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L'Interprétation de la nature, de Diderot 
L'interprétation de la nature (1754) est un opuscule de Diderot qui contient une bonne partie de la philosophie du célèbre encyclopédiste, se compose d'aphorismes détachés, de remarques clairvoyantes et judicieuses sur tontes sortes de matières. Diderot a des contradictions et des ironies de toute sorte qui voilent plus d'une fois sa véritable pensée et font qu'on est obligé de la deviner. 
« Jeune homme, dit-il dans sa dédicace, prends et lis : si tu peux aller jusqu'à la fin de cet ouvrage, tu ne seras pas incapable d'en entendre un meilleur. Comme je me suis moins proposé de t'instruire que de t'exercer, il m'importe peu que tu adoptes mes idées ou que tu les rejettes, pourvu qu'elles emploient toute ton attention. Un plus habile t'apprendra il connaître les forces de la nature, il me suffira de t'avoir fait essayer les tiennes. Encore un mot et je te laisse. Aie toujours présent à l'esprit que la nature n'est pas Dieu, qu'un homme n'est pas une machine, qu'une hypothèse n'est pas un fait, et sois persuadé que tu ne m'auras point compris partout ou tu croiras apercevoir quelque chose de contraire à ces principes.  »
Quant au livre, il débute par les paroles suivantes :
«  C'est de la nature que je vais écrire. Je laisserai les pensées se succéder sous ma plume, dans l'ordre même selon lequel les objets se sont offerts à ma réflexion, parce qu'elles n'en représenteront que mieux les mouvements et la marche de mon esprit. Ce seront ou des vues générales sur l'art expérimental, ou des vues particulières sur un phénomène qui paraît occuper tous nos philosophes et les diviser en deux classes. Les uns ont, ce me semble, beaucoup d'instruments et peu d'idées; les autres ont beaucoup d'idées et n'ont point d'instruments. L'intérêt de la vérité demanderait que ceux qui réfléchissent daignassent enfin s'associer à ceux qui se remuent, afin que le spéculatif fût dispensé de se donner du mouvement; que le manoeuvre eût où but dans les mouvements infinis qu'il se donne; que tous nos efforts se trouvassent réunis et dirigés en même temps contre la résistance de la nature.  »
Ces lignes indiquent clairement le but que Diderot se propose dans l'interprétation de la nature. Il veut, en effet, réunir et diriger les efforts, il veut être ce spéculatif qui indique le but aux mouvements du manoeuvre. Sous ce rapport, il a pleinement réussi. Son livre est plein de vues neuves, de propositions originales et fécondes, empreintes de la logique la plus austère et d'un véritable sentiment progressif. Un de ses préceptes les plus justes est celui où il recommande au physicien d'abandonner la recherche du pourquoi et de ne s'occuper que de celle du comment. C'est à cette maxime que sont dus tous les progrès des sciences physiques. Les phénomènes sont infinis, les causes sont cachées. Sous le titre de conjectures, Diderot propose dans cet ouvrage un grand nombre de questions de physique, de chimie et d'histoire naturelle. Son instinct est véritablement surprenant; il le doit surtout à ce qu'il avait su joindre aux études scientifiques les plus sévères et les plus étendues une éducation philosophique souverainement positive. (PL).
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 Extraits de l'Interprétation de la nature, de Diderot

Unité et continuité de la nature. 
D'où vient l'étonnement de l'homme

« L'étonnement vient souvent de ce qu'on suppose plusieurs prodiges où il n'y en a qu'un; de ce qu'on imagine dans la nature autant d'actes particuliers qu'on nombre de phénomènes, tandis qu'elle n'a peut-être jamais produit qu'un seul acte. Il semble même que, si elle avait été dans la nécessité d'en produire plusieurs, les différents résultats de ces actes seraient isolés; qu'il y aurait des collections de phénomènes indépendantes les unes des autres, et que cette chaîne générale, dont la philosophie suppose la continuité, se romprait en plusieurs endroits. L'indépendance absolue d'un seul fait est incompatible avec l'idée de tout, et sans l'idée de tout plus de philosophie. (XI). »

 Les animaux sont des variétés d'un même type

« Il semble que la nature se soit plu à varier le même mécanisme d'une infinité de manières différentes. Elle n'abandonne un genre de productions qu'après en avoir multiplié les individus sous toutes les faces possibles. Quand on considère le règne animal, et qu'on s'aperçoit que, parmi les quadrupèdes, il n'y en a pas un qui n'ait les fonctions et les parties, surtout intérieures, entièrement semblables à un autre quadrupède, ne croirait-on pas volontiers qu'il n'y a jamais eu qu'un premier animal prototype de tous les animaux, dont la nature n'a fait qu'allonger, raccourcir, transformer, multiplier, oblitérer certains organes?

Imaginez les doigts de la main réunis, et la matière des ongles si abondante que, venant à s'étendre et à se gonfler, elle enveloppe et couvre le tout, au lieu de la main d'un homme vous aurez le pied d'un cheval. Quand on voit les métamorphoses successives de l'enveloppe du prototype, quel qu'il ait été, approcher un règne d'un autre règne par des degrés insensibles, et peupler les confins des deux règnes (s'il est permis de se servir du terme de confins où il n'y a aucune division réelle), et peupler, dis-je, les confins des deux règnes d'êtres incertains, ambigus, dépouillés en grande partie des formes, des qualités et des fonctions de l'un, et revêtus des formes, des qualités, des fonctions de l'autre, qui ne se sentirait porté à croire qu'il n'y a jamais eu qu'un premier être prototype de tous les êtres? (XII). »
 


Tous les phénomènes physiques
dérivent d'un seul rôle de la science

« De même que, en mathématiques, en examinant toutes les propriétés d'une courbe ou trouve que ce n'est que la même propriété présentée sous des faces différentes, dans la nature ont reconnaîtra, lorsque la physique expérimentale sera plus avancée, que tous les phénomènes, ou de la pesanteur, ou de l'élasticité, ou de l'attraction, ou du magnétisme, ou de l'électricité, ne sont que des faces différentes de la même affection. Mais entre les phénomènes connus que l'on rapporte à l'une de ces causes, combien y a-t-il de phénomènes intermédiaires à trouver pour former les liaisons, remplir les vides et démontrer l'identité?

C'est ce qui ne peut se déterminer. Il y a peut-être un phénomène central qui jetterait des rayons non seulement à ceux qu'on a, mais encore à tous ceux que le temps ferait découvrir, qui les unirait et qui en formerait un système. Mais au défaut de ce centre de correspondance commune, ils demeureront isolés; toutes les découvertes de la physique expérimentale ne feront que les rapprocher, en s'interposant, sans jamais les réunir, et quand elles parviendraient à les réunir, elles en formeraient un cercle continu de phénomènes où l'on ne pourrait discerner quel serait le premier et quel serait le dernier. Ce cas singulier où la physique expérimentale, à force de travail, aurait formé un labyrinthe dans lequel la physique rationnelle, égarée et perdue, tournerait sans cesse, n'est pas impossible dans la nature, comme il l'est en mathématiques. On trouve toujours en mathématiques, ou
par la synthèse ou par l'analyse, les propositions intermédiaires qui séparent la propriété fondamentale d'une courbe de sa propriété la plus éloignée. (XLV). »

Les exceptions apparentes

« Il y a des phénomènes trompeurs qui semblent, au premier coup d'oeil, renverser un système, et qui, mieux connus, achèveraient de le confirmer. Ces phénomènes deviennent le supplice du philosophe, surtout quand il a le pressentiment que la nature lui en impose, et qu'elle se dérobe à ses conjectures par quelque mécanisme extraordinaire et secret. Ce cas embarrassant aura lieu toutes les fois qu'un phénomène sera le résultat de plusieurs causes conspirantes ou opposées. (XLVI). »
 


L'expérience doit être libre devant la nature

« Il faut laisser l'expérience à sa liberté; c'est la tenir captive que de n'en montrer que le côté qui prouve et que d'en voiler le côté qui contredit. C'est l'inconvénient qu'il y a, non pas à avoir des idées, mais à s'en laisser aveugler lorsqu'on tente une expérience. On n'est sévère dans son examen que quand le résultat est contraire au système. Alors on n'oublie rien de ce qui peut faire changer de face au phénomène ou de langage à la nature. Dans le cas opposé, l'observateur est indulgent; il glisse sur les circonstances; il ne songe guère à proposer des objections à la nature; il l'en croit sur son premier mot; il n'y soupçonne point d'équivoque, et il mériterait qu'on lui dit :

- Ton métier est d'interroger la nature, et tu la fais mentir ou tu crains de la faire expliquer. (XLVII). »
 

(Diderot).
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Dictionnaire Le monde des textes
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