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L'oeuvre Montaigne
Aperçu La vie de Montaigne L'oeuvre de Montaigne
Aux yeux de la postérité, Montaigne est uniquement l'auteur des Essais, parus comme l'on sait, en 1580, alors que leur auteur venait d'atteindre sa quarante-septième année. Ce n'était pourtant pas la première fois qu'il s'adressait au public par la voie de la presse; onze ans auparavant, en 1559, il avait fait imprimer à Paris, pour obéir aux dernières volontés de son père, un ouvrage dont voici le titre tel qu'on peut le lire à le Bibliothèque nationale sur un exemplaire de l'édition originale, la seule publiée : la Théologie naturelle de Raymond Sebon, docteur excellent entre les modernes, en laquelle, par l'ordre de Nature, est démontrée la vérité de la foy chrestienne et catholique, traduicte nouvellement de latin en françois (un vol. petit in-8 de 496 pp. sans compter la table). C'est d'une simple traduction qu'il s'agissait; Montaigne s'est attaché surtout à rendre fidèlement le sens de son auteur, et, comme le docte Raymond Sebond n'était pas un homme de génie, le traducteur n'a pas eu à se mettre en frais d'éloquence. Il n'y a jamais d'envolées, jamais la « translation » n'a les grâces de celles d'Amyot, jamais Montaigne, qui s'adressait à des lecteurs parisiens, ne s'est dit en traduisant Sebond : « Que le gascon y arrive si le français ne le peut. » C'est en définitive une oeuvre estimable, et rien de plus; l'érudit seul peut songer à y jeter les yeux, parce qu'elle est de Montaigne, mais il en vient à constater que cette publication n'ajoute absolument rien à la gloire de l'auteur des Essais.

Il en est de même, et le fait est plus étonnant, du Discours sur la mort du seigneur de la Boétie par M., de Montaigne, joint en 1571 à une édition des opuscules de ce magistrat, mais surtout du Journal de voyage de Michel de Montaigne en Italie par la Suisse et l'Allemagne en 1580 et 1581, publié seulement en 1774. Montaigne paraît n'avoir attaché aucune importance à la rédaction de ce Journal, dont il a dicté bien des pages à un domestique, dont la partie la plus considérable, celle qui est relative au séjour en Italie, est en italien, dont certains détails enfin n'auraient d'intérêt que pour les apothicaires. Montaigne était, semble-t-il, prédestiné à être l'homme d'un seul livre, du livre des Essais.
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Comment naquit le projet d'écrire les Essais

« Dernierement que je me retiray chez moy, deliberé, autant que je pourroy, ne me mesler d'autre chose que de passer en repos et a part ce peu qui me reste de vie, il me semblait ne pouvoir faire plus grande faveur a mon esprit, que de le laisser en pleine oysiveté s'entretenir soy mesmes, et s'arrester et rasseoir en soy, ce que j'esperois qu'il peust meshuy [ = désormais, à partir de ce jour] faire plus aysement, devenu avec le temps plus poisant et plus meur; mais je trouve

Variam semper dant otia mentem [Lucain],
qu'au rebours, faisant le cheval eschappé, il se donne cent fois plus de carriere a soy mesmes qu'il ne prenoit pour autruy; et m'enfante tant de chimeres et monstres fantasques les uns sur les autres, sans ordre et sans propos, que, pour en contempler a mon ayse l'ineptie et l'estrangeté, j'ay commencé de les mettre en rolle [ = coucher par écrit], esperant avec le temps luy en faire honte a lui mesmes. »
 
(Montaigne, extrait des Essais).

Les Essais ont été imprimés pour la première fois à Bordeaux, en 1580, chez le libraire Simon Millanges, et voici le titre de cette première édition : Essais de messire Michel, seigneur de Montaigne, chevalier de l'ordre du roi et gentilhomme ordinaire de sa chambre. Il faut remarquer le caractère aristocratique de cette énumération, et tout donne à penser que l'auteur dut faire les frais de la publication. Les Essais de 1580 ne contenaient que les deux premiers livres; mais le succès répondit aux espérances de l'auteur et l'encouragea à compléter son oeuvre. En 1588, Montaigne fit paraître une cinquième édition, non plus à Bordeaux cette fois et à ses dépens, mais à Paris, aux frais d'Abel l'Angellier, un des riches libraires du Palais; non plus dans le format in-12, mais avec les honneurs de l'in-4°; et, pour allécher le public, l'Angellier donnait à l'ouvrage le titre suivant : Essays de Michel, seigneur de Montaigne (plus de messire cette fois, plus de chevalier de l'ordre, plus de gentilhomme ordinaire), cinquiesme edition, augmentée d'un troisiesme livre et de six cens additions aux deux premiers. C'est la dernière édition publiée du vivant de Montaigne, et, en bonne critique, elle devrait faire autorité; mais l'auteur des Essais ne cessait pas de revoir son oeuvre de prédilection, et quand il mourut, en 1592, il se préparait à en donner une sixième édition avec de nouveaux « alongeails ». Ce fut sa fille d'alliance, Mlle de Gournay, qui reçut de la famille la glorieuse mission de donner au public cette édition posthume; elle le fit à la satisfaction générale et publia, en 1595, un Montaigne in-folio qui fut considéré comme définitif pendant plus de deux siècles. Mais en 1802 un membre de l'Institut, le philosophe Naigeon, fit paraître une édition dont le texte était en partie nouveau, et il disait en tête de son Avertissement de l'éditeur

« L'exemplaire qui a servi de copie pour cette nouvelle édition des Essais appartient à la bibliothèque centrale de Bordeaux. Il est chargé en tout sens de corrections et d'additions, toutes de la main de Montaigne. » 
Il y a plus, Montaigne avait écrit au verso du frontispice de 1588 un curieux Avis à l'imprimeur, il donnait le titre, sixiesme edition, et proposait une devise qui justifiait ses additions nouvelles : Viresque acquirit eundo. Depuis 1802, on est fort embarrassé pour savoir quel est au juste le véritable texte des Essais, celui de Naigeon différant beaucoup de celui de Mlle de Gournay. Faut-il donc les rejeter tous deux et s'en tenir à l'édition de 1588? Faut-il adopter l'édition pour ainsi dire officielle de 1595, ou enfin doit on adopter résolument le texte du manuscrit de Bordeaux? Les avis sont partagés à ce sujet. Evidemment les corrections de Montaigne sont de la plus haute importance; mais le manuscrit dont s'est servie Mlle de Gournay a disparu, et celui qu'a publié Naigeon est toujours à la bibliothèque de Bordeaux. En présence d'une difficulté aussi sérieuse, les éditeurs modernes ont hésité; les uns reproduisent aujourd'hui le texte de 1588, d'autres préfèrent celui de 1595, qui a pour lui une longue prescription, d'autres enfin mettent à profit le manuscrit de Bordeaux et donnent ce qu'on appelle des éditions variarum. Le seul moyen de mettre tout le monde d'accord serait peut-être de publier un Montaigne à deux colonnes : le texte de 1588 serait conservé intégralement et imprimé en gros caractères; le texte modifié en 1595 figurerait en face, en plus petits caractères, et les variantes du manuscrit de Bordeaux trouveraient place en note au bas des pages.

Voilà bien des difficultés; il y en a de plus grandes encore quand on étudie les Essais en eux-mêmes avec la pensée d'en reconstituer le plan primitif. Dire que le premier livre compte cinquante-sept chapitres, que le deuxième en à trente-sept dont un peut compter pour dix au moins, puisque c'est l'apologie de Raymond Sebond, placée pour ainsi dire au centre de l'ouvrage, que le troisième enfin a treize chapitres seulement, c'est ne rien dire de précis, et l'on voudrait quelques indications sur le lien qui rattache les uns aux autres et les trois livres et les nombreux chapitres d'un même livre. Mais le chercheur le plus patient y perdrait son temps et sa peine, car Montaigne paraît avoir pris plaisir à brouiller les cartes et à rendre toute reconstitution impossible. C'est lui qui le premier a imaginé ce titre d'Essais, devenu depuis si fort à la mode, et loin de vouloir construire un édifice régulier avec un péristyle, un pavillon central et des ailes, il a fait plutôt une sorte de galerie-musée permettant d'errer pour ainsi dire de salle en salle, d'aller, de venir, de s'arrêter, de passer rapidement, de revenir en arrière tout à loisir. 
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Éloge de Paris

« Je ne veux pas oublier cecy, que je ne me mutine jamais tant contre la France, que je ne regarde Paris de bon oeil : elle [cette ville] a mon coeur dès mon enfance : et m'en est advenu, comme des choses excellentes; plus j'ay veu, depuis, d'autres villes belles, plus la beauté de celle cy peut et gaigne sur mon affection : je l'ayme par elle mesme, et plus en son estre seul, que rechargee de pompe estrangere : je l'ayme tendrement, jusques a ses verrues et a ses taches : je ne suis François que par cette grande cité, grande en peuples, grande en felicité de son assiette; mais surtout grande et incomparable en varieté, et diversité de commoditez; la gloire de la France, et l'un des plus nobles ornements du monde. Dieu en chasse loing nos divisions! Entiere et unie, je la trouve deffendue de toute autre violence : je l'advise, que de tous les partis, le pire sera celuy qui la metra en discorde; et ne crains pour elle, qu'elle mesme : et crains pour elle autant certes que pour autre piece de cet estat. Tant qu'elle durera, je n'auray faute de retraicte ou rendre mes abboys [comme le cerf pressé par les chiens], suffisante a me faire perdre le regret de toute autre retraicte. »

(Montaigne, extrait des Essais).

Sauf de bien rares exceptions, les Essais défient absolument l'analyse. De liaison véritable, il n'y en a nulle part; Montaigne s'abandonne à tout moment, il accueille les digressions, il fait des parenthèses interminables, il cite et il commente à propos ou hors de propos, c'est le désordre le plus complet. Ce qu'on pourrait dire de mieux de ces causeries à bâtons rompus, c'est que ce sont des mémoires autobiographiques d'une nature toute particulière; il serait permis de les intituler : Souvenirs et réflexions d'un liseur, ou encore Voyage de Montaigne autour de sa librairie. Classer ses idées lui était bien facile de 1580 à 1588, et justement c'est lui qui dira en 1588, dans son chapitre sur l'art de conférer :

« Tout un jour je contesterai paisiblement si la conduite du débat se conduit avec ordre. Ce n'est pas tant la force et la subtilité que je demande comme l'ordre. »
Cet ordre qu'il appréciait si fort, il ne l'a admis nulle part dans ses Essais; il a même fait en sorte de lui substituer une sorte de chaos, et en voici une preuve assez curieuse. En 1588, lorsqu'il ajouta un troisième livre aux deux autres, il devait avertir le lecteur et placer au début de ce troisième livre une sorte de préface. Elle y est, mais où donc? au chapitre IX, et au beau milieu de ce chapitre. C'est là en effet que se trouvent perdus ces mots : 
« Laisse, lecteur, courir encore ce coup d'essay et ce troisième alongeail du reste des pièces de ma peinture. J'adjoute, mais je ne corrige pas, etc. » 
Cacher son plan, tel a été le plan de Montaigne, et cela parce qu'il voulait éviter le ton doctoral des pédants ses ennemis, parce que son plus grand désir était d'offrir à ses lecteurs un livre de chevet, un de ces ouvrages de prédilection sur lesquels on s'endort, qu'on emporte avec soi, même à la promenade, qu'on ouvre au hasard, qu'on prend, qu'on laisse et qu'on reprend encore.
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Portrait de Montaigne.
Montaigne.

Y a-t-il au moins un fil conducteur qui permette de se reconnaître dans ce dédale, et peut-on dire qu'il y ait dans les Essais ce qu'on appelle une idée maîtresse? Pour bien comprendre ce qui lait le fond même d'un tel livre, il faut se rendre compte des conditions dans lesquelles il a été composé. Commencé en 1570, il a paru de 1580 à 1588, tout à la fin d'un siècle qui, après avoir donné les plus belles espérances, finissait de la manière la plus lamentable, dans la boue et dans le sang. L'apparition des Essais se produisit à l'époque la plus affreuse peut-être de notre histoire. Le XVIe siècle proprement dit était déjà bien loin en 1580 ; il était mort avec Henri Il en 1559. Renaissance et Réforme n'étaient plus guère que de vieux mots sous Henri III

Luther et Calvin avaient disparu depuis longtemps; leurs doctrines ne faisaient plus de nouveaux adeptes; le protestantisme était en proie aux déchirements intérieurs et aux « variations » perpétuelles. La Renaissance artistique et littéraire, après avoir brillé d'un si vif éclat sous François Ier et Henri II, était en pleine décadence; les poètes de la Pléiade, ceux qui n'étaient pas morts, étaient arrivés à la vieillesse, et Ronsard allait mourir désenchanté. Desportes et Bertaux étaient contraints de se montrer moins audacieux que le maître, et les grands représentants de la littérature à cette époque étaient Henri Estienne et Du Bartas. En un mot, le XVIe siècle, si plein de confiance et si arrogant au début, finissait sans avoir « trouvé la fève au gâteau », et ceux qui ne pouvaient prévoir le règne réparateur du Béarnais s'abandonnaient au découragement le plus complet. Montaigne était dans ce cas : les Essais sont l'oeuvre d'un homme désabusé qui n'avait même pas la consolation d'espérer des temps plus heureux. 

Le fameux Que say-je?  est l'expression polie de son profond mépris pour la science de ses contemporains, et il équivaut à ceci : Vous ne savez rien, et votre orgueil ne se justifie pas. Pascal, qui connaissait bien Montaigne, l'a accusé de ne songer dans tout son livre qu'à mourir lâchement; ce qui pouvait être vrai de l'auteur des Essais considéré comme homme privé l'est bien plus encore de Montaigne considéré comme juge de son siècle. C'est avec la plus parfaite indifférence qu'il le voyait disparaître dans l'abîme des ans. Venu au monde soixante ou quatre-vingts ans plus tard, Montaigne n'aurait ni pensé ni écrit de la sorte; il eût été sans doute un des plus mâles génies du siècle de Louis XIV; homme du XVIe siècle finissant, il devait être ce qu'il a été et faire ce qu'il a fait. Il aimait avec passion tout ce qui est grand, beau, noble, généreux, et il ne voyait autour de lui que petitesse, laideur, vulgarité, bassesse; faut-il donc s'étonner s'il s'est pour ainsi dire acharné à montrer aux hommes leur «-dénéantise? » 

L'étude de l'homme à propos d'une réflexion de Montaigne sur lui-même, l'étude de Montaigne lui-même à propos de considérations sur l'humain en général, voilà ce qu'on trouve perpétuellement dans les Essais au milieu d'histoires, de citations, de gloses et de bavardages de toute espèce. Et cette étude, elle n'est pas empreinte de bienveillance; le moraliste semble heureux d'établir que l'humain est un sujet divers et ondoyant, qu'il est à la fois ridicule et risible, un vrai caméléon, la plus calamiteuse des créatures. Après l'humain, c'est la science et la civilisation qui ont le don de mettre Montaigne en verve railleuse; la science humaine ne sert qu'à montrer la faiblesse de l'humain, elle confine à la bêtise, elle trouble plus qu'elle ne sert, voilà ce qu'on peut lire presque à toutes les pages. Enfin l'idée de la mort paraît avoir été sans cesse présente à l'esprit de Montaigne. Il devait mourir assez jeune, à cinquante-neuf ans; dès 1580, il prévoyait que ses parents et ses amis auraient bientôt à le perdre; et il semble avoir voulu se familiariser avec cette pensée d'une mort prématurée. « Pensez à la mort, et vous ne pécherez jamais », disent les moralistes chrétiens; Montaigne y pense toujours et n'en est pas meilleur; c'est en cela surtout qu'il a pu être jugé sévèrement par Pascal qui le considère comme un franc païen.

On l'a transformé en pyrrhonien tout pur, en philosophe qui cherche uniquement à s'endormir sur le mol oreiller du doute, et en cela on est allé beaucoup trop loin. Montaigne avait horreur du mentir, qui est « un maudit vice », et nul ne saurait l'accuser d'hypocrisie; or il a toujours fait profession publique de catholicisme. Dès qu'il se sentait malade; il appelait le prêtre; il est allé faire un pèlerinage à la Santa casa de Lorette, il est mort en entendant la messe, donc il n'était nullement sceptique en religion. D'ailleurs, si l'on y regarde de près, où trouve-t-on le scepticisme dans Montaigne? Il est possible de rencontrer çà et là dans les Essais quelques propositions pyrrhoniennes; mais une dissertation en forme, une charge à fond contre le dogmatisme, on n'en trouve nulle part, si ce n'est au chapitre XII du livre II, c.-à-d. dans l'Apologie de Raymond Sebond
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Incertitude des lois humaines

« Si c'est de nous que nous tirons le reglement de nos moeurs, à quelle confusion nous rejectons nous? Car ce que nostre raison nous y conseille de plus vraysemblable, c'est generalement à chascun d'obeir aux lois de son païs, comme porte l'advis de Socrates, inspiré, dict il, d'un conseil divin; et par là que veult elle [notre raison] dire, sinon que nostre debvoir n'a aultre regle que fortuite? La verité doibt avoir un visage pareil et universel : la droicture et la justice, si l'homme en cognoissoit qui eust corps et veritable essence, il ne l'attacheroit pas à la condition des coutumes de cette contree, ou de celle là; ce ne seroit pas de la fantasie des Perses ou des Indes que la vertu prendroit sa forme. Il n'est rien subject à plus continuelle agitation que les loix depuis que je suis nay, j'ai veu trois et quatre fois rechanger celles des Anglois nos voisins [ De 1534 à 1558 la cour d'Angleterre était devenue deux fois protestante et deux fois catholique]; non seulement en subject politique, qui est celui qu'on veult dispenser de constance, mais au plus important subject qui puisse estre, à sçavoir de la religion : de quoy j'ai honte et despit, d'autant plus que c'est une nation à la quelle ceulx de mon quartier ont eu aultrefois une si privee accointante [La Guyenne avait appartenu à I'Angleterre de 1151 à 1453], qu'il reste encores en ma maison aulcunes traces de nostre ancien cousinage : et chez nous ici, j'ai veu telle chose qui nous estoit capitale [ = qui entraînait chez nous la peine capitale], devenir legitime [par exemple, le culte réformé]; et nous qui en tenons d'aultres, sommes à mesmes selon l'incertitude de la fortune guerriere, d'estre un jour criminels de leze majesté humaine et divine, nostre justice tumbant à la merci de l'injustice, et, en l'espace de peu d'annees de possession, prenant une essence contraire. Comment pouvoit ce dieu ancien [ = Apollon (Voir Xénophon, Mémoires de Socrate, I, 3, 1)] plus clairement accuser en l'humaine cognoissance l'ignorance de l'estre divin, et apprendre aux hommes que leur religion n'estoit qu'une piece de leur invention propre à lier leur société, qu'en déclarant, comme il feit à ceulx qui en recherchoient l'instruction de son trepied [ = qui venaient consulter la Pythie pour s'en instruire], « que le vray culte à chascun estoit celui qu'il trouvoit observé par l'usage du lieu où il estoit? » O Dieu! quelle obligation n'avons nous à la benignité de nostre souverain Createur, pour avoir desniaisé nostre creance de ces vagabondes [ = qui changent selon les pays] et arbitraires devotions, et l'avoir logee sur l'eternelle base de sa saincte parole! Que nous dira doncques en cette necessité la philosophie? « Que nous suyvions les loix de nostre païs-: » C'est-à-dire cette mer flottante des opinions d'un peuple ou d'un prince, qui me peindront la justice d'autant de couleurs, et la reformeront en autant de visages, qu'il y aura en eulx de changements de passion : je ne puis pas avoir le jugement si flexible. Quelle bonté [ = vertu] estce, que je veoyois hier en credit, et demain ne l'estre plus; et que le traject d'une riviere faict crime? Quelle verité est ce que ces montagnes bornent, mensonge au monde [ = pour le monde] qui se tient au delà [Plaisante justice qu'une rivière borne la vérité au deçà des Pyrénées, erreur au delà (Pascal, Pensées, III, 8)]? »
 

(Montaigne, extrait des Essais  II, XII [Apologie de Raymond Sebond]).

Supprimez cette Apologie, il est impossible de faire de Montaigne un philosophe pyrrhonien; or l'Apologie, composée à la prière d'une personne de grande condition, qui est peut-être Marguerite de Valois, est bien ce qu'indique son titre, un plaidoyer très éloquent parfois en faveur du christianisme attaqué par les « athéistes ». Soutenir avec Sainte-Beuve que Montaigne feint de défendre ce qu'il veut attaquer et détruire, c'est faire un hypocrite et un menteur de l'homme du monde le plus franc et le plus loyal. Le pyrrhonisme est dans l'Apologie de Raymond Sebond ce qu'il sera plus tard dans les oeuvres de Pascal, de Bossuet et de Bourdaloue, une arme qu'on emploie « pour servir la religion ». Et cette arme « ce dernier tour d'escrime », Montaigne est le premier à dire : 

« Il ne le faut employer que comme un extrême remède; c'est un coup désespéré, auquel il fault abandonner vos armes pour faire perdre à vostre adversaire les siennes; et un tour secret, duquel il se fault servir rarement et reserveement. C'est grande temerité de vous perdre pour perdre un aultre : il ne fault pas vouloir mourir pour se venger ». (II, 12, éd. Louandre, t. II, p. 466).
Faire de Montaigne un pur sceptique, c'est donc une injustice, mais il est permis de voir en lui, ce qu'on appelle de nos jours un pessimiste, un des humains qui font le mieux voir le néant de l'humain et le ridicule de ses prétentions. La seule différence qui existe à ce point de vue entre lui et les grands chrétiens du siècle suivant, c'est qu'il n'a jamais été capable de penser et de dire comme Bossuet :
« Il ne faut pas permettre à l'homme de se mépriser tout entier ». 
Mais, s'il y a excès de ce côté dans son livre, quelle hauteur de vues, quelle profondeur d'observation, quelle force de raisonnement, quel admirable bon sens dans ses attaques contre le pédantisme, dans ses théories sur l'éducation! Et enfin quelle langue et quel style! car en admettant que la philosophie de Montaigne peut soulever des contradictions, on est bien forcé de reconnaître que les Essais sont un ouvrage incomparable, le plus beau monument littéraire que nous ait laissé le XVIe siècle. 
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De l'éducation

« Ce grand monde est le mirouer ou il nous faut regardier, pour nous cognoistre de bon biais. Somme, je veux que ce soit le livre de mon escolier. Tant d'humeurs, de sectes, de jugemens, d'opinions, de lois et de coustumes, nous apprennent a juger sainement des nostres, et apprennent nostre jugement a recognoistre son imperfection et sa naturelle foiblesse : qui n'est pas un legier apprentissage tant de remuements d'estat et changements de fortune publique nous instruisent a ne faire pas grand miracle de la nostre : tant de noms, tant de victoires et conquestes ensevelies soubs l'oubliance, rendent ridicule l'esperance d'eterniser nostre nom par la prise de dix argoulets [ = archers à cheval; plus tard arquebusiers à cheval] et d'un poullier [ = poulailler] qui n'est cognu que de sa cheute [...].

C'est grand cas que les choses en soyent la en nostre siecle, que la philosophie soit, jusques aux gens d'entendement, un nom vain et fantastique, qui se treuve de nul usage et de nul pris, par opinion et par effect. Je croy que ces ergotismes [ = raisonnements captieux et embrouillés où ergo revenait sans cesse. D'ou ergoter, ergoteur. Du Cange (au mot argutio) cite les formes hargoter, hargoteur, qui semblent indiquer une autre étymologie (ergot). Comparer le latin argutor] en sont cause, qui ont saisi ses avenues. On a grand tort de la peindre inaccessible aux enfans, et d'un visage renfroigné, sourcilleux et terrible : qui me l'a masquee de ce faux visage, pasle et hideux? Il n'est rien plus gay, plus gaillard, plus enjoué, et a peu que je ne die follastre; elle ne presche que feste et bon temps : une mine triste et transie montre que ce n'est pas la son giste. Demetrius le grammairien [Plutarque, Morales : Pourquoi ont cessé les oracles] rencontrant, dans le temple de Delphes, une troupe de philosophes assis ensemble, il leur dit : « Ou je me trompe, ou, a vous voir la contenance si paisible et si gaye, vous n'estes pas en grand discours entre vous. » A quoy l'un d'eux, Heracleon le megarien, respondit : « C'est a faire a ceux qui cherchent si le futur du verbe ballô a double l, ou qui cherchent la dérivation des comparatifs cheiron et beltion, et des superlatifs cheiriston et beltiston, qu'il faut rider le front s'entretenant de leur science : mais quant aux discours de la philosophie, ils ont accoutumé d'esgayer et resjouir ceulx qui les traictent, non les renfroigner et contrister. » L'ame qui loge la philosophie doit, par sa santé, rendre sain encores le corps : elle doit faire luyre jusques au dehors son repos et son aise; doit former a son moule le port exterieur, et l'armer, par consequent, d'une gratieuse fierté, d'un maintien actif et allaigre, et d'une contenance contante et débonnaire. La plus expresse marque de la sagesse, c'est une esjouissance constante; son estat est, comme des choses au-dessus de la lune, toujours serein c'est Baroco et Baralipton [termes mnémoniques forgés par les scolastiques pour désigner certaines formes de syllogismes.] qui rendent leurs supposts ainsi crottez et enfumez; ce n'est pas elle : ils ne la cognoissent que par ouyr dire. Comment? elle faict estat de sereiner les tempestes de l'ame, et d'apprendre la faim et les fiebvres a rire [ = A rire de la faim et des fièvres], non par quelques epicycles [ = petit cercle dont le centre touche à la circonférence d'un cercle plus grand. Montaigne fait sans doute allusion à quelque emploi de cette figure dans la magie ou l'astrologie judiciaire] imaginaires, mais par raisons naturelles et palpables : elle a pour son but la vertu, qui n'est pas, comme dit l'eschole, plantee a la teste d'un mont coupé, rabotteux et inaccessible ceux qui l'ont approchee la tiennent, au rebours, logee dans une belle plaine fertile et fleurissante, d'ou elle void bien souz soy toutes choses; mais si peut on y arriver, qui en sçait l'addresse, par des routtes ombrageuses, gazonnees et douxfleurantes [ = parfumées. Doux est adverbe; et fleurer signifie exhaler une odeur], plaisamment, et d'une pante facile et polie, comme est celle des voutes celestes. Pour n'avoir hanté cette vertu supreme, belle, triumphante, amoureuse, delicieuse pareillement et courageuse, ennemie professe et irreconciliable d'aigreur, de desplaisir, de crainte et de contrainte, ayant pour guide nature, fortune et volupté pour compagnes; ils sont allez, selon leur foiblesse, faindre cette sotte image, triste, querelleuse, despite [ = (adjectif) pleine de dépit, de mauvaise humeur], menaceuse, mineuse [ = menaçante. Latinisme : minari], et la placer sur un rocher a l'escart, emmy [ = au milieu de (in medio, comme parmi, de per medium)] des ronces; fantosme a estonner les gents [page celèbre et charmante. Mais est-ce bien la vertu que Montaigne a dépeinte ici, ou seulement la volupté délicate et les «  grâces décentes »? Junctaeque Nymphis gratiae decentes (Horace)]... Si ce disciple se rencontre de si diverse condition, qu'il ayme mieux ouyr une fable, que la narration d'un beau voyage, ou un sage propos, quand il l'entendra; qui, au son du tabourin qui arme la jeune ardeur de ses compagnons, se destourne a un autre qui l'appelle au jeu des batteleurs; qui, par souhait, ne trouve plus plaisant et plus doux revenir poudreux et victorieux d'un combat, que de la paulme ou du bal, avec le prix de cet exercice : je n'y trouve autre remede, sinon [ Variante très remarquable que fournit l'exemplaire des Essais annoté par Montaigne, et conservé à Bordeaux : « Je n'y trouve aultre remede sinon que de bonne heure son gouverneur l'estrangle, s'il est sans tesmoings, ou qu'on le mette pastissier dans quelque bonne ville, etc. »] qu'on le mette pastissier dans quelque bonne ville, fust il fils d'un duc; suivant le precepte de Platon, « qu'il faut colloquer les enfans, non selon les facultez de leur pere, mais selon les facultez de leur ame. »

[...] C'est un bel et grand agencement sans doubte que le grec et le latin, mais on l'achepte trop cher. Je diray icy une façon d'en avoir meilleur marché que de coustume, qui a esté essayee en moy mesmes : s'en servira qui voudra. Feu mon pere, ayant faict toutes les recherches qu'homme peut faire parmy les gens sçavans et d'entendement, d'une forme d'institution exquise [ = choisie, recherchée], feut advisé de cet inconvenient qui estoit en usage; et luy disoit on que cette longueur que nous mettions a apprendre les langues qui ne leur coustoient rien, est la seule cause pourquoy nous ne pouvons arriver a la grandeur d'ame et de cognoissance des anciens Grecs et Romains. Je ne croy pas que c'en soit la seule cause. Tant y a, que l'expedient que mon pere y trouva, ce fut qu'en nourrice, et avant le premier desnouement de ma langue, il me donna en charge a un Allemand, qui depuis est mort fameux medecin en France, du tout [= entièrement] ignorant de nostre langue, et tresbien versé en la latine. Cettuy cy, qu'il avoit fait venir exprès, et qui estoit bien cherement gagé, m'avoit continuellement entre les bras. Il en eut aussi avec luy deux autres moindres en sçavoir, pour me suivre, et soulager le premier : ceux cy ne m'entretenoient d'autre langue que latine. Quant au reste de sa maison, c'estoit une regle inviolable que ny luy mesme, ny ma mere, ny valet, ny chambriere, ne parloient en ma compagnie qu'autant de mots de latin crue chacun avoit appris pour jargonner avec moy. C'est merveille du fruict que chacun y fit : mon pere et ma mere y apprindrent assez de latin pour l'entendre, et en acquirent a suffisance pour s'en servir a la necessité, comme firent aussi les autres domestiques qui estoient plus attachez a mon service. Somme, nous nous latinizasmes tant, qu'il en regorgea jusques a nos villages tout autour, ou il y a encores, et ont pris pied par l'usage, plusieurs appellations latines d'artisans et d'utils. Quant a moy, j'avois plus de six ans, avant que j'entendisse non plus de françois ou de perigordin que d'arabesque; et, sans art, sans livre, sans grammaire ou precepte, sans fouet, et sans larmes, j'avois appris du latin tout aussi pur que mon maistre d'escole le sçavoit : car je ne le pouvois avoir meslé ny alteré. »
 

(Montaigne, extrait des Essais).

Grâce aux circonstances exceptionnelles au milieu desquelles il s'est trouvé, Montaigne a pu être infiniment plus original que les autres écrivains de son temps. Il vivait dans la retraite, à 150 lieues de la cour, et il n'avait pas à tenir compte des exigences de la mode, il échappait à l'influence fâcheuse des italianiseurs. Seul parmi les auteurs de cette époque, il était libre de dire :

« Je ne refuis aucune des phrases qui s'usent emmy les rues françoises ».
Et il pouvait appeler le gascon à son secours quand le français lui paraissait insuffisant. Assurément, il payait tribut à la faiblesse humaine, et l'on peut constater que cet adversaire des pédants n'est pas exempt de pédantisme, qu'il se traîne constamment à la remorque de Sénèque ou de Plutarque, et qu'on allégerait les Essais de moitié si l'on en retranchait les citations, les traductions et les gloses qui arrêtent le lecteur. En cela surtout Montaigne est bien de ce XVIe siècle qui croyait avoir découvert l'Antiquité classique, et qui, par modestie d'abord, mais ensuite par désir d'étaler son savoir, bariolait son français de grec et de latin. Mais s'il a ce défaut comme tous ses contemporains sans exception, il a des qualités bien personnelles qu'on ne rencontre à ce degré chez aucun d'eux, une finesse incomparable, une extrême vivacité, beaucoup de grâce et en même temps de force, une justesse d'esprit désespérante, et avec cela tout ce qui constitue l'éloquence la plus entraînante et parfois la poésie la plus sublime. Il a beau prétendre qu'il n'a appris sa langue que par routine, qu'il subit toujours l'influence du dernier lu, qu'il est trop épais en figures et trop gascon, la France du XVIe siècle n'a pas de rival à lui opposer. Comme l'a si bien dit Nisard, 
« sa langue a les grâces et la liberté de celle de Rabelais, sans cette fureur qui roule les mots au hasard et en fait si souvent un jargon. Elle a l'exactitude de celle de Calvin, avec plus de variété. Elle contient toute celle d'Amyot, aux richesses de laquelle Montaigne ajoute ses propres inventions; enfin elle réunit tout ce que le XVIe siècle a mis de science et de génie dans la formation de notre langue littéraire. » 
Si on lit le texte de Montaigne, rendu avec l'orthographe moderne, on voit que son éloquence et sa poésie se rapprochent singulièrement de l'éloquence de Bossuet et de la poésie de Corneille. (A. Gazier).
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