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Les contes du Petit Poucet
Quelques versions du Petit Poucet
Présentation Le Petit Poucet et la Grande Ourse Quelques versions des  contes

Daumesdick (conte des frères Grimm)

Un pauvre laboureur était assis un soir au coin de son feu, pendant que sa femme filait à côté de lui. Il disait : 
« C'est un grand chagrin pour nous de ne pas avoir d'enfants. Quel silence chez nous, tandis que chez les autres tout est si gai et si bruyant!

- Oui, répondit sa femme en soupirant, dussions-nous n'en avoir qu'un seul, pas plus gros que le pouce, je m'en contenterais, et nous l'aimerions de tout notre coeur. »

La femme, sur ces entrefaites, devint souffrante, et, au bout de sept mois, elle mit au monde un enfant bien constitué dans tous ses membres, mais qui n'avait qu'un pouce de haut. Elle dit : 
« Le voilà tel que nous l'avons souhaité il n'en sera pas moins notre cher fils. » 
Et à cause de sa taille ses parents le nommèrent Tom Pouce (Daumesdick). Ils le nourrirent aussi bien que possible; mais il ne grandit pas et resta tel qu'il avait été à sa naissance. Cependant il paraissait avoir de l'esprit; ses yeux étaient intelligents, et il montra bientôt dans sa petite personne de l'adresse et de l'activité pour mener à bien ce qu'il entreprenait.

Le paysan s'apprêtait un jour à aller abattre du bois dans la forêt, et il se disait à lui-même :

« Je voudrais bien avoir quelqu'un pour conduire ma charrette.
- Père, s'écria Tom Pouce, je vais la conduire, moi; soyez tranquille, elle arrivera à temps. »

L'homme se mit à rire :

 « Cela ne se peut pas, dit-il; tu es bien trop petit pour conduire le cheval par la bride!
- Ça ne fait rien, père; si maman veut atteler, je me mettrai dans l'oreille du cheval, et je lui crierai où il faudra qu'il aille.

- Eh bien, répondit le père, essayons. »

La mère attela le cheval et mit Tom Pouce dans son oreille; et le petit homme lui criait le chemin qu'il fallait prendre : « Hue! dia! » si bien que le cheval marcha comme s'il avait eu un vrai charretier; et la charrette fut menée au bois par la bonne route.

Pendant que l'équipage tournait au coin d'une haie, et que le petit bonhomme criait « Dia! dia! » il passa par là deux étrangers. 

« Grand Dieu! s'écria l'un d'eux, qu'est cela? Voilà une charrette qui marche; on entend la voix du charretier et on ne voit personne.

- Il y a quelque chose de louche là-dessous, dit l'autre; il faut suivre cette charrette et voir où elle s'arrêtera. »

Elle continua sa route et s'arrêta dans la forêt, juste à la place où il y avait du bois abattu. Quand Tom Pouce aperçut son père, il lui cria : 
« Vois-tu, père, que j'ai bien mené la charrette? Maintenant, fais-moi descendre. »
Le père, saisissant la bride d'une main, prit de l'autre son fils dans l'oreille du cheval et le déposa par terre; le petit s'assit joyeusement sur un fétu.

Les deux étrangers, en apercevant Tom Pouce, ne savaient que penser, tant ils étaient étonnés. L'un d'eux prit l'autre à part et lui dit :

« Ce petit drôle pourrait faire notre fortune, si nous le faisions voir pour de l'argent dans quelque ville; il faut l'acheter. »
 Ils allèrent trouver le paysan et lui dirent : 
« Vendez-nous ce petit nain; nous en aurons bien soin.

- Non, répondit le père, c'est mon enfant, il n'est pas à vendre pour tout l'or du monde. »

Mais Tom Pouce, en entendant la conversation, avait grimpé dans les plis des vêtements de son père; il lui monta jusque sur l'épaule, et de là lui souffla dans l'oreille : 
« Père, livrez-moi à ces gens-là, je serai bientôt de retour. »
Son père le donna donc aux deux hommes pour une belle pièce d'or.
« Où veux-tu te mettre? lui dirent-ils.

- Ah ! mettez-moi sur le bord de votre chapeau, je pourrai me promener et voir le paysage, et j'aurai bien soin de ne pas tomber. »

Ils firent comme il voulait, et, quand Tom Pouce eut dit adieu à son père, ils s'en allèrent avec lui et marchèrent ainsi jusqu'au soir ; alors le petit homme leur cria : 
« Arrêtez, j'ai besoin de descendre.

- Reste sur mon chapeau, dit l'homme qui le portait; peu m'importe ce que tu feras, les oiseaux m'en font plus d'une fois autant.

- Non pas, non pas, dit Tom Pouce; mettez-moi en bas bien vite. »

L'homme le prit et le posa par terre, dans un champ près de la route; il courut un instant parmi les mottes de terre, et tout d'un coup il se plongea dans un trou de souris qu'il avait cherché exprès.
« Bonsoir, messieurs, partez sans moi, » leur cria-t-il en riant.
Ils voulurent le rattraper en fourrageant le trou de souris avec des baguettes, mais ce fut peine perdue : Tom s'enfonçait toujours plus avant, et la nuit étant tout à fait venue, ils furent obligés de rentrer chez eux en colère et les mains vides.

Quand ils furent loin, Tom Pouce sortit de son souterrain. Il craignait de se risquer de nuit en plein champ, car une jambe est bientôt cassée. Heureusement il rencontra une coque vide de limaçon. 

« Dieu soit loué ! dit-il, je passerai ma nuit en sûreté là dedans »; et il s'y établit.
Comme il allait s'endormir, il entendit deux hommes qui passaient, et l'un disait à l'autre-:
« Comment nous y prendrions-nous pour voler à ce riche curé son or et son argent?

- Je vous le dirai bien, leur cria Tom Pouce.

- Qu'y a-t-il? s'écria un des voleurs effrayés; j'ai entendu quelqu'un parler. »

Ils restaient à écouter, quand Tom leur cria de nouveau : 
« Prenez-moi avec vous, je vous aiderai.

- Où es-tu donc? 

- Cherchez par terre, du côté d'où vient la voix. »

Les voleurs finirent par le trouver.
 « Petit extrait d'homme, lui dirent-ils, comment veux-tu nous être utile?

- Voyez, répondit-il; je me glisserai entre les barreaux de la fenêtre dans la chambre du curé, et je vous passerai tout ce que vous voudrez.

- Eh bien, soit, dirent, ils, nous allons te mettre à l'épreuve! »

Quand ils furent arrivés au presbytère, Tom Pouce se glissa dans la chambre, puis il se mit à crier de toutes ses forces :
«  Voulez-vous tout ce qui est ici? » 
Les voleurs effrayés lui dirent : 
« Parle plus bas, tu vas réveiller la maison. »
 Mais, faisant comme s'il ne les avait pas entendus, il cria de nouveau : 
« Qu'est-ce que vous voulez? voulez-vous tout ce qui est ici? » 
La servante, qui couchait dans la chambre à côté, entendit ce bruit; elle se leva sur son séant et prêta l'oreille. Les voleurs avaient battu en retraite; enfin ils reprirent courage, et croyant seulement que le petit drôle voulait s'amuser à leurs dépens, ils revinrent sur leurs pas et lui dirent tout bas : 
« Plus de plaisanterie; passe-nous quelque chose. » 
Alors Tom se mit à crier encore, du haut de sa tête : 
« Je vais vous donner tout; tendez les mains. »
Cette fois la servante entendit bien clairement; elle sauta du lit et courut à la porte. Les voleurs voyant cela s'enfuirent comme si le diable eût été à leurs trousses; la servante, n'entendant plus rien, alla allumer une chandelle. Quand elle revint, Tom Pouce, sans être vu, fut se cacher dans le grenier au foin. La servante, après avoir fureté dans tous les coins sans rien découvrir, alla se remettre au lit et crut qu'elle avait rêvé.

Tom Pouce était monté dans le foin et s'y était arrangé un joli petit lit : il comptait s'y reposer jusqu'au jour et ensuite retourner chez ses parents. Mais il devait subir bien d'autres épreuves encore tant on a de mal dans ce monde! La servante se leva dès l'aurore pour donner à manger au bétail. Sa première visite fut pour le grenier au fourrage, où elle prit une brassée de foin, avec le pauvre Tom endormi dedans. Il dormait si fort qu'il ne s'aperçut de rien et ne s'éveilla que dans la bouche d'une vache, qui l'avait pris avec une poignée de foin. Il se crut d'abord tombé dans un moulin à foulon, mais il comprit bientôt où il était réellement. Tout en évitant de se laisser broyer entre les dents, il finit par glisser dans la gorge et dans la panse.

L'appartement lui semblait étroit, sans fenêtre, et on n'y voyait ni soleil ni chandelle. Le séjour lui en déplaisait fort, et ce qui compliquait encore sa situation, c'est qu'il descendait toujours de nouveau foin et que l'espace devenait de plus en plus étroit. Enfin, dans sa terreur, Tom s'écria le plus haut qu'il put : 

« Plus de fourrage! plus de fourrage! je n'en veux plus! »
La servante était justement occupée à ce moment à traire la vache; cette voix, qu'elle entendait sans voir personne et qu'elle reconnaissait pour celle qui l'avait déjà éveillée pendant la nuit, l'effraya tellement, qu'elle se jeta en bas de son tabouret en répandant son lait. Elle alla en toute hâte trouver son maître et lui cria :
« Ah! grand Dieu! monsieur le curé, la vache qui parle !

- Tu es folle ! » répondit le prêtre, et cependant il alla lui-même dans l'étable pour s'assurer de ce qui s'y passait.

A peine y avait-il mis le pied, que Tom Pouce s'écria de nouveau : 
« Plus de fourrage! je n'en veux plus!  »
La frayeur gagna le curé à son tour, et, s'imaginant qu'il y avait un diable dans le corps de la vache, il dit qu'il fallait la tuer. On l'abattit, et la panse, dans laquelle le pauvre Tom était prisonnier, fut jetée sur le fumier.

Le petit eut grand peine à se démêler de là, et il commençait à passer la tête dehors, quand un nouveau malheur l'assaillit. Un loup affamé se jeta sur la panse de la vache et l'avala d'un seul coup. Tom Pouce ne perdit pas courage. 

« Peut-être, pensa-t-il, que ce loup sera traitable. » 
Et de son ventre, où il était enfermé, il lui cria : 
« Cher ami loup, je veux t'enseigner un bon repas à faire.

- Et où cela? dit le loup.

- Dans telle et telle maison; tu n'as qu'à te glisser par l'égout de la cuisine, tu trouveras des gâteaux, du lard, des saucisses à bouche que veux-tu. »

Et il lui désigna très exactement la maison de son père.

Le loup ne se le fit pas dire deux fois; il s'introduisit dans la cuisine et s'en donna à coeur joie aux dépens des provisions. Mais quand il fut repu et qu'il fallut sortir, il était tellement gonflé de nourriture, qu'il ne put venir à bout de repasser par l'égout. Tom, qui avait compté là-dessus, commença à faire un bruit terrible dans le corps du loup, en sautant et en criant de toutes ses forces. 

« Veux-tu te tenir en repos? dit le loup; tu vas réveiller tout le monde!

- Eh bien! quoi? répondit le petit homme, tu t'es régalé, je veux m'amuser aussi, moi. » 

Et il se remit à crier tant qu'il pouvait. Il finit par éveiller ses parents, qui accoururent et regardèrent dans la cuisine à travers la serrure. Quand ils virent qu'il y avait un loup, ils s'armèrent, l'homme de sa hache et la femme d'une faux.
« Reste derrière, dit l'homme à sa femme quand ils entrèrent dans la chambre; je vais le frapper de ma hache, et si je ne le tue pas du coup, tu lui couperas le ventre. »


Tom Pouce, qui entendait la voix de son père, se mit à crier : 

« C'est moi, cher père, je suis dans le ventre du loup.

- Dieu merci, dit le père plein de joie, notre cher enfant est retrouvé! »

 Et il ordonna à sa femme de mettre la faux de côté pour ne pas blesser leur fils. Puis levant sa hache, d'un coup sur la tête il étendit mort le loup, et ensuite, avec un couteau et des ciseaux, il lui ouvrit le ventre et en tira le petit Tom. 
« Ah! dit-il, que nous avons été inquiets de ton sort :

- Oui, père, j'ai beaucoup couru le monde; heureusement me voici rendu à la lumière.

- Où as-tu donc été?

- Ah! père, j'ai été dans un trou de souris, dans la panse d'une vache et dans le ventre d'un loup. Maintenant je reste avec vous.

- Et nous ne te revendrions pas pour tout l'or du monde! », dirent ses parents en l'embrassant et en le serrant contre leur coeur.


Ils lui donnèrent à manger et lui firent faire d'autres habits parce que les siens avaient été gâtés pendant son voyage.

Grain-de-Millet (en Gascogne)

Il y avait une fois, à Lacouture [Métairie de la commune de Lectoure, autrefois voisine de la forêt du Ramier, dont plus de la moitié est maintenant défrichée]., un métayer et une métayère, mariés depuis sept ans. Pourtant, ils n'avaient pas encore d'enfant.

Un jour, la métayère songeait, en pétrissant dans le fournil :

- « Ah! quand donc aurai-je un fils?

- Mère, vous en avez un.

- Où es-tu, mon fils? Je t'entends; mais je ne te vois pas.

- Mère, je suis trop petit pour être vu. C'est pourquoi vous m'appellerez Grain-de-Millet. - Grain-de-Millet, veux-tu têter?

- Merci, mère. Je suis né tout formé, tout vêtu, tout armé. J'en sais plus que les hommes de quarante ans. Commandez, mère. Tout ce que vous direz sera fait.

- Grain-de-Millet, chasse les poules du fournil. »

Grain-de-Millet chassa les poules du fournil. Sa mère l'entendait crier :
« Psch ! psch ! psch [Pour chasser les poules] ! » 
Mais elle ne le voyait pas.
- « Mère, maintenant que les poules sont chassées, je veux aller trouver mon père.

- Grain-de-Millet, sais-tu où il est?

- Oui, mère. Il laboure, là-bas, là-bas, avec notre paire de boeufs. Je veux lui porter son goûter.

- Grain-de-.Millet, tu ne pourras pas.

- Mère, remplissez le panier. Le reste me regarde. »


Grain-de-Millet partit, emportant le panier.

- « Père, tenez. Voici votre goûter.

- Qui est là? J'entends parler; mais je ne vois
personne.

- Père, je suis Grain-de-Millet. Je suis votre fils, né depuis une heure. Père, je suis trop petit pour être vu. C'est pourquoi vous m'appellerez Grain-de-Millet. Tenez, voici votre goûter. Où faut-il que je le pose?

- Grain-de-MBillet, pose-le sous cet arbre.

- Père, c'est fait. Goûtez. Je labourerai pour vous.

- Grain-de-Millet, tu ne pourras pas.

- Père, fiez-vous à moi. »

Tandis que son père goûtait, Grain-de-Millet se hissa jusqu'à la pointe de la corne droite du boeuf Caubet [Le boeuf de gauche]. Et le voilà parti.

- « Ha! Lauret. Ha! Caubet [Cris de bouvier. Lauret est un nom de boeuf]. »

Jamais bouvier n'avait labouré de telle façon. 

En ce moment, l'évêque de Lectoure passait, revenant de Fleurance' [Chef-lieu de canton du département du Gers, à 11 kilomètres de Lectoure]., dans une superbe voiture. Il s'étonna fort de voir une paire de boeufs labourer seule, et d'entendre des cris de bouvier, sans voir celui qui criait.

- « Métayer, dit-il à l'homme qui goûtait, métayer, qu'est donc ceci ?

- Monseigneur, c'est mon fils Grain-de-Millet, qui laboure à ma place.

- Métayer, je l'entends; mais je ne le vois pas.

- Monseigneur, mon fils est trop petit pour être vu. C'est pourquoi il s'appelle Grain-deMillet.

- Métayer, je veux ton fils pour cocher.

Vends-le-moi. Je t'en donne mille pistoles.
- Monseigneur, excusez-moi. Grain-de-Millet n'est pas à vendre. »
La voiture de l'évêque de Lectoure repartit. Quand elle fut loin, Grain-de-Millet dit à son père :
- « Père, pourquoi ne m'avez-vous pas vendu, pour mille pistoles, à l'évêque de Lectoure?

- Grain-de-Millet, je tiens à toi.

- Père, vendez-moi. Je saurai bien m'en retourner à la maison.

- Grain-de-Millet, ce que je n'ai pas fait aujourd'hui peut se faire une autre fois.

- Père, retournez à la maison. Bientôt, le champ sera labouré. Fiez-vous à moi, pour ramener les boeufs à l'étable, et pour les panser. »

Ce qui fut dit fut fait. Le champ labouré, Grain-de-Millet ramena ses boeufs à l'étable. Mais, en pansant son bétail, il tomba dans le fourrage, et fut avalé par Caubet.

Inquiets de ne plus entendre leur fils, le métayer et la métayère entrèrent dans l'étable, en criant :

- « Grain-de-Millet! - Je suis dans le ventre de Caubet [En gascon : - Grün-de-Millet! Grün-de-Millet ! - Soui dens lou bente dou Caubet].

 - Grain-de-Millet! Grain-de-Millet!

- Je suis dans le ventre de Caubet. 

- Grain-de-Millet! Grain-de-Millet! 

- Je suis dans le ventre de Caubet ! »

Alors, le père alla chercher un grand coutelas, saigna Caubet, l'éventra, et jeta les tripes dehors. 
- « Grain-de-Millet! Grain-de-Millet! » 
Pas de réponse.
- « Grain-de-Millet! Grain-de-Millet! » 
Pas de réponse.
- « Grain-de-Millet! Grain-de-Millet! » 
Pas de réponse.
- « Quel malheur! Grain-de-Millet est mort. » 
Le métayer et la métayère allèrent se coucher bien tristement.

Mais Grain-de-Millet n'était pas mort. Il était évanoui dans les tripes de Caubet, mais empêtré à ne pouvoir répondre. Quand il revint à lui, les étoiles marquaient minuit. En ce moment, les loups, attirés par l'odeur des tripes, accouraient du bois du Ramier. Le temps de dire Amen, Grain-de-Millet était passé, avec les tripes de Caubet, dans le ventre d'un loup, et partait, emporté vers le Rieutort [Ruisseau qui traverse le Ramier].

Depuis qu'il avait ce petit homme dans son ventre, le loup souffrait terriblement de la colique.

Au Rieutort, la male bête avala tant et tant d'eau, qu'elle se débonda tout à coup. Cela fait, elle repartit, comme si le Diable l'emportait.

A force de se démener, Grain-de-Millet finit par se tirer d'affaire, et courut se débarbouiller au Rieutort. Certes, ce n'était pas sans besoin.

Tout en se débarbouillant, il aperçut un homme haut de six pieds, noir et barbu. L'homme semblait impatient, et regardait les étoiles. Quand elles marquèrent une heure de la nuit, il imita le cri du hibou :

- « Tchot! tchot! tchot! »
D'autres cris lui répondirent :
- « Tchot! tchot! tchot! »
C'étaient des voleurs de bétail, qui revenaient de faire leurs mauvais coups chez les moines de Bouillas [Abbaye de Bernardins, située dans la forêt du Ramier], chez le comte de Lamothe-Goas [Le château de Lamothe-Goas, compris dans l'ancienne vicomté de Lomagne, et aujourd'hui dans le canton de Fleurance (Gers), est peu distant de la forêt du Ramier], chez l'évêque de Lectoure [Avant la Révolution, les évêques de Lectoure avaient leur maison des champs à Tulle, dans la vallée du Gers, à médiocre distance de la forêt primitive du Ramier], et à la métairie de Lacouture.  Ces gueux ramenaient à leur capitaine je ne sais combien de juments, de poulains, de veaux, de boeufs, et de vaches.
- « Allons, camarades, vous n'avez pas perdu votre nuit. Vite, partons pour la foire. Avec l'argent de ce bétail à vendre, nous aurons de quoi faire longtemps bonne chère, et jouer aux cartes. »
Ce qui fut dit fut fait. Nais le capitaine des voleurs ne se doutait pas qu'il emportait à la foire Grain-de-Millet, qui s'était hissé jusque dans sa poche.

Le bétail vendu, le capitaine dit :

- « Camarades, allons riboter à l'auberge. »
A force de riboter, tous finirent par tomber ivres-morts sous la table. Alors, Grain-de-Millet fouilla le capitaine des voleurs, et partit au grand galop pour la métairie de Lacouture.
- « Bonjour, père. Bonjour, mère. Tenez. Voici cent fois plus qu'il ne faut, pour remplacer notre Caubet éventré, et pour renouveler le reste de notre bétail, volé la nuit passée. »
C'était vrai. La bourse du capitaine des voleurs contenait je ne sais combien de doubles louis d'or, et de quadruples d'Espagne.
« Et maintenant, père, apportez une fiole. »
Ce qui fut dit fut fait. Grain-de-Millet entra dans la fiole.
- « Et maintenant, père, prenez cette fiole, et allez me vendre trois mille pistoles à l'évêque de Lectoure. »


Le père prit la fiole, et s'en alla trouver l'évêque de Lectoure.

- « Bonjour, Monseigneur. J'ai changé d'avis. Si vous voulez toujours Grain-de-Millet pour cocher, comptez-moi mille pistoles. »
Sans marchander, l'évêque de Lectoure paya comptant, et le père s'en revint à Lacouture.

Pendant toute une semaine, Grain-de-Millet montra ce dont il était capable. Jamais les chevaux de l'évêque de Lectoure n'avaient été si bien pansés, étrillés, harnachés. Jamais sa voiture n'avait été si propre, si bien attelée. Jamais, au grand jamais, cocher n'avait conduit comme Grain-de-Millet.

L'évêque de Lectoure était bien content. Mais il y a une fin à tout.

Le matin du huitième jour, Grain-de-Millet criait, dans l'écurie, comme un homme écorché vif :

- « Aie! aie! aie! Je suis mort. Aie! aie! aie! Je suis mort.

- Qu'as-tu, Grain-de-Millet? Qu'as-tu?

- Aie! aie! aie! Je suis mort. Un cheval m'a broyé sous son pied. Aie! aie! aie! Je suis mort.

- Montre-toi, Grain-de-Millet. Montre-toi, tandis, qu'on va chercher le chirurgien. »

Mais Grain-de-Millet ne se montrait, pas, et ne criait plus. Alors, l'évêque de Lectoure pensa :
- « Grain-de-Millet est mort. J'ai payé cher ses bons services d'une semaine. »
Mais Grain-de-Millet n'était pas mort. Il arrivait au seuil de la métairie de Lacouture.
- « Bonjour, père. Bonjour, mère. Maintenant, quittons le pays. Nous avons de quoi faire travailler les autres pour nous. Allons, comme les nobles, vivre heureux et riches dans un château. »
[Dicté [à Jean-François Bladé] par feu Cazaux, de Lectoure. Auparavant, ce conte m'avait été récité, d'une façon identique pour le fond, par ma grand-mère paternelle, Marie de Lacaze, de Sainte-Radegonde (Gers), par M. de Boubée-Lacouture, mort juge au tribunal de Lectoure, et par un cultivateur, Blaise Salis, au Bourdieu, commune de Lectoure. Une de mes parentes, morte à Marsolan (Gers), Marthe Le Blant, née Duvergé, localisait l'action dans la commune de sa résidence, supprimant la vente de Grain-de-Millet à l'évêque de Lectoure, et faisant voler les bestiaux à Marsolan, et dans les communes limitrophes. Le conte, ainsi réduit, est encore populaire au Pergain-Taillac (Gers), où il m'a été récité, notamment, par deux jeunes gens, Joseph Lafitte et Hippolyte Néchut, qui tous localisent l'action dans leur commune.]
Jean-François Bladé, Contes populaires de Gascogne, 1886.

Le Petit Poucet (en Lorraine)

Il était une fois des gens qui avaient beaucoup d'enfants; l'un d'eux était un petit garçon qui n'était pas plus grand que le pouce : on l'appelait le Petit Poucet.

Un jour sa mère lui dit : 

« - Je m'en vais à l'herbe; toi, tu resteras pour garder la maison. 

- Maman, dit-il, je veux aller avec vous. 

- Non, notre Poucet, tu resteras ici. »

Le petit Poucet fit mine d'obéir; mais, quand sa mère partit, il la suivit sans qu'elle y prit garde. Arrivé aux champs, il se cacha dans la première brassée d'herbe que sa mère cueillit, de sorte que celle-ci le mit sans le savoir dans sa hotte. On donna l'herbe à la vache; voilà le petit Poucet avalé. 

Le soir venu, la mère voulut traître la vache. 

« - Tourne-teu, Noirotte.

- Nenni, je n'me tournerâme. »

La femme, tout étonnée, courut chercher son mari. 
« - Tourne-teu, Noirotte. 

- Nenni, je n'me tournerâme. »

De guerre lasse, on appela le boucher, qui fut d'avis qu'il fallait tuer la bête. La vache fut donc tuée et dépecée, et on jeta le ventre dans la rue, où une vieille femme le ramassa et le mit dans sa hotte. Mais, comme elle était trop chargée, force lui fut de s'arrêter à moitié d'une côte, au sortir du village, et d'abandonner sur la route le ventre de la vache.

Vint à passer un loup qui avait grand-faim; il avala le ventre et le petit Poucet avec, puis il se remit à rôder dans les environs. Il n'était pas loin d'un troupeau de moutons, quand le petit Poucet se mit à crier : 

« Berger, garde ton troupeau! berger, garde ton troupeau ! »
En entendant cette voix, le loup prit peur... , si bien que le petit Poucet se trouva tout d'un coup par terre. Il se nettoya du mieux qu'il put et s'en retourna chez ses parents. Sa mère lui dit :
« Te vlà not' Poucet! j'te croyeuille pordeu. - J'ateuille da' l'herbe, et veu n'm'avêm'veu. 

- Ma fi no, not' Poucet, j'te croyeuille tout d'bo pordeu. 

- Eh bé! mama, me vlà r'veneu. »

[Te voilà, notre Poucet ! je te croyais perdu. - J'étais dans l'herbe, et vous ne m'avez pas vu. - Ma foi non, notre Poucet  je te croyais tout de bon perdu. - Eh bien! maman, me voilà revenu.]

Le Petit Chaperon Bleu (en Lorraine)

Un jour, un fermier et sa femme, s'en allant faire la moisson, laissèrent à la maison leur petit garçon, qu'on appelait le petit Chaperon bleu, parce qu'il portait un chaperon de cette couleur, et lui dirent de venir aux champs à midi leur porter la soupe. A l'approche de midi, le petit garçon versa la soupe dans un pot-de-camp et se mit en devoir de la porter à ses parents. 

Comme il passait par l'étable, voyant que la vache n'avait rien à manger, il posa son pot à côté d'elle et alla chercher du fourrage. Mais, par malheur, la vache donna un coup de pied dans le pot, et toute la soupe se répandit par terre. Voilà le petit garçon bien en peine. Il ne trouva rien de mieux à faire que de se cacher dans une botte de foin.

Les parents, ne le voyant pas arriver, revinrent au logis; on l'appelle, on le cherche partout : point de petit Chaperon bleu. Cependant la vache, qui avait faim, se mit à beugler; on lui donna la botte de foin où le petit garçon s'était blotti. La vache avala l'enfant avec le foin.

Un instant après, quand on voulut renouveler la litière, on s'aperçut que la vache ne pouvait plus bouger : on avait beau la pousser, la frapper; rien n'y faisait. 

« Vache, tourne-teu, vache, tourne-teu!

- je n'me tournerâme. » 

En entendant la vache parler, les gens furent bien étonnés et la crurent ensorcelée; ils ne se doutaient guère que c'était le petit Chaperon bleu qui répondait pour elle. On courut chercher le maire. 
« Vache, tourne-teu ! 

- Je n'me tournerâme. » 

Enfin on appela le curé, qui dit à la vache en français :
« Vache, tourne-toi ! 

- Je n'comprenme le français; je n'me tournerâme. »

Le fermier, ne sachant plus que faire, fit venir le boucher. La bête fut tuée et dépecée; le ventre fut jeté dehors et ramassé par une vieille femme, qui l'emporta dans sa hotte.

A peine était-elle hors du village, que le petit garçon se mit à chanter :

« Trotte, trotte, vieille sotte! Je suis au fond de ta hotte. »
La vieille, bien effrayée, pressa le pas sans oser regarder derrière elle. Comme elle passait près d'un troupeau de moutons, le petit garçon cria : 
« Berger, berger, prends garde à tes moutons! Voici le loup qui vient. » 
La vieille, à demi folle de frayeur, disait en se tâtant : 
« Je ne suis pourtant pas le loup! Qu'est-ce que cela veut dire? » 
Arrivée chez elle, elle ferma la porte, déposa sa hotte par terre et fendit le ventre de la vache. Dans un moment où elle tournait la tête, le petit garçon sortit tout doucement de sa prison et se blottit derrière l'armoire.

La vieille prépara les tripes et les accommoda pour son souper. Elle commençait à se remettre de sa frayeur et ne songeait plus qu'à se régaler, quand tout à coup le petit garçon se mit à crier :

« Bon appétit, la vieille! »
Cette fois, la pauvre femme crut que le diable était au logis et commença à trembler de tous ses membres. 
« Ecoute; lui dit alors le petit garçon sans quitter sa place, promets-moi de ne dire à personne où tu m'as trouvé et de me reconduire où je te dirai. Je serai bien aise de n'être plus ici, et toi tu ne seras pas fâchée d'être débarrassée de moi. »
La vieille promit tout, et le petit Chaperon bleu se montra. Elle le reconduisit chez ses parents, qui furent bien joyeux de le revoir.

Thomas du Pouce

Il y avait une fois un garçon qui s'appelait Thomas, et il n'était pas plus grand que le pouce d'un homme vigoureux. Thomas étant à se promener, il vint à tomber une pluie violente de grêlons, et Thomas se cacha sous une feuille de bardane. Par là passa un grand troupeau de boeufs parmi lesquels un grand taureau tacheté qui se mit à brouter la plante, et il avala Thomas du Pouce. Son père et sa mère ne voyant pas revenir leur fils partirent à sa recherche. En passant près du taureau tacheté, ils entendirent Thomas qui criait :
« Vous me cherchez dans les endroits unis et parmi la mousse, et je suis là, abandonné, dans le ventre du taureau tacheté. »
Alors ils tuèrent le taureau tacheté et cherchèrent Thomas na'hordaig, dans les entrailles et les boyaux du taureau; mais ils jetèrent le gros intestin, dans lequel il était. Par là passa une vieille femme qui s'en s'empara et, en suivant son chemin elle arriva près l'un marais. Thomas lui adressa la parole, et la vieille effrayée jeta loin d'elle le gros intestin. 

Un renard suivant la route se saisit du boyau, et Thomas cria : 

« Bis taileu! [ = Tayaut!], renard! Bis taileu!, renard ! »
Alors les chiens coururent après le renard, le saisirent et le mangèrent, et tout en le mangeant ils ne touchèrent pas à Thomas du Pouce.

Thomas rentra à la maison, trouva son père et sa mère, a vous pensez la drôle d'histoire qu'il leur conta.

Récit populaire conservé en Ecosse et recueilli par Campbell. (West Highlands popular tales).

Tom Pouce (Tom Thumb)

A la cour d'Arthur vécut Tom Pouce, homme de grand pouvoir, le meilleur de toute la Table Ronde, et vaillant chevalier. Sa taille était haute d'un pouce, du quart d'un empan; or ne pensez-vous pas que ce petit chevalier était un homme fier et vaillant?

Son père était simple laboureur, sa mère trayait les vaches ; mais le moyen d'avoir un fils, ce couple ne le connaissait pas, jusqu'à ce qu'un jour le bon vieillard alla trouver le savant Merlin et lui dévoila en secret :

Combien en son coeur il désirait d'obtenir un entant pour le temps à venir, afin d'avoir un héritier, et quand même il ne devrait pas être plus gros que son pouce. Merlin lui prédit alors que son souhait serait exaucé, et ainsi ce fils de petite taille, l'Enchanteur le lui donna.

En lui ne seraient ni sang ni os, étant de telle taille que les hommes l'entendraient parler, mais ne pourraient toucher son ombre errante. Cependant il pourrait aller et venir où bon lui semblerait, engendré et venu au monde en une demi-heure, selon le désir de son père.

En quatre minutes, il grandit si rapidement qu'il devint aussi haut que le pouce du laboureur; à cause de cela on l'appela Tom Pouce. Tel fut le nom que lui donna la reine de féerie, lorsque, avec sa suite de lutins grimaçants, elle vint à son baptême.

Elle l'habilla richement de vêtements beaux et brillants, qui lui durèrent maintes années et qu'il portait avec grâce. Son chapeau était fait d'une feuille de chêne, sa chemise d'une toile d'araignée à la fois légère et douce pour ses membres qui étaient si délicats. Ses chausses et son pourpoint de duvet de chardon finement tissé, ses bas de la pelure d'une pomme verte. Ses jarretières étaient deux petits cils tirés des yeux de sa mère; ses bottes et ses souliers étaient taillés dans la peau d'une souris, tannée très curieusement.

Ainsi, comme un vigoureux garçon, il s'aventura avec les autres enfants par les rues, pour montrer ses jolies malices. Il y joua des jetons, des épingles, des aiguilles, des noyaux de cerises, jusqu'à ce que parmi ces joueurs il eût perdu tout ce qu'il avait.

Pourtant il put recommencer bientôt, car, très adroitement, il pénétrait dans les sacs de cerises et il les dérobait sans être ni vu ni deviné par personne; mais un jour un écolier enferma cet être agile dans la boite où il mettait ses épingles.

Pour se venger, Tom prit, par un jeu aimable et gracieux, des pots noirs et des verres qu'il suspendit à un brillant rayon de soleil [Ce trait rappelle la légende de saint Colomban, qui suspendit son habit à un rayon de soleil]. Les autres enfants, voulant faire comme lui, brisèrent les pots en mille pièces, pour quoi ils furent très vertement fouettés, et Tom rit de tout son coeur du succès de son espièglerie.

La mère de Tom Pouce lui défendit alors de jouer et de s'amuser, et il se vit après cela forcé de rester à la maison. Or, vers le temps de Christmas (Noël), son père ayant tué un cochon, Tom voulut voir faire les puddings, afin de veiller à ce qu'ils fussent réussis.

Il s'assit sur le bord du pudding pour tenir la chandelle, ce que jusqu'à ce jour on dit être un joli passe-temps. Or, Tom tomba dans le bol et ne put être retrouvé, car, dans le sang et la pâte, il était étrangement perdu et enfoncé.

Après l'avoir cherché longuement, mais en vain, la mère de Tom jeta son fils dans un pudding, au lieu de la graisse hachée; elle versa ensuite dans le chaudron, ce pudding de très grande dimension, et Tom le fit déborder comme s'il était soufflé par un ouragan;

Car il se souleva en haut et en bas dans le liquide, où il barbotait comme si on y avait bouilli le diable. Telle fut la frayeur de sa mère qu'elle retira le pudding et le donna à un chaudronnier qui, de là, l'emporta dans son sac noir.

Mais le chaudronnier, sautant une barrière, fit un pet : « Fi! vieux coquin ! » cria Tom Pouce pendu sur son dos; à quoi le chaudronnier se mit à courir, sans attendre plus longtemps en jetant et son sac et le pudding, et il fut bientôt hors de vue.

Tom Pouce se dégagea à la fin et revint à la maison, où longtemps il resta à l'abri du danger jusqu'au jour où sa mère mena paître sa vache. Alors elle attacha fortement à un chardon Tom avec un fil,

Un fil qui le tint bien, de crainte que le vent violent ne l'enlevât et afin qu'elle pût le retrouver sain et sauf. Mais, voyez le hasard : une vache passa par là et mangea le chardon. Le pauvre Tom avec tout le reste, comme une feuille de bardane, fit le repas de la vache rousse.

Sa mère, l'ayant perdu, alla partout appelant : 

« Où es-tu, Tom? où es-tu, Tom ? - Ici! mère, ici! répondit-il. Dans le ventre de la vache rousse ton fils a été englouti. »
Ce qui, dans le coeur effrayé de la mère, mit des douleurs poignantes.

Pendant ce temps la vache était très ennuyée, car Tom sautait dans ses entrailles, et elle ne put être tranquille qu'elle n'eût rejeté Tom Pouce par derrière. Tout embousé qu'il était, sa mère le prit, puis emporta le pauvre garçon en le fourrant dans sa poche.

Ensuite, au temps des semailles, son père l'emmena dans les champs pour diriger sa charrue, et alors il lui donna un fouet fait d'une paille d'orge pour conduire l'attelage; mais, dans le sillon nouvellement semé, le pauvre Tom se perdit.

Or, par un corbeau de grande force, il fut enlevé, et l'oiseau des charognes le porta dans son bec comme un grain de blé jusqu'au sommet d'un château dans lequel il le laissa tomber, et bientôt le géant qui y demeurait avala le pauvre Tom, ses vêtements et son fouet de paille.

Mais dans son ventre, Tom Pouce fit un tel tapage, que ni jour ni nuit le géant ne put prendre le moindre repos jusqu'à ce qu'il l'eût vomi à trois milles dans la mer, où un poisson l'engloutit bientôt et l'emporta au loin.

Ce gros poisson fut pris peu après et envoyé au roi Arthur. Tom y fut trouvé et devint le nain du roi. Là, il passa de longs jours dans la joie et la gaieté, aimé de toute la cour, et personne autant que Tom ne fut alors estimé entre les nobles seigneurs.

Entre autres exploits de cour, sur l'ordre de Son Altesse, il dut danser une gaillardesur la main gauche de la reine. Tom obéit au roi, et pour le récompenser, son souverain lui donna comme insigne une belle ceinture que Tom à sa taille porta longtemps.

Après ce haut fait, le roi ne voulait plus sortir pour se distraire que Tom ne chevauchât avec lui, posé sur l'arçon de la selle. Or, un jour qu'il pleuvait, Tom Pouce se glissa agilement par le trou d'un bouton dans le sein du roi, où il s'endormit.

Et étant près du coeur de Sa Majesté, il implora un riche don, un présent libéral, que le roi ordonna de remettre à Tom, afin qu'il vînt en aide à son père et à sa mère devenus vieux; et le présent fut d'argent monnayé autant que les bras de Tom pourraient en porter.

Et de la sorte s'en alla le robuste Tom avec trois pence sur le dos, fardeau pesant qui pouvait briser ses membres fatigués. Ainsi, voyageant jour et nuit avec peine et grande lassitude, Tom arriva dans la maison où ses parents habitaient.

La maison n'était qu'à un demi-mille de la cour du bon roi Arthur, et en quarante-huit heures, Tom y parvint bien fatigué. Mais, arrivé à la porte de son père, il fit une entrée telle que ses parents se réjouirent, et Tom fut bien content.

Sa mère, dans son tablier, prit en toute hâte son gentil fils, et, auprès du feu, dans une coquille de noix, elle l'installa. Elle le régala trois jours avec une noisette, et il fit une telle bombance, qu'il mit ses parents en peine.

Et de là, il tomba bien malade pour avoir mangé en si peu de temps ce qui aurait dû faire pour un mois la nourriture de ce grand homme. Ensuite les devoirs de sa charge le rappelèrent à la cour du roi Arthur, dont il ne pouvait rester éloigné plus longtemps.

Mais quelques petites gouttes de rosée d'avril, qui se trouvaient sur la route, retardèrent et embarrassèrent son long et pénible voyage. Alors son père voyant les efforts de Tom prit par jeu un tube fait avec une plume d'oiseau, et d'un souffle, il souffla son fils dans la cour du roi Arthur.

[Revenu à la cour, Tom Pouce joute aux tournois avec sire Lancelot du Lac, sire Tristan, sire Guy, sire Chinon, et les autres chevaliers; mais il s'était tellement fatigué qu'il tomba malade. Le médecin du roi Arthur vint le voir dans son lit. Cette partie du poème est abrégée ici. Elle est le produit de l'imagination du poète et reste en dehors du récit populaire]
Tom Pouce était devenu si maigre, que l'habile docteur fut forcé de prendre une lunette grossissante pour examiner son pauvre corps malade. Après l'avoir regardé en silence, il aperçut la mort qui, dans les intestins ravagés de Tom, s'apprêtait à arrêter le souffle de sa vie.

Ses bras et ses jambes étaient maintenant aussi fins que toiles d'araignée, car l'heure de sa mort approchait, et l'un après l'autre, ses membres devenaient inertes. Sa figure n'était pas plus grosse que celle d'une fourmi, et pouvait à peine se voir. La perte de ce renommé chevalier affligea beaucoup le roi et la reine.

Ainsi, dans la paix et la tranquillité, il quitta cette terre ici-bas, et dans le pays de féerie, son ombre s'évanouit. La reine de féerie reçut, en grand deuil, le corps de ce vaillant chevalier qu'elle chérissait tant.

Puis, avec ses nymphes qui dansent sur les gazons, aussitôt que la vie eut abandonné Tom, elle l'enleva de son lit au son de la musique et d'une douce mélodie. Le roi Arthur et les chevaliers pleurèrent Tom quarante jours, et en souvenir de son nom qui était si vaillamment porté.

Il lui bâtit un tombeau de marbre gris, et chaque année il venait célébrer le triste anniversaire des funérailles de Tom Pouce. La renommée de Tom vit encore en Angleterre parmi les gens du pays, et nos femmes et nos petits-enfants en font encore de plaisants récits.

Poème de 335 vers; d'après l'édition originale de 1630. - Strophes de huit. vers, alternés de huit pieds et six pieds.

Ce petit poème est réimprimé dans Remains of the Early Popular Poetry of England par Carrew Hazlitt. Il est précédé d'une intéressante notice.

La traduction ci-contre est de de Loys Brueyre (Contes populaires de Grande-Bretagne, 1875) et suit, nous dit celui-ci, le texte d'aussi près que possible. afin de conserver la couleur de l'original.

Le conte du Petit Poucet de Charles Perrault nous transporte dans un univers tout différent : 

Le Petit Poucet (Perrault)

Il était une fois un bûcheron et une bûcheronne qui avaient sept enfants, tous garçons; l'aîné n'avait que dix ans et le plus jeune n'en avait que sept. On s'étonnera que le bûcheron ait eu tant d'enfants en si peu de temps; mais c'est que sa femme allait vite en besogne, et n'en faisait pas moins de deux à la fois.

Ils étaient fort pauvres et leurs sept enfants les incommodaient beaucoup, parce qu'aucun d'eux ne pouvait encore gagner sa vie. Ce qui les chagrinait encore, c'est que le plus jeune était fort délicat et ne disait mot, prenant pour bêtise ce qui était une marque de la bonté de son esprit. Il était fort petit, et, quand il vint au monde, il n'était guère plus gros que le pouce, ce qui fit qu'on l'appela le Petit Poucet.

Ce pauvre enfant était le souffre-douleurs de la maison et on lui donnait toujours le tort. Cependant il était le plus fin et le plus avisé de tous ses frères et, s'il parlait peu, il écoutait beaucoup.

Il vint une année très fâcheuse, et la famine fut si grande que ces pauvres gens résolurent de se défaire de leurs enfants. Un soir que ces enfants étaient couchés et que le bûcheron était auprès du feu avec sa femme, il lui dit, le coeur serré de douleur : 

« Tu vois bien que nous ne pouvons plus nourrir nos enfants; je ne saurais les voir mourir de faim devant mes yeux, et je suis résolu de les mener perdre demain au bois, ce qui sera bien aisé, car, tandis qu'ils s'amuseront à fagoter, nous n'avons qu'à nous enfuir sans qu'ils nous voient. - Ah! s'écria la bûcheronne, pourrais-tu toi-même mener perdre tes enfants? » 
Son mari avait beau lui représenter leur grande pauvreté, elle ne pouvait y consentir; elle était pauvre; mais elle était leur mère.

Cependant, ayant considéré quelle douleur ce lui serait de les voir mourir de faim, elle y consentit, et alla se coucher en pleurant.

Le Petit Poucet ouït tout ce qu'ils dirent, car, ayant entendu de dedans son lit qu'ils parlaient d'affaires, il s'était levé doucement et s'était glissé sous l'escabelle de son père pour les écouter sans être vu. Il alla se recoucher et ne dormit point du reste de la nuit, songeant à ce qu'il avait à faire. Il se leva de bon matin et alla au bord d'un ruisseau où il emplit ses poches de petits cailloux blancs, et ensuite revint à la maison. On partit, et le Petit Poucet ne découvrit rien de tout ce qu'il savait à ses frères.

Ils allèrent dans une forêt fort épaisse, où, à dix pas de distance, on ne se voyait pas l'un l'autre. Le bûcheron se mit à couper du bois, et ses enfants à ramasser des broutilles pour faire des fagots. Le père et la mère les voyant occupés à travailler, s'éloignèrent d'eux insensiblement, et puis s'enfuirent tout à coup par un petit sentier détourné.

Lorsque ces enfants se virent seuls, ils se mirent à crier et à pleurer de toute leur force. Le Petit Poucet les laissait crier, sachant bien par où il reviendrait à la maison, car en marchant il avait laissé tomber le long du chemin les petits cailloux blancs qu'il avait dans ses poches. Il leur dit donc : 

« Ne craignez point, mes frères; mon père et ma mère nous ont laissés ici, mais je vous ramènerai bien au logis; suivez-moi seulement. »
Ils le suivirent, et il les mena jusqu'à leur maison, par le même chemin qu'ils étaient venus dans la forêt. Ils n'osèrent d'abord entrer, mais ils se mirent tous contre la porte, pour écouter ce que disaient leur père et leur mère.

Dans le moment que le bûcheron et la bûcheronne arrivèrent chez eux, le seigneur du village leur envoya dix écus, qu'il leur devait il y avait longtemps, et dont ils n'espéraient plus rien. Cela leur redonna la vie, car les pauvres gens mouraient de faim. Le bûcheron envoya sur l'heure sa femme à la boucherie. Comme il y avait longtemps qu'elle n'avait mangé, elle acheta trois fois plus de viande qu'il n'en fallait pour le souper de deux personnes. Lorsqu'ils furent rassasiés, la bûcheronne dit :

« Hélasl où sont maintenant nos pauvres enfants? Ils feraient bonne chère de ce qui nous reste là. Mais aussi, Guillaume, c'est toi qui? les  a voulu perdre; j'avais bien dit que nous nous en repentirions. Que font-ils maintenant dans cette forêt? Hélas! mon Dieu, les loups les ont peut-être déjà mangés! Tu es bien inhumain d'avoir perdu ainsi tes enfants! » 
Le bûcheron  s'impatienta à la fin; car elle redit plus de vingt fois qu'ils s'en repentiraient, et qu'elle l'avait bien dit. Il la menaça de la battre, si elle ne se taisait. Ce n'est pas que le bûcheron ne fût peut-être encore plus fâché que sa femme; mais c'est qu'elle lui rompait la tête, et qu'il était de l'humeur de beaucoup d'autres gens, qui aiment fort les femmes qui disent bien, mais qui trouvent très importunes celles qui ont toujours bien dit.

La bûcheronne était tout en pleurs : 

« Hélas! où sont maintenant mes enfants, mes pauvres enfants! » 
Elle le dit une fois si haut, que les enfants, qui étaient à la porte, l'ayant entendu, se mirent à crier tous ensemble : 
« Nous voilà! nous voilà! » 
Elle courut vite leur ouvrir la porte, et leur dit en les embrassant :
« Que je suis aise de vous revoir, mes chers enfants ! Vous êtes bien las, et vous avez bien faim; et toi, Pierrot, comme te voilà crotté, viens que je te débarbouille. » 
Ce Pierrot était son fils aîné, qu'elle aimait plus que tous les autres, parce qu'il était un peu rousseau, et qu'elle était un peu rousse.

Ils se mirent à table, et mangèrent d'un appétit qui faisait plaisir au père et à la mère, à qui ils racontaient la peur qu'ils avaient eue dans la forêt, en parlant presque toujours tous ensemble. Ces bonnes gens étaient ravis de revoir leurs enfants avec eux, et cette joie dura tant que les dix écus durèrent. Mais, lorsque l'argent fut dépensé, ils retombèrent dans leur premier chagrin, et résolurent de les perdre encore; et, pour ne pas manquer leur coup, de les mener bien plus loin que la première fois.

Ils ne purent parler de cela si secrètement qu'ils ne fussent entendus par le Petit Poucet, qui fit son compte de sortir d'affaire comme il avait déjà fait : mais, quoiqu'il se fût levé de grand matin pour aller ramasser de petits cailloux, il ne put en venir à bout, car il trouva la porte de la maison fermée à double tour. Il ne savait que faire, lorsque, la bûcheronne leur ayant donné à chacun un morceau de pain pour leur déjeuner, il songea qu'il pourrait se servir de son pain au lieu de cailloux, en le jetant par miettes le long des chemins où ils passeraient . il le serra donc dans sa poche.

Le père et la mère les menèrent dans l'endroit de la forêt le plus épais et le plus obscur; et, dès qu'ils y furent, ils gagnèrent un faux-fuyant, et les laissèrent là. Le Petit Poucet ne s'en chagrina pas beaucoup, parce qu'il croyait retrouver aisément son chemin, par le moyen de son pain qu'il avait semé partout où il avait passé; mais il fut bien surpris lorsqu'il ne put en retrouver une seule miette : les oiseaux étaient venus qui avaient tout mangé.

Les voilà donc bien affligés; car, plus ils marchaient, plus ils s'égaraient et s'enfonçaient dans la forêt. La nuit vint, et il s'éleva un grand vent qui leur faisait des peurs épouvantables. Ils croyaient n'entendre de tous côtés que les hurlements de loups qui venaient à eux pour les manger. Ils n'osaient presque se parler, ni tourner la tête. Il survint une grosse pluie qui les perça jusqu'aux os; ils glissaient à chaque pas et tombaient dans la boue, d'où ils se relevaient tout crottés, ne sachant que faire de leurs mains.

Le Petit Poucet grimpa au haut d'un arbre, pour voir s'il ne découvrirait rien; ayant tourné la tête de tous côtés, il vit une petite lueur comme d'une chandelle, mais qui était bien loin par delà la forêt. Il descendit de l'arbre, et, lorsqu'il fut à terre, il ne vit plus rien : cela le désola. Cependant, ayant marché quelque temps, avec ses frères, du côté où il avait vu la lumière, il la revit en sortant du bois.

Ils arrivèrent enfin à la maison où était cette chandelle, non sans bien des frayeurs; car souvent ils la perdaient de vue; ce qui leur arrivait toutes les fois qu'ils descendaient dans quelques fonds. Ils heurtèrent à la porte et une bonne femme vint leur ouvrir. Elle leur demanda ce qu'ils voulaient. Le Petit Poucet lui dit qu'ils étaient de pauvres enfants qui s'étaient perdus dans la forêt, et qui demandaient à coucher par charité. Cette femme, les voyant tous si jolis, se mit à pleurer, et leur dit :

 « Hélas! mes pauvres enfants, où êtes-vous venus? Savez-vous bien que c'est ici la maison d'un Ogre qui mange les petits enfants? - Hélas! madame, lui répondit le Petit Poucet, qui tremblait de toute sa force, aussi bien que ses frères, que ferons-nous? Il est bien sûr que les loups de la forêt ne manqueront pas de nous manger cette nuit si vous ne voulez pas nous retirer chez vous, et, cela étant, nous aimons mieux que ce soit Monsieur qui nous mange; peut-être qu'il aura pitié de nous si vous voulez bien l'en prier. »
La femme de l'Ogre, qui crut qu'elle pourrait les cacher à son mari jusqu'au lendemain matin, les laissa entrer, et les mena se chauffer auprès d'un bon feu; car il y avait un mouton tout entier à la broche, pour le souper de l'Ogre.

Comme ils commençaient à se chauffer, ils entendirent heurter trois ou quatre grands coups à la porte : c'était l'Ogre qui revenait. Aussitôt sa femme les fit cacher sous le lit, et alla ouvrir la porte. L'Ogre demanda d'abord si le souper était prêt, et si on avait tiré du vin, et aussitôt se mit à table. Le mouton était encore tout sanglant, mais il ne lui en sembla que meilleur. Il flairait à droite et à gauche, disant qu'il sentait la chair fraîche. 
« Il faut, lui dit sa femme, que ce soit ce veau, que je viens d'habiller, que vous sentez. - Je sens la chair fraîche, te dis-je encore une fois, reprit l'Ogre, en regardant sa femme de travers; et il y a ici quelque chose que je n'entends pas. » 
En disant ces mots, il se leva de table et alla droit au lit.
« Ah! dit-il, voilà donc comme tu veux me tromper, maudite femme! Je ne sais à quoi il tient que je ne te mange aussi : bien t'en prend d'être une vieille bête. Voilà du gibier qui me vient bien à propos pour traiter trois ogres de mes amis, qui doivent me venir voir ces jours-ci. »
Il les tira de dessous le lit, l'un après l'autre. Ces pauvres enfants se mirent à genoux en lui demandant pardon; mais ils avaient affaire au plus cruel de tous les ogres, qui, bien loin d'avoir de la pitié, les dévorait déjà des yeux, et disait à sa femme que ce seraient de friands morceaux, lorsqu'elle leur aurait fait une bonne sauce.

Il alla prendre un grand couteau; et, en approchant de ces pauvres enfants, il l'aiguisait sur une longue pierre, qu'il tenait à sa main gauche. Il en avait déjà empoigné un, lorsque sa femme lui dit : 

« Que voulez-vous faire à l'heure qu'il est? N'aurez-vous pas assez de temps demain? - Tais-toi! reprit l'Ogre, ils en seront plus mortifiés. - Mais vous avez encore là tant de viande, reprit sa femme : voilà un veau, deux moutons et la moitié d'un cochon! - Tu as raison, dit l'Ogre : donne-leur bien à souper, afin qu'ils ne maigrissent pas, et va les mener coucher. »
La bonne femme fut ravie de joie, et leur porta bien à souper; mais ils ne purent manger tant ils étaient saisis de peur. Pour l'Ogre, il se remit à boire, ravi d'avoir de quoi si bien régaler ses amis. Il but une douzaine de coups de plus qu'à l'ordinaire : ce qui lui donna un peu dans la tête, et l'obligea de s'aller coucher.

L'Ogre avait sept filles, qui n'étaient encore que des enfants. Ces petites ogresses avaient toutes le teint fort beau, parce qu'elles mangeaient de la chair fraîche, comme leur père; mais elles avaient de petits yeux, gris et tout ronds, le nez crochu et une fort grande bouche, avec de longues dents fort aiguës et fort éloignées l'une de l'autre. Elles n'étaient pas encore fort méchantes; mais elles promettaient beaucoup, car elles mordaient déjà les petits enfants pour en sucer le sang.

On les avait fait coucher de bonne heure, et elles étaient toutes sept dans un grand lit, ayant chacune une couronne d'or sur la tête. Il y avait dans la même chambre un autre lit de la même grandeur : ce fut dans ce lit que la femme de l'Ogre mit coucher les sept petits garçons; après quoi, elle s'alla coucher auprès de son mari.

Le Petit Poucet, qui avait remarqué que les filles de l'Ogre avaient des couronnes d'or sur la tête, et qui craignait qu'il ne prît à l'Ogre quelque remords de ne les avoir pas égorgés dès le soir même, se leva vers le milieu de la nuit, et, prenant les bonnets de ses frères et le sien, il alla tout doucement les mettre sur la tête des sept filles de l'Ogre, après leur avoir ôté leurs couronnes d'or, qu'il mit sur la tête de ses frères et sur la sienne, afin que l'Ogre les prît pour ses filles, et ses filles pour les garçons qu'il voulait égorger. La chose réussit comme il l'avait pensé : car l'Ogre, s'étant éveillé sur le minuit, eut regret d'avoir différé au lendemain ce qu'il pouvait exécuter la veille. Il se jeta donc brusquement hors du lit, et, prenant son grand couteau : 

« Allons voir, dit-il, comment se portent nos petits drôles; n'en faisons pas à deux fois. »
Il monta donc à tâtons à la chambre de ses filles, et s'approcha du lit où étaient les petits garçons, qui dormaient tous, excepté le Petit Poucet, qui eut bien peur lorsqu'il sentit la main de l'Ogre qui lui tâtait la tête, comme il avait tâté celle de tous ses frères. L'Ogre, qui sentit les couronnes d'or :
 « Vraiment, dit-il, j'allais faire là un bel ouvrage; je vois bien que je bus trop hier au soir. »
 Il alla ensuite au lit de ses filles, où, ayant senti les petits bonnets des garçons : 
« Ah! les voilà, dit-il, nos gaillards; travaillons hardiment. » 
En disant ces mots, il coupa, sans balancer, la gorge à ses sept filles. Fort content de cette expédition, il alla se recoucher auprès de sa femme.

Aussitôt que le Petit Poucet entendit ronfler l'Ogre, il réveilla ses frères, et leur dit de s'habiller promptement et de le suivre. Ils descendirent doucement dans le jardin et sautèrent pardessus les murailles. Ils coururent presque toute la nuit, toujours en tremblant, et sans savoir où ils allaient.

L'Ogre, s'étant éveillé, dit à sa femme :

« Va-t'en là-haut habiller ces petits drôles d'hier au soir. » 
L'Ogresse fut fort étonnée de la bonté de son mari, ne se doutant point de la manière qu'il entendait qu'elle les habillât, et croyant qu'il lui ordonnait de les aller vêtir. Elle monta en haut, où elle fut bien surprise, lorsqu'elle aperçut ses sept filles égorgées et nageant dans leur sang.

Elle commença par s'évanouir, car c'est le premier expédient que trouvent presque toutes les femmes en pareilles rencontres. L'Ogre, craignant que sa femme ne fût trop longtemps à faire la besogne dont, il l'avait chargée, monta en haut pour lui aider. Il ne fut pas moins étonné que sa femme, lorsqu'il vit cet affreux spectacle. 

« Ah! qu'ai-je fait-la? s'écria-t-il. Ils me le payeront, les malheureux, et tout à l'heure. »
Il jeta aussitôt une potée d'eau dans le nez de sa femme; et, l'ayant fait revenir :
« Donne-moi vite mes bottes de sept lieues, lui dit-il, afin que j'aille les attraper. »
Il se mit en campagne, et, après avoir couru bien loin de tous les côtés, il entra enfin dans le chemin où marchaient ces pauvres enfants, qui n'étaient plus qu'à cent pas du logis de leur père. Ils virent l'Ogre qui allait de montagne en montagne, et qui traversait des rivières aussi aisément qu'il aurait fait le moindre ruisseau. Le Petit Poucet, qui vit un rocher creux proche où ils étaient, y fit cacher ses six frères et s'y fourra aussi, regardant toujours ce que l'Ogre deviendrait. L'Ogre, qui se trouvait fort las du long chemin qu'il avait fait inutilement (car les bottes de sept lieues fatiguent fort leur homme), voulut se reposer; et, par hasard, il alla s'asseoir sur la roche où les petits garçons s'étaient cachés.

Comme il n'en pouvait plus de fatigue, il s'endormit après s'être reposé quelque temps, et vint à ronfler si effroyablement que les pauvres enfants n'eurent pas moins de peur que quand il tenait son grand couteau pour leur couper la gorge. Le Petit Poucet en eut moins de peur, et dit à ses frères de s'enfuir promptement â la maison pendant que l'Ogre dormait bien fort, et qu'ils ne se missent point en peine de lui. Ils crurent son conseil, et gagnèrent vite la maison.

Le Petit Poucet, s'étant approché de l'Ogre, lui tira doucement ses bottes, et les mit aussitôt. Les bottes étaient fort grandes et fort larges; mais, comme elles étaient fées, elles avaient le don de s'agrandir et de s'apetisser selon la jambe de celui qui les chaussait; de sorte qu'elles se trouvèrent aussi justes à ses pieds et à ses jambes que si elles eussent été faites pour lui.

Il alla droit à la maison de l'Ogre, où il trouva sa femme qui pleurait auprès de ses filles égorgées. 

« Votre mari, lui dit le Petit Poucet, est en grand danger; car il a été pris par une troupe de voleurs, qui ont juré de le tuer s'il ne leur donne tout son or et tout son argent. Dans le moment qu'ils lui tenaient le poignard sur la gorge, il m'a aperçu et m'a prié de vous venir avertir de l'état où il est, et de vous dire de me donner tout ce qu'il a de vaillant, sans en rien retenir, parce qu'autrement ils le tueront sans miséricorde. Comme la chose presse beaucoup, ii a voulu que je prisse ses bottes de sept lieues que voilà, pour faire diligence, et aussi afin que vous ne croyiez pas que je sois un affronteur. »
La bonne femme, fort effrayée, lui donna aussitôt tout ce qu'elle avait; car cet Ogre ne laissait pas d'être fort bon mari, quoiqu'il mangeât les petits enfants. Le Petit Poucet, étant donc chargé de toutes les richesses de l'Ogre, s'en revint au logis de son père, où il fut reçu avec bien de la joie.

Il y a bien des gens qui ne demeurent pas d'accord de cette circonstance, et qui prétendent que le Petit Poucet n'a jamais fait ce vol à l'Ogre; qu'à la vérité il n'avait pas fait conscience de lui prendre ses bottes de sept lieues, parce qu'il ne s'en servait que pour courir après les petits enfants. Ces gens-là assurent le savoir de bonne part, et même pour avoir bu et mangé dans la maison du bûcheron. Ils assurent que lorsque le Petit Poucet eut chaussé les bottes de l'Ogre, il s'en alla à la cour, où il savait qu'on était fort en peine d'une armée qui était à deux cents lieues de là, et du succès d'une bataille qu'on avait donnée. Il alla, disent-ils, trouver le roi et lui dit que, s'il le souhaitait, il lui rapporterait des nouvelles de l'armée avant la fin du jour. Le roi lui promit une grosse somme d'argent s'il en venait à bout. Le Petit Poucet rapporta des nouvelles, dès le soir même; et, cette première course l'ayant fait connaître, il gagnait tout ce qu'il voulait; car le roi le payait parfaitement bien pour porter ses ordres à l'armée; et une infinité de dames lui donnaient tout ce qu'il voulait, pour avoir des nouvelles de leurs amants, et ce fut là son plus grand gain.

Il se trouvait quelques femmes qui le chargeaient de lettres pour leurs maris; mais elles le payaient si mal, et cela allait à si peu de chose qu'il ne daignait mettre en ligne de compte ce qu'il gagnait de ce côté-là.

Après avoir fait pendant quelque temps le métier de courrier, et y avoir amassé beaucoup de bien, il revint chez son père, où il n'est pas possible d'imaginer la joie qu'on eut de le revoir. Il irait toute sa famille à son aise. Il acheta des offices de nouvelle création pour son père et pour ses frères; et, par là, il les établit tous, et fit parfaitement bien sa cour en même temps.

Moralité
On ne s'afflige point d'avoir beaucoup d'enfants,
Quand ils sont tous beaux, bien faits et bien grands,
Et d'un extérieur qui brille;
Mais si l'un deux est faible, on ne dit mot, 
On le méprise, on le raille, on le pille
Quelquefois, cependant, c'est ce petit marmot
Qui fera le bonheur de toute la famille.
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