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Machiavel
Niccolo Machiavel ou Machiavelli est un historien et écrivain politique italien, né à Florence le 3 mai 1469, mort à Florence le 22 juin 1527. Il appartenait à une ancienne et noble famille qui avait fourni de nombreux magistrats à la république et il dut recevoir, si l'on en juge par ses oeuvres, une forte éducation; il est certain pourtant qu'il ne savait pas le grec. A l'âge de vingt-neuf ans (19 juin 1498), il obtint un poste dans la chancellerie d'Etat; le 14 juin de la même année, il recevait à titre définitif la charge de secrétaire des « dix magistrats commis à la liberté et à la paix » (i dieci di libertà e di pace), qu'il devait conserver quatorze ans.

En cette qualité, Machiavel ne remplit pas moins de vingt-trois légations, dont quelques-unes fort importantes : il fut envoyé notamment en juillet 1500 en France; en 1501, à Pistoie; en juin 1503, avec F. Soderini, qui devait devenir un de ses meilleurs amis, à Urbino (où il retourna au mois d'octobre de la même année et en janvier 1503), pour traiter avec César Borgia qui, après avoir laissé envahir le territoire de la république, voulait se rapprocher d'elle; en 1503, à Rome, à l'occasion du conclave d'où sortit l'élection de Jules II; en 1504, en France pour obtenir de Louis XII des moyens de défense en faveur de Florence menacée par les Espagnols et les Vénitiens; en 1506 (août), auprès de Jules II; en 1507 et 1509 au Tyrol et à Mantoue, auprès de l'empereur Maximilien; en 1510, en France, pour tenter de prévenir la guerre qui menaçait d'éclater entre Jules II et Louis XIl.

Dans l'intervalle, il avait été nommé secrétaire des Nove delle milizie, magistrats chargés de réaliser une idée défendue par lui avec passion, consistant à substituer aux troupes mercenaires une armée nationale; en cette qualité, il devait pourvoir au recrutement et à l'instruction de celle-ci, et c'est alors qu'il rédigea les Due Provvisioni per istruire milizie nazionali (la première pour l'infanterie, la seconde pour la cavalerie). Mais, en 1542, les Médicis rentrèrent à Florence avec l'appui de la Sainte-Ligue, et la Signoria élue sous leur pression éloigna des charges tous ceux qui ne leur étaient pas favorables. Machiavel fut privé de tous ses offices (8 décembre), puis emprisonné et mis à la torture; innocent et rendu à la liberté (11 mars), il se retira à la campagne et employa ses loisirs forcés à méditer et à écrire. 
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Machiavel.
Niccolo Machiavel (1469-1527), par Santi di Tito.

Peu à peu cependant, il se rapprochait des Médicis, auxquels il fut présenté en 1519 par Lorenzo Strozzi; grâce au cardinal Jules de Médicis, il fut chargé d'écrire une histoire de Florence (8 novembre 1520), avec un salaire de 100 florins par an. La vie active semblait se rouvrir pour lui; après des ambassades de peu d'importance, il fut chargé d'aller en Romagne pour essayer de former une milice nationale à la tête de laquelle il voulait mettre le célèbre condottiere Jean des Bandes-Noires; en 1526, quand on établit à Florence la nouvelle magistrature des Cinque Procuratori delle Mura, il leur fut donné comme secrétaire, et il déploya une activité fébrile pour mettre la ville en état de défense. Mais les Impériaux approchaient et des soulèvements éclataient contre les Médicis; quelques jours après le sac de Rome, ils furent chassés de Florence (5 mai 1527), où la république fut proclamée. Machiavel y rentra en hâte, mais, suspect à cause de ses relations avec eux, il fut écarté du pouvoir, et le secrétariat du conseil des Dix, son ancienne charge, lui fut refusée. Ses forces le trahirent enfin et, le chagrin et la fatigue aggravant le mal, il succomba, laissant sa femme et ses cinq enfants dans la misère.

L'oeuvre de Machiavel.
L'activité de Machiavel était prodigieuse, et les charges qu'il remplit, si importantes qu'elles fussent, ne suffirent jamais à la satisfaire. Il semble qu'il ait pris de bonne heure la résolution de noter ses observations sur les humains et les choses afin d'en tirer des conclusions pour la conduite des affaires; c'est ainsi que sont nées, au cours de ses missions, ses premières oeuvres politiques, notamment les opuscules intitulés Discordo sopra le case di Pisa (1499); Del Modo di trattare i popoli della Valdichiana ribellati, où il propose, pour soumettre la province d'Arezzo, des moyens que lui avait suggérés l'étude de l'histoire romaine; Descrizione del modo tenuto dal duca Valentino nell' ammazzare Vittellozzo Vitelli, Oliverotto da Fermo, etc., où il expose avec une sympathie marquée la politique perfide et froidement cruelle de César Borgia; Rapporto della cose della Magna (= Alamagna) (1508) et Ritratti delle cose di Francia (1510), où il résume les observations que lui avaient suggérées ses missions auprès de l'empereur et de Louis XII. C'est un but immédiatement pratique qu'il poursuivait dans le Primo Decennale (1504), récit en terzines des événements des dix dernières années, destiné à éveiller l'attention des Florentins sur les périls qui les entouraient (le second Decennale, postérieur de cinq ans, est resté incomplet), et le Discorso dell' ordinare lo stato di Firenze alle armi, où il expose le moyen qui était seul propre, selon lui, à délivrer Florence de la tutelle étrangère. Mais c'est son éloignement des affaires qui nous a valu ses principales oeuvres, le Prince, et les Discours sur Tite Live; retiré dans sa villa de I'Albergaccio (à 7 milles de Florence), essayant en vain de s'oublier lui-même, de dompter son dépit et ses regrets par des occupations et des divertissements de paysan, il ne retrouvait un peu de calme que dans les longues heures qu'il passait avec les anciens :

« Je me repais de cette nourriture, dit-il, qui seule est mienne et pour laquelle je suis né; j'ose leur parler, leur demander compte de leurs actions, et eux, dans leur bienveillance, me répondent; et alors il m'arrive, durant quatre heures de suite, d'oublier tout ennui et tout souci; alors je ne sens plus la pauvreté, je ne crains plus la mort, tellement je me transporte tout entier en eux. » (Lettre à F. Vettori du 10 décembre 1543).
Le Prince.
C'est dans le Prince et les Discours qu'il a développé ses idées politiques avec une rigueur de méthode et une froideur de logique qui font pressentir Spinoza. Dans les Discorsi sopra la prima deca di Tito Livio (publiés seulement en 1531), il tire de l'histoire de Rome, considérée comme le type idéal des républiques, des réflexions sur l'art de gouverner; c'est de ce livre que date l'idée moderne de la politique : regardée jusqu'alors comme une science fondée sur des idées abstraites, il en fait une science positive, appuyée sur l'étude des faits et de l'histoire
« C'était déjà une maxime antique, dit Gaspary dans un des meilleurs chapitres de son excellente Histoire de la littérature italienne (t. Il, 2e part., pp. 1 et suiv.), que l'histoire est un enseignement; mais on y voyait auparavant la manifestation d'une puissance supérieure, et la leçon qu'on en tirait était, par conséquent, religieuse et morale. Les hommes de la Renaissance, écartant cette idée, considérèrent le fait historique comme la simple manifestation des instincts et des passions humaines. C'est parce que les hommes sont toujours restés les mêmes, que le passé peut, selon Machiavel, nous renseigner sur le présent et nous permettre de prévoir l'avenir. » 
C'est son admiration pour la politique romaine qui lui inspire sa maxime fondamentale, que l'Etat doit être mis au-dessus de tout et qu'il peut disposer de tout selon l'intérêt général; la religion même est un instrument entre ses mains; ce qui importe en elle, ce n'est pas sa vérité, mais son utilité. Aussi Machiavel ne rejette-t-il pas la superstition. Il est même amené à préférer au christianisme, qui enseigne le mépris du monde par l'espérance d'une vie future, le paganisme, qui exaltait dans l'humain l'instinct de la liberté et toutes les énergies viriles.

L'idéal politique de Machiavel est la république : rien n'est beau, d'après lui, comme un peuple qui vit selon les lois; le peuple est, du reste, meilleur et moins ingrat que le prince. Mais tous les terrains ne sont pas propres à la république; elle ne peut exister sans l'honnêteté et une certaine égalité entre les citoyens, conditions qui se trouvent rarement réunies et qui le sont moins qu'ailleurs en Italie, en France et en Espagne. Là où le peuple est corrompu doit nécessairement s'élever un tyran. C'est l'idéal de celui-ci qu'il trace dans le Prince, écrit en même temps que les Discours (publié seulement en 1532) et qui les complète. 

Selon Machiavel, la république est plus propre à maintenir les Etats, mais la tyrannie plus apte à les fonder. Il fait tomber morceau par morceau l'idéal du prince que l'on s'était forgé avant lui : si l'humain était bon, le prince, dit-il, pourrait être vertueux; mais l'humain est naturellement mauvais, et, quand le droit ne réussit pas, il est permis de recourir, à la force. Il faut être à la fois lion et renard, agir sans scrupules, mais sauver les apparences: la vertu ne doit être que le masque des vices (tout le chapitre XVIII): Le type du prince est César Borgia, dont Machiavel fait l'apologie et dont il n'attribue la chute qu'à sa mauvaise fortune. 

Tels sont les principes auxquels Machiavel a laissé son nom; ils sont sans doute détestables, et la tranchante froideur avec laquelle Machiavel les expose les rend plus choquants encore. Mais il faut songer que Machiavel n'a fait que peindre ce qu'il avait sous les yeux, et qu'il vivait à une époque de libre réflexion et de franc parler. Il faut lui tenir compte aussi de son sincère amour pour Florence et l'Italie, dont il a prévu et appelé de ses voeux l'unité. Le dernier chapitre du Prince, où il exhorte le jeune Laurent de Médicis à délivrer l'Italie des barbares, est d'un tour oratoire et presque lyrique. 

« L'idée de l'unité et de la liberté nationales l'enflamme; son langage change; les idées morales et religieuses réapparaissent; le nom de Dieu, si rare dans le reste du livre, est prononcé à plusieurs reprises, et il trouve des images bibliques pour dépeindre l'Italie attendant son sauveur. » (Gaspary.) 
Après le Prince.
A une époque un peu postérieure appartient le traité Dell' Arte della guerra (1re éd. en 1521), en forme de dialogues que l'auteur suppose avoir été échangés dans les Orti Orcellarii, où se réunissaient depuis quelques années, autour de Cosimo Ruccellai, une société de jeunes gens distingués dont Machiavel était l'âme; il y expose en détail sur l'organisation de l'armée, les idées qu'il avait effleurées dans les Discours et le Prince, après avoir essayé de les faire passer dans la réalité, et il y donne une théorie scientifique de la stratégie de son temps; de la même date (1520) sont deux opuscules, le Sommario delle cose della città di Lucca et la Vite di Castruccio Castracani, sorte de roman historique où l'auteur a tracé la peinture idéale du tyran exerçant avec sagesse et modération le pouvoir qu'il a acquis par l'astuce et la cruauté.

On a vu plus haut que les Médicis s'étaient vite adoucis à l'égard de Machiavel. C'est à Julien qu'il avait projeté de dédier son Prince, peut-être pour lui démontrer ses aptitudes politiques et le décider à le rappeler aux affaires; Julien étant mort, c'est le jeune Laurent qui hérita de la dédicace; mais cet acte de soumission ne rapporta rien à Machiavel, au moins pour le moment. Ce n'est qu'à la mort de Laurent que Léon X, ayant songé à réformer la constitution de la cité, demanda une sorte de consultation politique à Machiavel, qui répondit par le Discorso sopra il riformare lo Stato di Firenze, où il proposait de rélablir Ia république, mais seulement après la mort de Léon X et du cardinal Julien. C'est alors (1522) qu'éclata une conjuration à laquelle participèrent plusieurs des jeunes gens qui étaient ses amis et ses disciples; toutefois, il ne fut pas soupçonné et on lui laissa la mission d'écrire l'histoire de Florence, qui lui avait été confiée deux ans auparavant et pour laquelle il touchait annuellement 100 florins d'or. 

Les Istorie florentine (en 8 livres) étaient achevées en 1525, mais ne furent publiées qu'en 1531. L'auteur y retrace l'histoire complète de sa cité, très sommairement jusqu'en 1434, époque où commença à s'élever la puissance des Médicis, avec de plus longs développements de cette date à celle où il écrit. Souvent inexact dans le récit des faits - car il suit aveuglément ses devanciers pour l'époque ancienne - il est admirable quand il s'agit de retrouver leur enchaînement, de montrer l'influence des grands hommes sur leur cours. Dans tous les autres ouvrages historiques ou politiques, de Machiavel, le style est simple, net, sans ornement; c'est celui d'un homme d'action, non d'un écrivain de métier; dans les Istorie, au contraire, l'auteur a fait quelques sacrifices au goût du jour; la phrase y est plus ample et cadencée, le style plus chargé de latinismes; çà et là apparaissent les procédés de la rhétorique.
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Machiavel.
Machiavel (en noir, au centre), avec (de gauche à droite) : César Borgia,
Pedro Luis de Borja Lanzol de Romaní et Don Micheletto Corella.

Ces travaux si divers et si absorbants ne suffisaient pas à l'activité de Machiavel : ce profond politique, ce génie sévère est aussi l'auteur d'oeuvres badines qu'il semait sur sa route comme en se jouant et qui suffiraient à la réputation d'un autre. Il y avait place en effet dans cette riche et exubérante nature pour tous les contrastes : au moment même où on eut pu le croire absorbé par ses méditations ou la lutte contre la misère, sa correspondance avec Vettori nous le montre dévoré de passions et d'appétits qu'il exprime dans un style d'une liberté digne de l'Arétin. Il se félicitait lui-même de ce mélange de sérieux et de bouffonnerie en disant qu'il reproduisait en lui la diversité de la nature. C'est à cette veine sarcastique que nous devons ses comédies, la Mandragore (1513 environ), peut-être la meilleure du siècle, et la Clizia (nous ne parlons pas de deux autres, dont l'authenticité est douteuse), le petit poème satirique (en terzines) de l'Asino d'Oro, où il développe ce thème que les animaux valent mieux que les humains, des Chants de carnaval d'une gaieté souvent amère, et, si elle est bien de lui, la nouvelle de Belfegor arcidiavolo (contre les femmes) qui a été tant de fois imitée. Il faut mentionner enfin, parmi ses oeuvres sérieuses, le Dialogo sulla lingue, où il se rencontre avec Dante pour défendre la prééminence du toscan sur les autres dialectes italiens.

Machiavel et la postérité.
L'opinion a été longtemps sévère pour Machiavel; ses oeuvres furent interdites par la papauté dès 1559, et sa doctrine devint, du XVIe au XVIIIe siècle, l'objet d'innombrables polémiques, auxquelles prirent part Gentillet (1576), les jésuites Possevino et Ribadeneira, le roi Frédéric Il, etc. Par la suite, la critique ne s'est pas bornée à protester contre les anathèmes, elle a été jusqu'à la réhabilitation. Villari, dans un ouvrage également admirable par l'étendue des recherches et le talent de mise en oeuvre, ne craint pas d'appeler Machiavel « l'homme le moins compris et le plus calomnié que l'histoire connaisse ».

L'Italie moderne sait gré à ce froid politique d'avoir été en même temps un ardent patriote, d'avoir prévu et appelé de tous ses voeux la « rédemption » nationale. Il faut reconnaître que l'idée qui dirige et explique tout son système est celle de la grandeur et de la force de la patrie; il est non moins certain que ce culte du succès, cette indifférence presque absolue au bien et au mal, ce mépris de l'âme humaine sont les défauts de son époque et non les siens seulement, qu'il n'a fait qu'exposer avec une cynique franchise et réduire en principes géométriques les maximes qui dirigeaient alors la conduite de tous.

Il est seulement permis de regretter que ce vaste et puissant esprit se soit résigné à n'être que l'image et l'interprète d'un siècle qu'il eût été digne de dominer et capable peut-être d'entraîner dans une autre voie. (A. Jeanroy).

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