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Jouffroy

Théodore Simon Jouffroy est un philosophe né au hameau des Pontets, près de Pontarlier (Doubs), le 7 juillet 1796, mort à Paris le 1er mars 1842. Il est l'un des plus illustres représentants de l'école dite éclectique. Il entra, en 1813, à l'Ecole normale. C'est à cette époque de sa vie que se rapporte le célèbre passage des Nouveaux Mélanges philosophiques où il raconte la crise de ses croyances religieuses : 
"Je n'oublierai jamais, dit-il, la soirée de décembre où le voile qui me dérobait à moi-même ma propre incrédulité fut déchiré [...] Les heures de la nuit s'écoulaient et je ne m'en apercevais pas; je suivais avec anxiété ma pensée qui, de couche en couche, descendait vers le fond de ma conscience et, dissipant l'une après l'autre toutes les illusions qui m'en avaient jusque-là dérobé la vue, m'en rendait de moment en moment les détours plus visibles. En vain, je m'attachais à ces croyances dernières, comme un naufragé aux débris de son navire;[...] l'inflexible courant de ma pensée était plus fort [...] J'étais incrédule, mais je détestais l'incrédulité; ce fut là ce qui décida de la direction de ma vie."
De 1817 à 1822, Jouffroy enseigna la philosophie au collège Bourbon et à l'École normale. Privé de ces deux places par le triomphe de la réaction, il ouvrit des cours particuliers et envoya des articles au Globe (la Sorbonne et les Philosophes; Comment les dogmes finissent), au Courrier français et à l'Encyclopédie moderne. II publia en même temps la traduction des Esquisses de philosophie morale de Dugald-Stewart. et entreprit celle des oeuvres complètes de Reid. En 1828, il reprit son enseignement public à l'École normale et à la Sorbonne, puis au Collège de France. Sa santé, toujours délicate, l'obligea plusieurs fois d'interrompre ses cours. Un échec à la Chambre des députés, dont il était membre depuis 1831, lui porta un coup dont il ne se releva pas. Aux ouvrages que nous avons déjà cités, il convient de joindre un Cours d'esthétique (1826), rédigé parmi des auditeurs; un Cours de droit naturel (1831-33); un rapport sur le concours relatif aux écoles normales primaires et un très remarquable discours prononcé à la distribution des prix du collège Charlemagne (1840).
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Le rêve

« Je crois que, si on étudiait bien l'état de l'âme pendant le sommeil, d'après les faits très nombreux et très variés qu'on peut recueillir, on arriverait à cette conclusion qu'il y a fort peu de différence entra cet état et ceux de rêverie et de châteaux en Espagne pendant la veille. Quand on est jeune et qu'on a quelque vie dans l'âme, on se livre volontiers à ces rêves charmants où l'imagination arrange le monde comme on l'aimerait et comme on le voudrait. Qui ne se rappelle d'avoir joui de ces rêves comme de la réalité même, et d'avoir oublié, en s'y abandonnant, la nature fantastique de la compagnie dont on s'était entouré? Qui ne se souvient d'avoir ressenti une bonne fois, au milieu d'aventures idéales et de personnages imaginaires, toutes les émotions que la réalité même aurait données? Et quand quelque circonstance interrompait ces rêves, ne demeurait-on pas un moment surpris; comme on l'est lorsqu'on s'éveille au milieu d'un songe, l'esprit ne pouvant revenir si vite de ses illusions et distinguer tout à coup l'ombre de la réalité. N'éprouvait-on pas alors tout le désappointement qu'on ressent quand on est éveillé dans le cours d'un rêve agréable? Entre ces circonstances que produit aussi la lecture d'un roman intéressant et celles de l'état de rêve, tout est identique à deux différences près. Dans le château en Espagne, l'esprit est artiste, il gouverne ses imaginations et les enchaîne, parce qu'il a un but, ce qui n'arrive pas dans le rêve. De plus, dans le château en Espagne, l'illusion n'est que très rarement, peut-être jamais aussi complète.

Cette dernière différence s'explique aisément : quand nous rêvons éveillés, nos sens ne sont pas, les uns fermés, les autres engourdis, comme dans le sommeil. Ils apportent donc de l'extérieur des sensations plus nombreuses et plus vives. Bien que l'esprit préoccupé n'y fasse pas grande attention, cependant elles l'entretiennent sourdement dans la conscience de sa situation. Cette conscience nous revient aussi de temps en temps dans les rêves, surtout quand le sommeil n'est pas très profond, comme il arrive le matin dans le voisinage du réveil, ou lorsque nous sommes indisposés. Mais dans le sommeil profond, au milieu du silence de la nuit, ou lorsque ce silence n'est interrompu que par des bruits qui nous soit familiers, les sensations de l'extérieur sont si sourdes, si rares ou si indifférentes, que rien ne distrait l'esprit

de ses pensées. Il y estt tout entier et sans partage. On ne doit donc pas s'étonner si l'illusion est plus forte, si même elle est complète, tant qu'aucune cause ne vient distraire l'intelligence et la rappeler à la conscience de la réalité.-»

 Le repos de la volonté pendant le rêve

« Si notre esprit s'abandonne ainsi pendant le sommeil, c'est qu'il se repose. C'est, en effet, là sa manière de se reposer; il n'en a pas d'autre. Ce qui le fatigue, ce n'est pas l'activité : l'activité est son essence, l'absence de l'activité ne serait pas pour lui le repos, mais la mort; ce qui le fatigue, c'est la direction de son activité, c'est la concentration de ses facultés sur un objet. Cette concentration n'est pas de son essence; sa nature est de connaître à la première vue. S'il suivait son penchant naturel, il ne se fixerait pas; il ne se fixe, il ne s'applique, il ne se concentre que parce qu'il ne discerne pas du premier coup. Et s'il ne discerne pas du premier coup, ce n'est pas la faute de sa nature, c'est la faute de ses organes, misérables instruments qui lui ont été imposés et qui sont comme les vitres sales de sa prison. Cette concentration qu'on appelle « attention » le fatigue, parce qu'elle est un effort étranger à son allure naturelle. C'est ainsi que nous nous fatiguons, lorsque nous marchons sur la pointe des pieds. Aussi lui est-il doux de retourner à son allure naturelle; et il y resterait éternellement, si la nécessité ne l'en arrachait. Mais dans la condition humaine qu'il subit, il ne peut rien que par l'attention; il est obligé de gagner la vérité, comme toute chose, à la sueur de son front. Il travaille donc toute la journée comme le corps; mais quand vient la nuit, il se sent fatigué comme son compagnon, et, convié au repos par l'assoupissement des organes qui l'entourent, il se dépouille de sa volonté comme l'esclave de ses chaînes, et s'abandonne à sa libre nature. Quielquefois aussi il se donne congé pendant le jour, et il a si bien conscience de l'identité de ces deux états, qu'il appelle l'un l'état de rêve, et l'autre l'état de rêverie. »
 

(Th. Jouffroy, Mélanges philosophiques).

Jouffroy, dans l'école éclectique, s'attacha principalement à constituer la psychologie, qui lui paraissait seule capable de donner la solution des grands problèmes philosophiques et, en particulier, du problème de la destinée humaine. Il mit un soin jaloux à défendre son indépendance soit à l'égard de la métaphysique, soit surtout à l'égard de la physiologie. Il lui assigna comme méthode l'observation et l'induction. Multipliant à l'exemple des Ecossais les facultés de l'âme, il admit dans l'homme : 

1° les penchants primitifs au nombre de trois : l'amour du pouvoir ou l'ambition, le désir de la connaissance ou la curiosité, l'amour de nos semblables ou la sympathie;

2° la sensibilité ou la capacité de jouir et de souffrir, essentiellement liée au développement des penchants;

3° l'intelligence, comprenant, d'une part, les facultés d'observation, conscience, perception des sens extérieurs et mémoire, d'autre part, la raison;

4° la faculté expressive;

5° la faculté motrice ou locomotrice;

6° la volonté.

En morale, Jouffroy invoque le principe de finalité : « Chaque chose a sa fin, et l'ensemble des choses, l'univers, a aussi sa fin. » L'ordre universel résulte du mouvement régulier par lequel les choses marchent ainsi chacune à sa fin propre et toutes ensemble à la fin universelle. Seulement, le propre de l'homme est qu'il peut et doit s'y porter lui-même avec conscience et liberté. Pour connaître notre destinée, il suffit de connaître notre nature, car la constitution d'un être est nécessairement en harmonie avec sa fin. Or la psychologie nous apprend que l'homme est, avant tout, une personne, un être capable de se gouverner, capable aussi de se perfectionner lui-même par ses propres efforts. Créer, maintenir, développer en nous la personnalité, voilà donc le principe de tous nos devoirs. Toutefois, notre destinée ne peut s'achever sur cette terre : la vie actuelle est une épreuve qui doit recevoir ailleurs sa sanction. (E. Boirac).
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L'esprit d'examen

« Quand un dogme touche à la fin de son règne, on voit naître d'abord une indifférence profonde pour la foi reçue. Cette indifférence n'est point le doute, on continue de croire; pas même une disposition à douter, on ne s'est point encore avisé que le doute fût possible; mais c'est le propre d'une croyance qui n'a plus de vie et qui ne subsiste que par la coutume. Dans les temps éloignés où le dogme prit naissance, on l'adopta parce qu'il parut vrai, on croyait alors, et on savait pourquoi : la foi était vivante. Mais les enfants des premiers convertis commencèrent à admettre le dogme sans vérifier ses titres, c'est-à-dire à croire sans comprendre; dès lors, la foi changea de base et, au lieu de reposer sur la conviction, s'assit sur l'autorité et tourna en habitude. Transmis ainsi de génération en génération sous des mots consacrés, et toujours moins compris à mesure qu'il s'éloigne davantage de sa source, le moment vient où le dogme ne gouverne plus qu'en apparence, parce que tout sentiment de sa vérité est éteint dans les esprits. La foi n'est plus qu'une routine indifférente qu'on observe sans savoir pourquoi et qui ne subsiste que parce qu'on n'y fait pas attention.

Alors s'élève l'esprit d'examen. Étonnés de leur docile attachement à des formules qu'ils ne comprennent point, entourés d'un peuple qui partage leur ignorance et leur crédulité, quelques hommes se demandent si l'on doit croire sans motif et, trouvant au fond de leur conscience une invincible répugnance à une foi aveugle, commencent à regarder de près à la vérité du dogme qui règne sans se donner la peine de justifier ses droits.

Ce n'est point là un acte d'hostilité, mais de bon sens. Ceux en qui s'est développé cet esprit de recherche y cèdent comme à un besoin raisonnable. Ils ne songent ni à détruire le dogme, ni à changer les idées du peuple; ils ne songent qu'à trouver dans la doctrine consacrée quelque chose de vrai, qui légitime leur foi passée, réponde à leur bonne volonté présente et fonde pour l'avenir leur attachement à ses maximes sur une conviction éclairée. »
 

(Th. Jouffroy).
CIaude.-Fr.-Dorothée d'Abans, marquis de Jouffroy, né en 1751 d'une famille noble de Franche-Comté, se livra à l'étude des sciences, après avoir servi pendant quelques années, Il est le véritable inventeur de la navigation à vapeur. Il fit avec succès l'expérience de cette invention sur le Doubs en 1776, et sur la Saône, à Lyon, en 1783. Il obtint en 1816 le brevet d'invention qui lui avait été refusé jusque-là; mais la société formée pour exploiter sa découverte ne prospéra pas, et il mourut à l'hôtel des Invalides en 1832.
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Dictionnaire biographique
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