progrès que les sciences, que la civilisation ont faits jusqu'ici, dans l'analyse de la marche de l'esprit humain et du développement de ses facultés, les motifs les plus forts de croire que la nature n'a mis aucun terme à nos espérances. »
 


 Progrès futurs de le liberté

« Si nous jetons un coup d'oeil sur l'état actuel du globe, nous verrons d'abord que, dans l'Europe, les principes de la constitution française sont déjà ceux de tous les hommes éclairés. Nous les y verrons trop répandus et trop hautement professés pour que les efforts des tyrans puissent les empêcher de pénétrer peu à peu jusqu'aux cabanes de leurs esclaves; et ces principes y réveilleront bientôt un reste de bon sens, et cette sourde indignation que l'habitude de l'humiliation et de la terreur ne peut étouffer dans l'âme des opprimés.

Si les progrès des Grecs ont été perdus pour les autres nations, c'est le défaut de communication entre les peuples, c'est la domination tyrannique des Romains qu'il en faut accuser. Mais quand, des besoins mutuels ayant rapproché tous les hommes, les nations les plus puissantes auront placé l'égalité entre les sociétés comme entre les individus, et le respect pour l'indépendance des États faibles, comme l'humanité pour l'ignorance et la misère, au rang de leurs principes politiques; quand, à des maximes qui tendent à comprimer le ressort des facultés humaines, auront succédé celles qui en favorisent l'action et l'énergie, sera-t-il alors permis de redouter encore qu'il reste sur le globe des espaces inaccessibles à la lumière, ou que l'orgueil du despotisme puisse opposer à la vérité des barrières longtemps insurmontables?

Il arrivera donc, ce moment où le soleil n'éclairera plus sur la terre que des hommes libres, ne reconnaissant d'autre maître plue leur raison; où les tyrans et les esclaves n'existeront plus que dans l'histoire et sur les théâtres; où l'on ne s'en occupera plus que pour plaindre leurs victimes et leurs dupes; pour s'entretenir, par l'horreur de leurs excès, dans une utile vigilance, pour savoir reconnaître et étouffer sous le poids de la
raison les premiers germes de la superstition et de la tyrannie, si jamais ils osaient reparaître. »
 


Progrès futurs de l'égalité.
Moyen de diminuer l'inégalité des fortunes

« Souvent il existe un grand intervalle entre les droits que la loi reconnaît dans les citoyens et les droits dont ils ont une jouissance réelle; entre l'égalité qui est établie par les institutions politiques et celle qui existe entre les individus; cette différence a été une des principales causes de la destruction de la liberté dans les républiques anciennes, des orages qui les ont troublées, de la faiblesse qui les a livrées à des tyrans étrangers. Ces différences ont trois causes principales : l'inégalité de richesse, l'inégalité d'état entre celui dont les moyens de subsistance, assurés pour lui-même, se transmettent à sa famille, et celui pour qui ces moyens sont dépendants de la durée de sa vie, ou plutôt de la partie de sa vie où il est capable de travail; enfin l'inégalité d'instruction.

Il faudra donc montrer que ces trois espèces d'inégalités réelles peuvent diminuer continuellement sans pourtant s'anéantir, car elles ont des causes naturelles et nécessaires, qu'il serait absurde et dangereux de vouloir détruire, et l'on ne pourrait même tenter d'en faite disparaître entièrement les effets sans ouvrir des sources d'inégalités plus fécondes, sans porter aux droits des hommes des atteintes plus directes et plus funestes.
Il est aisé de prouver que les fortunes tendent naturellement à l'égalité, et que leur excessive disproportion, ou ne peut exister, ou doit promptement cesser, si les lois civiles n'établissent pas des moyens factices de les perpétuer et de les réunir; si la liberté du commerce et de l'industrie fait disparaître l'avantage que toute loi prohibitive, tout droit fiscal, donnent à la richesse acquise ; si des impôts sur les conventions, les restrictions mises à leur liberté, leur assujettissement à des formalités gênantes, enfin l'incertitude et les dépenses nécessaires pour en obtenir l'exécution, n'arrêtent pas l'activité du pauvre et n'engloutissent pas ses faibles capitaux; si l'administration publique n'ouvre point à quelques hommes des sources abondantes d'opulence fermées au reste des citoyens; si, enfin, par la simplicité des moeurs et la sagesse des institutions, les richesses ne sont plus des moyens de satisfaire la vanité ou l'ambition, sans que cependant une austérité mal entendue, ne permettant plus d'en faire un moyen de jouissances recherchées, force de conserver celles qui ont été une fois accumulées.

Comparons, dans les nations éclairées de l'Europe, leur population actuelle et l'étendue de leur territoire. Observons, dans le spectacle que présentent leur culture et leur industrie, la distribution des travaux et des moyens de subsistance, et nous verrons qu'il serait impossible de conserver ces moyens dans le même degré, et, par une conséquence nécessaire, d'entretenir la même masse de population, si un grand nombre d'individus cessaient de n'avoir, pour subvenir presque entièrement à leurs besoins ou à ceux de leur famille, que leur industrie et ce qu'ils tirent des capitaux employés à l'acquérir ou à en augmenter le produit. Or, la conservation de l'une et de l'autre de ces ressources dépend de la vie, de la santé même du chef de chaque famille; c'est en quelque sorte une fortune viagère ou même plus dépendante du hasard; et il en résulte une différence très réelle entre cette classe d'hommes et celle dont les ressources ne sont point assujetties aux mêmes risques, soit que; le revenu d'une terre, ou l'intérêt d'un capital presque indépendant de leur industrie, fournisse à leurs besoins,

Il existe donc une cause nécessaire d'inégalité, de dépendance et même de misère, qui menace sans cesse la classe la plus nombreuse et la plus active de nos sociétés.

Nous montrerons qu'on peut la détruire en grande partie en opposant le hasard à lui-même, eu assurant à celui qui atteint la vieillesse un secours produit par ses épargnes, mais augmenté de celles des individus qui, en faisant le même sacrifice, meurent avant le moment d'avoir besoin d'en recueillir le fruit; en procurant, par l'effet d'une compensation semblable, aux femmes, aux enfants, pour le moment où ils perdent leur époux ou leur père, une ressource égale et acquise au même prix, soit pour les familles qu'afflige une mort prématurée, soit pour celles qui conservent leur chef plus longtemps; enfin en préparant aux enfants qui atteignent l'âge de travailler pour eux-mêmes et de fonder une famille nouvelle l'avantage d'un capital nécessaire au développement de leur industrie, et s'accroissant aux dépens de ceux qu'une mort trop prompte empêche d'arriver à ce terme. C'est à l'application du calcul aux probabilités de la vie, aux placements d'argent, que l'on doit l'idée de ces moyens, déjà employés avec succès, sans jamais l'avoir été cependant avec cette étendue, avec cette variété de formes qui les rendraient vraiment utiles non pas seulement à quelques individus, mais à la masse entière de la société, qu'ils délivreraient de cette ruine périodique d'un grand nombre de familles, source toujours renaissante de corruption et de misère.

Nous ferons voir que ces établissements, qui peuvent être formés au nom de la puissance sociale et devenir un de ses plus grands bienfaits, peuvent être aussi le résultat d'associations particulières, qui se formeront sans aucun danger, lorsque les principes d'après lesquels ces établissements doivent s'organiser seront devenus populaires, et que les erreurs qui ont détruit un grand nombre de ces associations cesseront d'être à craindre pour elles.

Nous exposerons d'autres moyens d'assurer cette égalité, soit en empêchant que le crédit continue d'être un privilège si exclusivement attaché à la grande fortune, en lui donnant cependant une base non moins solide, soit en rendant les progrès de l'industrie et l'activité du commerce plus indépendants de l'existence des grands capitalistes; et c'est encore à l'application du calcul que l'on devra ces moyens. »
 
 

Moyens de diminuer l'inégalité des intelligences

« L'égalité d'instruction que l'on peut espérer d'atteindre, mais qui doit suffire, est celle qui exclut toute dépendance ou force ou volontaire. Nous montrerons dans l'état actuel des connaissances humaines les moyens faciles de parvenir à ce but, même pour ceux qui ne peuvent donner à l'étude qu'un petit nombre de leurs premières années, et dans le reste de leur vie quelques heures de loisir. Nous ferons voir que, par un choix heureux et des connaissances elles-mêmes, et des méthodes de les enseigner, on peut instruire la masse entière d'un peuple de tout ce que chaque homme a besoin de savoir pour l'économie domestique, pour l'administration de ses affaires, pour le libre développement de son industrie et de ses facultés, pour connaître ses droits, les défendre et les exercer; pour être instruit de ses devoirs; pour pouvoir les bien remplir, pour juger ses actions et celles des autres d'après ses propres lumières, et n'être étranger à aucun des sentiments élevés ou délicats qui honorent la nature humaine; pour ne point dépendre aveuglément de ceux à qui il est obligé de confier le soin de ses affaires ou l'exercice de ses droits; pour être en état de las
choisir et de les surveiller; pour n'être plus la dupe de ces erreurs populaires qui tourmentent la vie de craintes superstitieuses; pour se défendre contre les préjugés avec les seules forces de la raison.

Dès lors, les habitants d'un même pays, n'étant plus distingués entre eux par l'usage d'une langue plus grossière ou plus raffinée, pouvant également se gouverner par leurs propres lumières, n'étant plus bornés à la connaissance machinale des procédés d'un art et de la routine d'une profession; ne dépendant plus, ni pour les moindres affaires, ni pour se procurer la moindre instruction, d'hommes habiles qui les gouvernent par un ascendant nécessaire, il doit en résulter une égalité réelle, puisque la différence des lumières ou des talents ne peut plus élever une barrière entre des hommes à qui leurs sentiments, leurs idées, leur langage permettent de s'entendre; dont les uns peuvent avoir le désir d'être instruits par les autres, mais n'ont pas besoin d'être conduits par eux; peuvent vouloir confier aux plus éclairés le soin de les gouverner, mais non être forcés de le leur abandonner avec une aveugle confiance. »
 


Progrès futurs de la philosophie et des sciences sociales

« Comme la découverte, ou plutôt l'analyse exacte des premiers principes de la métaphysique, de la morale, de la politique, est encore récente, et qu'elle avait été précédée de la connaissance d'un grand nombre de vérités de détail, le préjugé qu'elles ont atteint par là leur dernière limite s'est facilement établi; on a supposé qu'il n'y avait rien à faire parce qu'il ne restait plus à détruire d'erreurs grossières et de vérités fondamentales à établir.

Mais il est aisé de voir combien l'analyse des facultés intellectuelles et morales de l'homme est encore imparfaite; combien la connaissance de ses devoirs, qui suppose celle de l'influence de ses actions sur le bien être de ses semblables, sur la société dont il est membre, peut s'étendre encore par une observation plus fixe, plus approfondie, plus précise, de cette influence; combien il reste de questions à résoudre, de rapports sociaux à examiner, pour connaître avec exactitude l'étendue des droits individuels de l'homme, et de ceux que l'état social donne à tous à l'égard de chacun. A-t-on même jusqu'ici, avec quelque précision, posé les limites des droits, soit entre les diverses sociétés dans les temps de guerre, soit de ces sociétés sur leurs membres dans les temps de trouble et de division, soit enfin ceux des individus, des réunions spontanées, dans le cas d'une formation libre et primitive, ou d'une séparation devenue nécessaire?

Si on passe maintenant à la théorie qui doit diriger l'application de ces principes et servir de base à l'art social, ne voit-on pas la nécessité d'atteindre à une précision dont ces vérités premières ne peuvent être susceptibles dans leur généralilé absolue? Sommes-nous parvenus au point de donner pour base à toutes les dispositions des lois, ou la justice ou une utilité prouvée et reconnue, et non les vues vagues, incertaines, arbitraires, de prétendus avantages politiques? Avons-nous fixé des règles précises pour choisir, avec assurance, entre le nombre presque infini des combinaisons possibles où les principes généraux de l'égalité et des droits naturels seraient respectés, celles qui assurent davantage la conservation de ces droits, laissent à leur exercice, à leur jouissance, une plus grande étendue, assurent davantage le repos, le bien-être des individus, la force, la paix, la prospérité des nations?

L'application du calcul des combinaisons et des probabilités à ces mêmes sciences promet des progrès d'autant plus importants, qu'elle est à la lois le seul moyen de donner à leurs résultats une précision presque mathématique, et d'en apprécier le degré de certitude ou de vraisemblance. Sans l'application du calcul, souvent il serait impossible de choisir, avec quelque sûreté, entre deux combinaisons formées pour obtenir le même but, lorsque les avantages qu'elles présentent ne frappent point par une disproportion évidente. Enfin, sans ce même secours, ces sciences resteraient toujours grossières et bornées, faute d'instruments assez finis pour y saisir la vérité fugitive.

Cependant cette application, malgré les efforts heureux de quelques géomètres, n'en est encore pour ainsi dire qu'à ses premiers éléments, et elle doit ouvrir aux générations suivantes une source de lumières aussi inépuisable que la science même du calcul, que le nombril sas combinaisons, des rapports et des faits que l'on peut y soumettre.

Il est un autre progrès de ces sciences non moins important, c'est le perfectionnement de la langue, si vague encore et si obscure. Or, c'est à ce perfectionnement qu'elles peuvent devoir l'avantage de devenir véritablement populaires, même dans leurs premiers éléments. Le génie triomphe de ces inexactitudes des langues scientifiques comme des autres obstacle; il reconnaît la vérité malgré ce masque étrange qui la cache ou qui la déguise-: mais celui qui ne peut donner à son instruction qu'un petit nombre d'instants pourra-t-il acquérir, conserver ces notions les plus simples, si elles sont défigurées par un langage inexact! Moins il peut rassembler et combiner d'idées, plus il a besoin qu'elles soient justes, qu'elles soient précises; il ne peut trouver dans sa propre intelligence un système de vérité qui le défendent contre l'erreur, et son esprit, qu'il n'a ni fortifié ni raffiné par un long exercice, ne peut saisir les faibles lueurs qui s'échappent, à, travers les obscurités, les équivoques d'une langue imparfaite et vicieuse. »

Progrès futurs de la moralité pratique

« Les hommes ne pourront s'éclairer sur la nature et le développement de leurs sentiments moraux, sur les principes de la morale, sur les motifs naturels d'y conformer leurs actions, sur leurs intérêts, soit comme individus, soit comme membres d'une société, sans faire aussi dans la morale pratique des progrès non moins réels que ceux de la science même. L'intérêt mal entendu n'est-il pas la cause la plus fréquente des actions contraires au bien général? La violence des passions n'est-elle pas souvent l'effet d'habitudes auxquelles on ne s'abandonne que par un faux calcul, ou de l'ignorance des moyens de résister à leurs premiers mouvements, de les adoucir, d'eu détourner, d'en diriger l'action.

L'habitude de réfléchir sur sa propre conduite, d'interroger et d'écouter sur elle sa raison et sa conscience, et l'habitude des sentiments doux qui confondent notre bonheur avec celui des autres, ne sont-elles pas une suite nécessaire de l'étude et de la morale bien dirigée, d'une plus bande égalité dans les conditions du pacte social? Cette conscience de sa dignité qui appartient à l'homme libre, une éducation fondée sur une connaissance approfondie de notre constitution morale, ne doivent-elles pas rendre communs à presque tous les hommes ces principes d'une justice rigoureuse et pure, ces mouvements habituels d'une bienveillance active, éclairée, d'une sensibilité délicate et généreuse, dont la nature a placé le germe dans tous l'es coeurs, et qui n'attendent, pour s'y développer, que la douce influence des lumières et de la Iiberté? De même que les sciences mathématiques et physiques servent à perfectionner les arts employés pour nos besoins les plus simples, n'est-il pas également dans l'ordre nécessaire de la nature que les progrès des sciences morales et politiques exercent la même action sur les motifs qui dirigent nos sentiments et nos actions?

Le perfectionnement des lois, des institutions publiques, suite des progrès de ces sciences, n'a-t-il point pour effet de rapprocher, d'identifier l'intérêt commun de chaque homme avec l'intérêt commun de tous? Le but de l'art social n'est-il pas de détruire cette opposition apparente? et le pays dont la constitution et les lois se conformeront le plus exactement au voeu de la raison et de la nature n'est-il pas celui où la vertu sera plus facile, où les tentations de s'en écarter seront les plus rares et les plus faibles? Quelle est l'habitude vicieuse, l'usage contraire à la bonne foi, quel est même le crime dont on ne puisse montrer l'origine, la cause première, dans la législation, dans les préjugés du pays où l'on observe cet usage, cette habitude, où ce crime s'est commis?

Enfin le bien-être qui suit les progrès que font les arts utiles en s'appuyant sur une saine théorie, ou ceux d'une législation juste, qui se fonde sur les vérités des sciences politiques, ne dispose-t-il pas les hommes à l'humanité, à la bienfaisance, à la justice? La bonté morale de l'homme est, comme toutes les autres facultés, susceptible d'un perfectionnement indéfini, et la nature lie, par une chaque indissoluble, la vérité, le bonheur et la vertu. »
 


 Progrès futurs dans l'organisation de la famille

« Parmi les progrès de l'esprit humain les plus importants pour le bonheur général, nous devons compter l'entière destruction des préjugés qui ont établi entre les deux sexes une inégalité de droits funeste à celui même qu'elle favorise. On chercherait en vain des motifs de la justifier, par les différences de leur organisation physique, par celle qu'on voudrait trouver dans la force de leur intelligence, dans leur sensibilité morale. Cette inégalité n'a eu d'autre origine que l'abus de la force, et c'est vainement qu'on a essayé depuis de l'excuser par des sophismes. Nous montrerons combien la destruction des usages autorisés par ce préjugé, des lois qu'il a dictées, peut contribuer à augmenter le bonheur des familles, à rendre communes les vertus domestiques, premier fondement de toutes les autres, à favoriser les progrès de l'instruction, et surtout à la rendre vraiment générale; soit parce qu'on l'étendrait aux deux sexes avec plus l'égalité, soit parce qu'elle ne peut devenir générale, même pour les hommes, sans le concours des mères de famille. »
 

Progrès futurs de la paix

«  Les peuples plus éclairés, se ressaisissant du droit de disposez eux-mêmes de leur sang et de leurs richesses, apprendront peu à peu à regarder la guerre comme le fléau le plus funeste, comme le plus grand des crimes. On verra d'abord disparaître celles où les usurpateurs de la souveraineté des nations les entraînaient, pour de prétendus droits héréditaires. Les peuples sauront qu'ils ne peuvent devenir conquérants sans perdre leur liberté ; que des confédérations perpétuelles sont le seul moyen de maintenir leur indépendance; qu'ils doivent chercher la sûreté et non la puissance. Peu à peu, les préjugés commerciaux se dissiperont; un faux intérêt mercantile perdra l'affreux pouvoir d'ensanglanter la terre et de ruiner les nations sous prétexte de les enrichir. Comme les peuples se rapprocheront enfin dans les principes de la politique et de la morale, comme chacun d'eux, pour son propre avantage, appellera les étrangers à un partage plus égal des biens qu'il doit à la nature ou à son industrie, toutes ces causes qui produisent, enveniment, perpétuent les haines nationales, s'évanouiront peu à peu; elles ne fourniront plus à la fureur belliqueuse ni aliment ni prétexte.

Des institutions, mieux combinées que ces projets de paix perpétuelle, qui ont occupé le loisir et consolé l'âme de quelques philosophes, accéléreront les progrès de cette fraternité des nations; et les guerres entre les peuples, comme les assassinats,. seront au nombre de ces atrocités extraordinaires qui humilient et révoltent la nature, qui impriment un long opprobre sur le pays, sur le siècle dont les annales en ont été souillées. »
 

(Condorcet, extraits de l'Esquisse des progès de l'esprit humain).
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