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La Logique, de Condillac
Logique est le titre d'un ouvrage de Condillac (1780). Ce travail est un des plus originaux de ceux de cet auteur; ce n'est pas une longue nomenclature de définitions, d'axiomes et de principes, compte la plupart des traités de logique, c'est une patiente et ingénieuse étude d'observation et d'analyse faite d'après la nature. 

C'est la nature elle-même qui nous donne les premières leçons de l'art de penser; c'est elle qui nous enseigne l'analyse et nous apprend par cette méthode à expliquer l'origine et la génération, soit des idées, soit des facultés de l'âme. La faculté de sentir est la première des facultés de l'âme. Nous la saurons régler quand nous saurons régler nos sens. C'est la nature, c'est-à-dire ce sont nos facultés déterminées par nos besoins, qui commence à nous instruire. Un premier coup d'oeil ne donne pas d'idée des choses qu'on voit; pour s'en former des idées, il les faut observer l'une après l'autre. Et, pour les concevoir telles qu'elles sont, il faut que l'ordre successif dans lequel on les observe les rassemble dans l'ordre simultané qui est entre elles. Par ce moyen, l'esprit peut embrasser une grande quantité d'idées, parce qu'en observant ainsi il décompose les choses pour les recomposer. Cette décomposition et recomposition est ce qu'on nomme analyse. 
 

 L'analyse

« Je suppose un château qui domine une campagne vaste, abondante, où la nature s'est plu à répandre la variété, et où l'art a su profiter des situations pour les varier et embellir encore. Nous arrivons dans ce château pendant la nuit. Le lendemain, les fenêtres s'ouvrent au moment où le soleil commence à dorer l'horizon, et elles se referment aussitôt.

Quoique cette campagne ne se soit montrée à nous qu'un instant, il est certain que nous avons vu tout ce qu'elle renferme. Dans un second instant, nous n'aurions fait que recevoir les mêmes impressions que les objets ont faites sur nous dans le premier. Il en serait de même dans un troisième. Par conséquent, si l'on n'avait pas refermé les fenêtres, nous n'aurions continué de voir que ce que nous avions d'abord vu. Mais ce premier instant ne suffit pas pour faire connaître cette campagne, c'est-à-dire pour nous faire démêler les objets qu'elle renferme; c'est pourquoi, lorsque les fenêtres se sont refermées, aucun de nous n'avait pu rendre compte de ce qu'il a vu. Voilà comment on peut voir beaucoup de choses et ne rien apprendre. Enfin les fenêtres se rouvrent pour ne plus se refermer tant que le soleil sera sur l'horizon, et nous revoyons longtemps tout ce que nous avons d'abord vu. Mais si, semblables à des hommes en extase, nous continuons, comme au premier instant, de voir à la fois cette multitude d'objets différents, nous n'en saurons pas plus, lorsque la nuit surviendra, que nous n'en savions lorsque les fenêtres qui venaient de s'ouvrir se sont tout à coup refermées.

Pour avoir une connaissance de cette campagne, il ne suffit donc pas de la voir toute à la fois; il en faut voir chaque partie l'une après l'autre; et, au lieu de tout embrasser d'un coup d'oeil, il faut arrêter ses regards successivement d'un objet sur un objet.

[...]

Il en est de l'esprit comme de l'oeil : il voit à la fois une multitude de choses, et il ne faut pas s'en étonner, puisque c'est à l'âme qu'appartiennent toutes les sensations de la vue. Cette vue de l'esprit s'étend comme la vue du corps. Si l'on est bien organisé, il ne faut à l'une et à l'autre que de l'exercice, et on ne saurait en quelque sorte circonscrire l'espace qu'elles embrassent. En effet, un esprit exercé voit, dans un sujet qu'il médite, une multitude de rapports que nous n'apercevons pas; comme les yeux exercés d'un grand peintre démêlent en un moment dans un paysage une multitude de choses que nous voyons avec lui et qui cependant nous échappent. Si nous réfléchissons sur la manière dont nous acquérons des connaissances par la vue, nous remarquerons qu'un objet fort composé, tel qu'une vaste campagne, se décompose en quelque sorte, puisque nous ne le connaissons que lorsque ses parties sont venues, l'une après l'autre, s'arranger avec ordre dans l'esprit. Analyser n'est donc autre chose qu'observer dans un ordre successif les qualités d'un objet, afin de leur donner dans l'esprit l'ordre simultané dans lequel elles existent. C'est ce que la nature nous fait faire à tous. L'analyse, qu'on croit n'être connue que des philosophes, est donc connue de tout le monde, et je n'ai rien appris au lecteur; je lui ai seulement fait remarquer ce qu'il fait continuellement. »
 

(Condillac, extrait de la Logique, ch. IV).

L'analyse de la pensée se fait de la même manière que celle des objets sensibles. Les sensations, considérées comme représentant les objets sensibles, sont proprement ce qu'on nomme idées. C'est l'analyse seule qui donne des idées exactes ou de vraies connaissances. Cette méthode est connue de tout le monde. C'est par elle que les esprits justes sont formés. Les idées naissent successivement les unes des autres. En classant les idées, on forme des genres et des espèces

Les idées individuelles deviennent tout à coup générales. Les idées générales se subdivisent en différentes espèces. Nos idées forment un système conforme au système de nos besoins. Nous ignorons l'essence des corps; des idées représentatives ne nous donnent que les qualités purement extérieures des choses. Mais ces idées, quelque nombreuses qu'elles soient, se font toutes avec la même méthode, et cette méthode est l'analyse.

C'est aussi l'analyse qui nous fait connaître notre esprit. On trouve dans la faculté de sentir, quand on y applique l'analyse, toutes les facultés de l'âme. L'âme reçoit une sensation : aussitôt l'attention s'éveille, et l'attention n'est ainsi qu'une sensation transformée; de l'attention appliquée à deux sensations différentes, naît la comparaison; on ne peut comparer sans se prononcer immédiatement sur la convenance ou la disconvenance des sujets comparés : voilà l'origine du jugement.

Nous venons de voir comment l'analyse nous fait connaître le monde extérieur et le monde de l'esprit; il nous reste à voir, et c'est là la partie la plus importante de la Logique, comment procède l'analyse, c'est-à-dire quels en sont les moyens et les effets.
 

 Les langues font nos connaissances

« En thèse générale, l'art de raisonner se réduit à une langue bien faite. En effet, l'art de raisonner se réduit à l'analyse, et les langues sont les seules méthodes analytiques vraiment parfaites. Les hommes commencent à parler le langage d'action aussitôt qu'ils sentent, et ils le parlent alors sans avoir le projet de communiquer leurs pensées. Ils ne forment le projet de parler pour se faire entendre que lorsqu'ils ont remarqué qu'on les a entendus; mais, dans les commencements, ils ne projettent rien encore, parce qu'ils n'ont rien observé. Tout alors est donc confus pour eux dans leur langage; et ils n'y démêleront rien tant qu'ils n'auront pas appris à faire l'analyse de leurs pensées. Mais, quoique tout soit confus dans leur langage, il renferme cependant tout ce qu'ils sentent; il renferma tout ce qu'ils y démêleront lorsqu'ils sauront faire l'analyse de leurs pensées, c'est-à-dire des désirs, des craintes, des jugements, des raisonnements, en un mot, toutes les opérations dont l'âme est capable. Car enfin, si tout cela n'y était pas, l'analyse ne l'y saurait trouver. Voyons comment ces hommes apprendront de la nature à faire l'analyse de toutes ces choses. Ils ont besoin de se donner des secours; donc chacun d'eux a besoin de se faire entendre et de s'entendre lui-même. D'abord ils obéissent à la nature, et sans projet ils disent à la fois tout ce qu'ils sentent, parce qu'il est naturel à leur action de le dire ainsi. Cependant celui qui écoute des yeux n'entendra pas, s'il ne décompose pas cette action pour en observer, l'un après l'autre, tous les mouvements, Mais il lui est naturel de la décomposer, et, par conséquent, il la décompose avant d'en avoir formé le projet. Car, s'il en voit à la fois tous les mouvements, il ne regarde au premier coup d'oeil que ceux qui le frappent davantage; au second, il en regarde d'autres; au troisième, d'autres encore. Il les observe donc successivement, et l'analyse est faite.-». 
 

(Condillac, extrait de la Logique).

Si les langues font nos connaissances, elles font aussi nos erreurs et nos préjugés, car l'usage a détruit parfois en elles cette harmonie régulière qui était le symbole même de la réalité. Aussi, il serait faux de croire que les langues des sciences sont les langues les mieux faites. Les premières langues vulgaires ont été les plus propres au raisonnement. Ce sont surtout les philosophes qui ont mis le désordre dans le langage. L'art de raisonner ne se réduit à une langue bien faite que parce que l'ordre dans nos idées n'est lui-même que la subordination qui existe entre les noms donnés aux genres et aux espèces; et puisque nous n'avons de nouvelles idées que parce que nous formons de nouvelles classes, il est évident que nous ne déterminerons les idées qu'autant que nous déterminerons les classes mêmes. Alors nous raisonnerons bien, parce que l'analogie nous conduira dans nos jugements comme dans l'intelligence des mots. C'est donc l'analyse qui fait les langues; c'est donc elle qui crée les sciences et les arts; c'est donc d'après elle qu'il faut chercher la vérité, et non d'après l'imagination.

Les abus du langage sont nombreux, parce que les mots ont été souvent détournés de leur signification primitive. Il peut sembler au premier abord que le meilleur moyen de combattre ces abus et de remédier à ces inconvénients serait de définir les mots. Mais remarquons-le, les définitions se bornent à montrer les choses, et l'on ne sait pas ce qu'on veut dire quand on les donne pour principes. De plus, il est rare qu'on fasse de bonnes définitions, c'est-à-dire des définitions de choses; le plus souvent on se borne à définir les mots, et, loin de diminuer et de faire disparaître l'arbitraire, on l'augmente et on l'enracine. Les définitions sont inutiles, puisque c'est à l'analyse à déterminer nos idées. La synthèse (et toute définition est une synthèse) est une méthode ténébreuse.

Il résulte des considérations précédentes que toutes les sciences seraient exactes si elles parlaient toutes une langue fort simple. En effet, l'évidence d'un raisonnement consiste uniquement dans l'identité qui se montre d'un jugement à l'autre. Aussi les sciences peu exactes sont celles dont les langues sont mal faites. L'aIgèbre, la plus exacte de toutes les sciences, n'est à proprement parler qu'une langue.

Maintenant que nous avons étudié le raisonnement en lui-même, cherchons en quoi consiste l'artifice de tout raisonnement. D'abord, toute question à résoudre suppose des données où les connues et les inconnues sont mêlées. Si les données ne renferment pas toutes les connues nécessaires pour découvrir la vérité, le problème est insoluble. Il faut ensuite dégager les inconnues des connues; et c'est là, a proprement parler, la solution du problème. L'artifice du raisonnement est le même dans toutes les sciences. 

Ainsi, en algèbre, les équations x-1 = y+ 1 et x + 1 = 2y - 2 passent par différentes modifications pour devenir y = 5 et x = 7; de même la sensation passe également par différentes transformations pour devenir l'entendement. L'artifice du raisonnement est donc le même dans toutes les sciences. Comme, en mathématiques, on établit la question en la transformant en équation, dans les autres sciences on l'établit en la traduisant dans l'expression la plus simple, et quand la question est établie, le raisonnement qui la résout n'est encore lui-même qu'une suite de traductions, où une proposition qui traduit celle qui la précède est traduite par celle qui la suit. C'est ainsi que l'évidence passe avec l'identité depuis l'énoncé de la question jusqu'à la conclusion du raisonnement.

Condillac termine ce remarquable traité, où la précision et l'élégance du langage s'unissent à la finesse et à l'originalité de la pensée par un curieux chapitre sur les différents degrés de certitude. A défaut de l'évidence de raison, la meilleure de toutes, nous avons, dit-il, l'évidence de fait et l'évidence de sentiment. L'évidence de raison démontre l'existence des corps, parce qu'elle nous apprend qu'il y a des qualités absolues. Il est rare qu'on arrive tout à coup à l'évidence; dans toutes les sciences et dans tous les arts on a commencé par une espèce de tâtonnement. D'après des vérités connues, on en soupçonne dont on ne s'assure pas encore. Ces soupçons sont fondés sur des circonstances qui indiquent moins le vrai que le vraisemblable; mais ils nous mettent souvent dans le chemin des découvertes, parce qu'ils nous apprennent ce que nous avons à observer. C'est là ce qu'on entend par conjecturer. Il faut donc distinguer dans l'analogie différents degrés, suivant qu'elle est fondée sur des rapports de ressemblance, ou sur des rapports des causes aux effets ou des effets aux causes. (PL).

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