R.
Berthelot
ca.1900 |
La
période wagnérienne (1869-76).
De 1869 à 1816, Nietzsche mena à Bâle
la vie tranquille d'un professeur d'université; il passait ses vacances
au bord des lacs de Suisse ou d'Italie et vivait à Bâle dans un petit
cercle d'amis; l'un des principaux était Burckhardt, l'historien de l'art
et de la Renaissance
italienne, dont les idées eurent sans doute quelque action sur son esprit.
Il allait souvent à Triebschen, près de Lucerne, visiter Wagner,
dont il connaissait les oeuvres depuis sa jeunesse, auquel il avait été
présenté à Leipzig et pour qui il éprouvait
une admiration enthousiaste. Wagner, qui, pendant les premières années
du séjour de Nietzsche à Bâle, achevait, dans une solitude presque complète,
de composer la musique de Siegfried, se prit d'une amitié très
vive pour ce jeune homme débordant d'intelligence et passionné de musique,
et pendant plusieurs années la confiance entre eux fut absolue.
Parmi les influences extérieures qui s'exercèrent
sur Nietzsche à cette époque, la plus profonde, avec celle de Wagner,
fut celle de Schopenhauer; si Nietzsche
n'eut jamais avec le philosophe de rapports personnels, il avait lu Ã
Leipzig le Monde comme Volonté et Représentation
et il avait été ému par cette lecture comme par la révélation d'un
univers nouveau de sentiments et d'idées.
Il ne pouvait qu'être confirmé dans son admiration par Wagner qui depuis
1854 voyait dans la doctrine de Schopenhauer l'expression
philosophique de sa propre pensée. C'est en 1876
seulement que Nietzsche se détacha définitivement de Wagner et de Schopenhauer,
et c'est la même année qu'une maladie contractée pendant la guerre de
1870, où il avait servi quelques semaines comme infirmier, l'obligea Ã
prendre un congé d'un an.
Dans l'intervalle, entre 1869 et 1876,
il avait professé des cours suivis sur l'histoire
de la littérature grecque, de la religion grecque,
de la philosophie grecque jusqu'Ã Platon
inclusivement, rédigé en partie un livre sur la Philosophie dans l'âge
tragique de la Grèce (Die Philosophie im tragischen Zeitalter der
Griechen, composé de 1872 à 1875, publié seulement en 1896) et publié
les ouvrages suivants : Die Geburt der Tragödie oder Griechenthum,
und Pessimismus (composé entre 1869 et 1871, publié fin 1871 avec
la date 1872); Unzeitdemässe Betrachtungen. 1, David Strauss, der Bekenner
und Schriftsteller (composé et publié en 1873); 2, Vam Nutzen
und Nachtheil der historie für das Leben (composé en octobre et novembre
1873, publié en février 1874); 3, Schopenhauer als Erzieher (composé
et publié en octobre 1874); 4, Richard Wagner
in Bayreuth
(composé en 1875 et 1876, paru en juillet 1876). L'interprétation et
la glorification de la Grèce antique,
la critique de la civilisation moderne, la conception
d'un idéal supérieur, analogue à l'idéal
hellénique et vers lequel Wagner et Schopenhauer
peuvent nous guider, voilà le sujet de, ses livres et la matière de ses
réflexions.
Quel est le sentiment de la vie dont le
drame grec est l'expression? C'est à cette question que répond la Naissance
de la tragédie. Nietzsche admet comme Schopenhauer
que la nature est une activité aveugle, sans
but, une puissance perpétuellement créatrice qui perpétuellement détruit
ses propres créations et qui chez l'humain, devenue consciente
d'elle-même, prend la forme d'un désir douloureux,
toujours renouvelé et toujours inassouvi. Mais si l'existence
du monde est moralement injustifiable, et si notre pensée
réfléchie, brève apparition à la surface de l'univers, est misérablement
impuissante dans la connaissance et dans
l'action, l'humain, d'après Nietzsche, qui par là s'écarte de Schopenhauer,
a le pouvoir de créer en lui des images du monde, des visions,
des rêves, qui lui causent une joie artistique; c'est de ce pouvoir que
procèdent les arts apolliniens, peinture,
sculpture
et poésie épique.
Bien plus, l'humain peut arriver à se sentir comme une volonté
identique en son fond à l'activité même qui vit et souffre en toute
chose; l'ivresse que cause en lui le sentiment de son union avec la nature
entière est l'état dionysiaque; l'individu
s'élève alors au-dessus de ses propres souffrances et se réjouit du
spectacle tragique que présente l'univers, car il participe à la joie
de l'activité impérissable qui survit à toutes les douleurs et à toutes
les morts individuelles et qui ne, détruit que pour créer encore; les
arts dionysiaques sont la musique
et la poésie lyrique.
Seuls, donc, le rêve et l'ivresse artistiques,
au milieu de l'universel changement et de l'universelle souffrance, permettent
à l'humain de connaître la joie. L'optimisme
grec est un optimisme artistique. Les Grecs sentent dans leur plénitude
l'épouvante et la douleur de vivre, fils du hasard
et de la peine, jouets impuissants des forces
naturelles. Aussi créent-ils le monde des dieux
de l'Olympe,
oeuvre de l'esprit apollinien. Homère est le
type du Grec apollinien; vainqueur des terreurs de l'âge
des Titans.
En face de l'épopée,
de l'art apollinien, surgissent bientôt le lyrisme, la musique,
l'art dionysiaque. Et c'est de l'union d'Apollon
et de Dionysos,
de l'épopée et du lyrisme, de la plastique et de la musique, qu'est né
le drame d'Eschyle et de Sophocle,
dont la forme est une succession de visions plastiques et dont le fond
est l'émotion musicale et lyrique, l'enthousiasme dionysiaque né du spectacle
même de la douleur et de la mort inévitables. Ce drame, c'est l'esprit
socratique qui l'a tué. Socrate, dans son rationalisme
optimiste, admet que l'humain, par la connaissance
réfléchie, peut atteindre au bonheur; il admet que la finalité
règne dans l'univers, que le monde a été disposé par des dieux bienveillants
de manière à rendre possible le bonheur de
l'humain et efficace la pensée humaine. Au nom
de la science, de la pensée réfléchie, de
la raison claire et confiante en sa toute-puissance,
il condamne donc l'activité tout instinctive des Grecs de son temps, la
vie hellénique, et avec elle il condamne l'art grec à cause de ce qu'il
implique de musical, d'irrationnel, de pessimiste.
L'époque de la tragédie est aussi celle
de la philosophie « tragique » (
Die Philosophie im tragischen Zeitalter der Griechen). Dans l'oeuvre
des précurseurs de Socrate, Nietzsche cherche
le sentiment qu'ils avaient de la vie; tantôt
leur pensée, dit-il, est pessimiste,
tantôt c'est un optimisme artistique; pour
les Pythagoriciens, pour Empédocle,
l'univers on l'humain est condamné à vivre est le domaine de la souffrance;
pour Parménide, c'est une illusion
dont l'esprit doit se délivrer; pour Démocrite,
le monde n'a aucune signification morale ou esthétique,
rien n'existe que le jeu aveugle et fatal des
forces mécaniques (Philosophie
mécanique); sa doctrine est le « pessimisme
du hasard »; pour Héraclite,
rien n'est qu'un devenir perpétuel, sans but, soumis à des lois nécessaires,
un jeu de la divinité; pour Anaxagore, l'esprit,
dont l'intervention produit dans le chaos primitif l'ordre
et l'harmonie, se borne à en cadrer un mouvement, sans poursuivre, par
un ensemble de moyens appropriés, un but extérieur à lui-même; son
activité est un jeu libre, comme celle de l'artiste.
Avec l'optimisme
de Socrate, sa croyance à la finalité naturelle,
sa foi dans la dialectique, commence un âge
nouveau; le philosophe subordonne tout à la recherche du bonheur individuel;
la philosophie s'oppose à l'art et perd
son caractère intuitif; le philosophe n'est plus un humain complet qui
agit et prend part à la vie de la cité; sa vie devient purement contemplative.
Ce qui fait la grandeur unique de l'époque qui a précédé les guerres
médiques, l'époque d'Eschyle, d'Empédocle,
d'Héraclite, c'est qu'aucun âge n'a été
aussi favorable à la production des humains de génie, d'humains complets,
résolus à vivre la vie la plus intense et la plus riche, penseurs, artistes,
politiques tout à la fois, ayant le courage de voir la réalité
comme elle est, dans toute son horreur tragique, et d'en accepter joyeusement
les incertitudes et les dangers. La ruine de la civilisation grecque, avant
qu'elle ait développé tous les germes, toutes les possibilités de vie
supérieure qui étaient en elle, est elle-même un de ces jeux tragiques
du hasard dont l'histoire,
comme la nature, est pleine. Rien de plus opposé,
on le voit, que les idées de Nietzsche à la théorie
d'après laquelle les Grecs n'auraient été optimistes que par légèreté,
insouciance, manque de réflexion profonde;
rien de plus opposé aussi à la conception
si « peu virile » qu'un Goethe se faisait de
la Grèce, comme tout ordre, tout calme, toute
harmonie.
L'idéal hellénique doit être notre idéal.
Le penseur doit être un « philosophe tragique-»,
qui voit et qui montre dans la nature une puissance
redoutable et souvent malfaisante, dans l'histoire
le jeu brutal et vide de sens de la force et du
hasard, qui proclame l'impossibilité du bonheur,
qui hait le bien-être matériel où se complaît le commun des humains
et qui, également insoucieux de ses propres douleurs et des douleurs qu'il
cause autour de lui, critique et combat toutes les illusions,
tous les mensonges, toutes les faiblesses et toutes les lâchetés de notre
civilisation. Pour lui, le pessimisme n'est
pas un principe d'inertie et de résignation,
mais d'activité héroïque :
«
L'humanité doit toujours travailler à mettre au monde des individus de
génie. »
C'est à cette oeuvre que l'éducateur doit
se dévouer, et tout penseur doit être un éducateur, éducateur de lui-même
et d'autrui; il doit
«
hâter la naissance et le développement du philosophe, de l'artiste, du
saint, en nous et hors de nous, et collaborer ainsi à la suprême perfection
de la nature ».
«
Je vois au-dessus de moi, dit encore Nietzsche, quelque chose de plus élevé,
de plus humain que ce que le suis moi-même; aidez-moi tous à atteindre
cet idéal, comme je viendrai moi-même en aide à celui qui pensera comme
moi et souffrira comme moi. »
«
Il est possible d'obtenir par d'heureuses inventions des types de grands
hommes tout autres et plus puissants que ceux qui, jusqu'à présent, ont
été façonnés par des circonstances fortuites. »
Aujourd'hui comme en Grèce, la production
de types supérieurs d'humanité exige l'oppression du plus grand nombre.
«
L'esclavage est une des conditions essentielles
d'une haute culture. »
Le bonheur n'est pas plus fait pour la foule
que pour l'élite; l'une et l'autre doivent sacrifier leur bonheur à la
réalisation d'un idéal de grandeur et de beauté. La même nécessité
tragique qui règne dans la nature régit aussi la société :
«
Chaque instant dévore le précédent; chaque naissance est la mort d'êtres
innombrables; engendrer, vivre et assassiner ne sont qu'un. Et c'est pourquoi
aussi nous pouvons comparer la culture triomphante à un vainqueur dégouttant
de sang et qui trame à la suite de son cortège triomphal un troupeau
de vaincus, d'esclaves enchaînés à son char. »
Autour de lui que voyait Nietzsche? Le petit
bourgeois allemand ou suisse. Dans quel milieu vivait-il? Parmi des bourgeois
de petite ville. Contre l'optimisme-utilitaire
et scientifique où se résume leur philosophie
de l'existence, il se révolte. De là ses
attaques contre Strauss, contre les historiens modernes, contre tous ceux
qui placent le but de la vie dans le bonheur, dans le bien-être matériel,
la fin de la société, le sens et le terme de l'évolution
historique, dans la possibilité d'assurer un jour à tous la sécurité,
le bien-être, un bonheur médiocre. Idéal à la fois méprisable et chimérique!
Les maîtres, les éducateurs qui, dès maintenant, peuvent arracher les
âmes au culte du bonheur et du bien-être, à l'optimisme, à la foi dans
la toute-puissance de la raison scientifique (Scientisme),
c'est Schopenhauer et c'est Wagner.
Le premier apprend à voir la nature et la vie
comme, elles sont, avec ce qu'elles impliquent de souffrances, il enseigne
que le bonheur est impossible, et, procédant, comme les premiers philosophes
grecs, par intuitions artistiques, non par
raisonnements, il s'adresse à l'âme
tout entière. Si Schopenhauer fait songer, par son pessimisme
et par ses intuitions d'artiste, à un Héraclite
ou à un Empédocle, Wagner est un Eschyle
moderne; son drame musical est une résurrection de la tragédie antique;
il a réuni de nouveau tous les arts pour parler à l'humain tout entier,
pour communiquer à ses auditeurs sa « sagesse tragique » et l'exaltation
« dionysiaque » qui le saisit en présence de la fatalité. L'oeuvre
de Bayreuth
et la philosophie de Schopenhauer nous sont des présages d'une renaissance
de la culture antique dans l'Allemagne contemporaine. (René
Berthelot). |
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