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La Guerre italo-turque
de 1911-1912
La Guerre italo-turque en Tripolitaine et Cyrénaïque (septembre 1911-octobre 1912) a été l'aboutissement de toute la politique suivie dans l'Afrique du Nord, pendant trente ans, par l'Italie. Les gouvernements de la Péninsule s'étaient d'autant plus énergiquement attachés à réaliser leurs projets sur la Cyrénaïque et la côte des Syrtes que, d'une part, la main-mise par la France sur la Tunisie, de l'autre l'échec des visées italiennes sur l'Ethiopie, avaient sensiblement rétréci leur champ de pénétration vers le Soudan. Et, dès l'année 1900, l'Italie s'était mise d'accord avec les principales puissances de l'Europe pour avoir de ce côté les mains libres. Aucune opposition n'était à craindre, pour elle, de la part de ses alliés tripliciens. L'Angleterre en 1895, la France en 1899 avaient affirmé leur désintéressement et reconnu son " action prédominante " dans cette région de la Méditerranée africaine, toute proche de ses côtes.

La déclaration de guerre.
L'occasion favorable pour réaliser ses vues sur la Tripolitaine fut assez habilement choisie par l'Italie au mois de septembre 1911. C'était le moment où, à l'occasion du Maroc, les puissances européennes s'efforçaient de conjurer une crise grave entre la France et l'Allemagne; elle profitait, en outre, des embarras où se trouvait le gouvernement jeune-turc, occupé à aplanir des difficultés politiques et financières, à apaiser les menaces bulgares et à subjuguer le soulèvement des Albanais et des Arabes du Yémen. Peut-être certaines suggestions de la France hâtèrent-elles sa décision. En tout cas, le gouvernement du Quirinal faisait remettre à la Porte, le 25 septembre 1911, par son chargé d'affaires à Constantinople (Istanbul), G. di Martino, une note de forme comminatoire, par laquelle elle protestait énergiquement :

1° Contre l'état de désordre et d'abandon dans lequel étaient laissées par la Turquie les provinces de Tripolitaine et de Cyrénaïque;

2° Contre l'opposition la plus opiniâtre et la plus injustifiée à laquelle se heurtaient depuis nombre d'années toutes les entreprises économiques italiennes dans ces régions;

3° Contre l'envoi à Tripoli de transports militaires ottomans, qui ne peuvent qu'aggraver la situation et forcer le gouvernement italien à protéger sa dignité et ses intérêts.

En conséquence, il avait décidé de procéder à l'occupation militaire de la Tripolitaine et de la Cyrénaïque et demandait une réponse péremptoire à ce sujet dans un délai de vingt-quatre heures.

A cet ultimatum la Porte répondit, le 29 septembre, par l'intermédiaire de son chargé d'affaires à Rome (Seffeddin-bey), que le gouvernement constitutionnel ottoman ne pouvait être rendu responsable des faits d'une situation créée par l'ancien régime; que depuis trois ans, au contraire, il avait témoigné de dispositions accueillantes, chaque fois qu'il s'est trouvé en présence de propositions conçues par l'Italie pour le relèvement économique de la Tripolitaine et de la Cyrénaïque; qu'il n'y avait dans ces contrées ni agitation, ni propagande d'excitation; que les officiers et autres agents de l'autorité ottomane remplissaient en toute conscience leur mission d'assurer le maintien de l'ordre; que l'expédition du transport militaire à Tripoli, et qui d'ailleurs ne comportait pas de troupes, était antérieure de plusieurs jours à la note du 25 septembre. En demandant au gouvernement italien de ne pas procéder à l'acte grave d'une occupation militaire, le gouvernement ottoman l'assurait qu'il trouverait auprès de lui la ferme volonté d'aplanir le désaccord. Cette réponse n'ayant pas donné satisfaction, l'Italie avisa la Porte que la guerre était déclarée, et les hostilités étaient ouvertes,

L'attitude de l'Europe, au début de cette crise imprévue, est intéressante à noter. La presque unanimité de la presse française reconnut le droit de l'Italie de faire valoir le blanc-seing qui lui avait été donné par le gouvernement français, en échange de sa bienveillance pour notre politique marocaine. L'Autriche parut se désintéresser de la question. Mais l'Angleterre, et surtout l'Allemagne, accueillirent avec une mauvaise humeur non dissimulée l'annonce de l'ultimatum italien et des hostilités imminentes.

Premières opérations. Prise de Tripoli et de Benghazi.
La rapidité et la précision avec lesquelles l'Italie engagea les opérations militaires montrent qu'elle avait minutieusement et longuement préparé son attaque. Dès le 25 septembre, une escadre de croiseurs et de torpilleurs se concentrait à Syracuse sous les ordres de l'amiral Aubry; un corps expéditionnaire s'organisait à Naples et en Sicile, et la classe 1888 tout entière, soit 99.000 hommes, était rappelée sous les drapeaux. Pour lutter contre une invasion en Tripolitaine, la Turquie ne disposait sur place que d'une division indépendante, la 42e, commandée par Munir-pacha, et dont les effectifs étaient bien réduits à cause de l'envoi de plusieurs bataillons de l'armée active dans la mer Rouge contre le soulèvement du Yémen. La maîtrise de la mer appartenant aux Italiens, ce n'est donc que sur les ressources locales (bataillons de rédifs, réserve régulière) que l'on avait à compter pour organiser la défense. Le transport turc Derna avait d'ailleurs réussi à débarquer, quelques jours avant l'ouverture des hostilités, 50.000 fusils Mauser et un stock considérable de munitions. A ces troupes de deuxième ligne il fallait ajouter les contingents que lui apporteraient les irréguliers des tribus arabes et berbères que la guerre sainte (djihad) ne manquerait pas d'enrôler sous la bannière de l'islam.

Les premières hostilités suivirent de près la rupture diplomatique. Prévenu aussitôt que la guerre était déclarée, le duc des Abruzzes, commandant une escadrille qui croisait en vue des côtes albanaises, ouvrait les hostilités avec deux destroyers : le Corrazziere et l'AIpino, et bombardait, dans les parages du port de Preveza, deux torpilleurs turcs. Le même jour, l'amiral Faravelli, commandant la 2e escadre (10 cuirassés ou croiseurs, 6 torpilleurs et 4 transports), mouillée dans les eaux tripolitaines, signifiait aux autorités de la ville de Tripoli que, si elles n'avaient pas capitulé dans les vingt-quatre heures, les forts seraient bombardés. Ce délai fut renouvelé plusieurs jours de suite; mais, le 3 octobre, le drapeau blanc n'ayant pas été bissé sur le forts, l'escadre commença à évoluer en deux divisions de 3 cuirassés ou croiseurs et de 3 torpilleurs chacune, qui vinrent prendre position, la première à l'est de la ville, la deuxième à l'ouest et, à 3 heures de l'après-midi, elles ouvrirent le feu sur le fort Osmanieh, à l'entrée du port, sur le fort Hamidich, à l'extrémité est de l'oasis et sur le fort Sultaneh, à l'ouest, sur la route de Gargarech. Les forts turcs ripostèrent faiblement, leurs canons ne portant pas à plus de 4000 mètres.

Le bombardement dura jusqu'au 5 octobre; la garnison ne donnant plus signe de résistance, un détachement de 1700 marins, sous les ordres du capitaine de vaisseau Cagni, débarqua, prit possession de la ville et des forts, et arbora le drapeau italien sur plusieurs points de Tripoli. La garnison turque, sous les ordres du colonel Nechet-bey, forte de treize bataillons d'infanterie, d'un régiment de cavalerie, d'un bataillon d'artillerie de campagne et d'un bataillon d'artillerie lourde à effectifs très réduits et formant tout au plus un total de 3500 hommes environ, s'était repliée vers le désert, dans la direction de Gharian.

De nombreux petits postes italiens furent installés sur la lisière de l'oasis et sur une longueur de 15 kilomètres, en passant par Bou-Meliane (sources qui alimentent la ville), la caserne de cavalerie, le fort Mesri et Chara-Chatt, les croiseurs Carlo Umberto, Sicilia et Sardegna, appayant de leurs feux les différents points de cette ligne.

Dans la nuit du 9 au 10 octobre, par un beau clair de lune, les Turcs tentèrent un effort désespéré pour reprendre la place et attaquèrent le puits de Bou-Meliane; mais les Italiens les repoussèrent, après un pénible combat de trois heures. On s'attendait à ce que les Turcs, escomptant les fatigues imposées aux matelots depuis le débarquement, renouvelassent l'attaque la nuit suivante, mais ils ne profitèrent pas de l'occasion.

A la même date, la 1re escadre italienne, composée des cuirassés Vittorio Emmanuele (vaisseau amiral), Regina Elena, Napoli, Roma, du croiseur cuirassé Amalfi, des croiseurs protégés Etruria, Liguria et Piemonte, des contre-torpilleurs Bersagliere et Granatiere et d'une escadrille de torpilleurs commandée par l'amiral Aubry, croisait en vue des côtes de la Cyrénaïque. Le 8 octobre, après un simulacre de bombardement, elle occupait les rades de Benghazi, Tobrouk et Derna.

La division légère du duc des Abruzzes croisait toujours devant les côtes albanaises. Le 7 octobre, deux bâtiments italiens: l'Artigliere et le Fuciliere, attaqués par les batteries ottomanes établies sur les hauteurs de Saint-Jean-de-Medua, ripostaient à coups de canon et détruisaient la caserne et le fort turcs. Cette intervention des Italiens en Albanie produisit une fâcheuse impression parmi les puissances européennes, lesquelles protestèrent vivement contre cette action qui risquait de provoquer de grandes complications dans les Balkans. Et, devant le mécontentement manifesté en particulier par l'Autriche, l'Italie jugea utile de publier une déclaration officielle, par laquelle elle affirmait son intention de limiter dorénavant ses opérations en Tripolitaine et en Cyrénaïque.

Maîtres des côtes et capables d'opérer en sécurité leur débarquement, les Italiens s'occupèrent tout de suite de se fortifier dans les principales villes et de s'en servir comme d'un point d'appui pour pénétrer dans l'intérieur. Dès le 13 octobre, avait commencé, à Tripoli, le débarquement des troupes d'occupation, sous les ordres du général Caneva; elles comprenaient : deux divisions complètes, une brigade de bersagliers, de l'artillerie de montagne et de forteresse et leurs services; au total, 40.000 hommes environ.

A Benghazi, d'autre part, l'amiral Aubry avait sommé le gouverneur de rendre la ville, lui donnant un délai de dix-huit heures pour capituler; le lendemain, 19 octobre, à 11 heures du matin, l'escadre ouvrit le feu sur la caserne de Berka et la Poudrière, et le débarquement des troupes s'effectuait  à la pointe Giuliana, à l'ouest de la ville. Les Turcs tentèrent de s'opposer au débarquement, mais les troupes, sous les ordres du général Briccola, s'emparèrent de la Berka et du village de Sidi-Daoud. Le drapeau blanc fut hissé, à 10 heures du soir, sur les ruines de la Douane et, le lendemain, 20 octobre, les Italiens occupèrent Benghazi, évacué par les Turcs. Les pertes italiennes étaient de 27 morts et 58 blessés. Derna et Homs furent occupés les 18 et 19 octobre.

La résistance turque. 
L'arrivée en Tripolitaine de Fethi-bey, attaché militaire ottoman en France, et celle en Cyrénaïque de Enver-bey, attaché militaire ottoman en Allemagne, qui réussirent à rejoindre les troupes turques par les frontières de Tunisie et d'Egypte, permirent aux défenseurs de se ressaisir.

A Tripoli, il faillit en coûter aux ltaliens un véritable désastre. Avec le concours des Arabes de la ville et des tribus voisines, les chefs turcs avaient décidé une attaque à fond des lignes italiennes établies autour de la ville. Le 23 octobre, pendant que les réguliers turcs attaquaient l'extrême gauche, vers Chara-Chatt, les Arabes de l'oasis, qui avaient simulé la soumission, prenaient à dos les Italiens établis entre Chara-Chatt et la ferme-école; le 11e régiment de bersaglieri, quoique surpris et fort éprouvé, put se dégager et mettre les assaillants en déroute. La nouvelle de la trahison arabe arriva en ville, les postes italiens entrèrent dans une véritable fureur et voulurent venger leurs frères d'armes fusillés dans le dos; les autorités furent impuissantes à empêcher le désarroi; ordre fut donné de nettoyer l'oasis en fusillant tout indigène convaincu d'avoir participé à l'attaque et en déportant un nombre considérable de suspects.

Le 26 octobre, les forces turques livrèrent un nouvel assaut, leur effort se porta sur Bou-Meliane, la caserne de cavalerie, la ferme-école et le fort Mesri. Les Italiens (84e régiment d'infanterie), surpris à l'aube et en plein sommeil, durent céder le terrain, mais la cavalerie venue au secours de ce régiment le dégagea, et l'offensive turque fut rejetée, avec de grosses pertes. Par prudence, le général Caneva donna l'ordre d'évacuer le fort Mesri, de le faire sauter ainsi que la ferme-école, et il ramena sa ligne de défense à 8 kilomètres de longueur; il demandait en même temps des renforts à Rome. Les Italiens avaient eu 13 officiers et 361 hommes tués, 16 officiers et 148 hommes blessés dans les deux dernières affaires. Mais bientôt arrivaient des renforts, et le corps expéditionnaire, dès la mi-novembre, se trouvera doublé et comprendra : neuf brigades d'infanterie, un régiment de chevaulégers, vingt-cinq batteries tant de campagne que de montagne, trois bataillons de sapeurs du génie. Ces forces sont réparties en cinq groupes : à Tripoli, Benghazi, Homs, Derna et Tobrouk.

Bien que l'occupation militaire de la Tripolitaine et de la Cyrénaïque fût encore loin d'être réalisée, le gouvernement italien proclama, le 5 novembre, l'annexion pure et simple du vilayet de Tripoli au royaume d'Italie et notifia offciellement cette décision aux puissances. De son côté, la Turquie adressa aux puissances une protestation énergique contre cette annexion, qu'elle considérait comme nulle et sans valeur, car la Turquie et l'Italie étaient encore en pleine guerre, et ajouta que l'Italie avait, de ce fait, violées traités de Paris et de Berlin, concernant l'intégrité territoriale de la Turquie.

Nouveaux efforts italiens vers l'intérieur. 
A l'arrivée des renforts, le général Caneva avait repris l'offensive, et, après les combats de Ilenni et Sidi-Mesri (26 novembre), où le 50e régiment d'infanterie s'emparait, à nouveau, dans une opération vigoureusement menée, du fort Mesri, les troupes italiennes prenaient possession de toute la partie de l'oasis qu'elles avaient été obligées d'évacuer un mois auparavant; et le général en chef préparait tout de suite une marche en avant sur Aïn-Zara, à 5 kilomètres de la lisière sud de l'oasis et point de concentration des forces turco-arabes. Le 5 décembre, après un très vif combat qui s'était poursuivi sous une pluie torrentielle de 8 heures du matin à la fin de l'après-midi, un corps italien de 15.000 hommes obligea les Turco-Arabes à évacuer l'oasis d'Aïn-Zara, à y abandonner son artillerie et à se retirer au sud vers le djebel Nefousa, à Azizié. Le 13 décembre, le général del Mastro, à la tête du 93e régiment d'infanterie, et du 11e bersaglieri appuyés par deux pièces de montagne et une compagnie du génie, poussa une pointe vers Tadjourah, à 20 kilomètres à l'est de l'oasis de Tripoli, et occupa ce point sans coup férir.

Le 16 décembre, enfin, les marins italiens tentèrent un débarquement à Sidi-Saïd, près de la frontière tunisienne, mais ils durent y renoncer devant la résistance des troupes ottomanes de Zouara, commandées par Mohammed Moussa-bey. Pendant la même période, des combats presque journaliers avaient lieu aux portes mêmes de Derna, de Benghazi et de Tobrouk.

Ralentissement des opérations sur terre. 
A partir de la mi-décembre, il semble que les Italiens, pour éviter des pertes trop lourdes, aient renoncé poursuivre leur marche vers l'intérieur : les nombreux renforts envoyés de la métropole en Tripolitaine avaient déjà obligé le gouvernement italien à faire appel aux réservistes des classes 1888 et 1889, et on avait eu recours à l'envoi, en Tripolitaine, d'un bataillon d'askaris à cinq compagnies de 150 hommes chacune (troupes indigènes de l'Erythrée, nouvellement réorganisées). D'autre part, un projet de blocus des Dardanelles par l'Italie ayant trouvé de l'opposition de la part de la Russie, la France, l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie, le gouvernement italien renonça momentanément à ses premières intentions. Le 19 décembre, d'ailleurs, la France et l'Angleterre faisaient occuper par leurs troupes, la première l'oasis de Djanet, l'autre la baie de Sollum, et annonçaient respectivement que l'occupation de ces territoires appartenant aux sphère, d'influence française et égyptienne avait été opérée avec l'assentiment du gouvernement turc.

Cependant, les Turcs et les Arabes continuaient à harceler les troupes italiennes, et il ne se passait presque pas de jours qu'il n'y eût des engagements autour de Tripoli, Benghazi et Tobrouk; les événements les plus saillants sont la tentative turco-arabe sur Gargarech et le bombardement de Zouara, le 17 janvier, par la flotte italienne.

Les incidents maritimes avec la France.
II est possible que les difficultés un peu imprévues de la campagne, qui causaient quelque mécontentement dans la Péninsule, aient aggravé, sinon provoqué, les incidents diplomatiques du mois de janvier, causés surtout par la crainte chimérique que manifestait l'Italie de voir la contrebande des armes pratiquée sur les côtes par des navires français ou tunisiens.

Le 16 janvier, le Carthage, bateau de la Compagnie générale transatlantique, courrier postal de Tunisie, était arrêté par un torpilleur italien en vue des côtes de Sardaigne et, sous prétexte qu'il y avait à bord un aéroplane destiné à un Français (M. Duval) se trouvant à Tunis, l'officier italien demanda la remise ou la destruction de l'appareil. Sur le refus du commandant du bateau, le Carthage fut conduit à Cagliari et mis sous séquestre. Quelques jours après, nouvel incident : le 18 janvier, au sud de la Sardaigne, le paquebot français le Manouha, de la Compagnie mixte de navigation, en route pour Tunis, était accosté par un torpilleur italien, lequel, constatant la présence à bord de vingt-neuf sujets ottomans qui, embarqués comme membres de la mission du Croissant-Rouge, avaient été signalés au gouvernement italien comme officiers turcs cherchant à se rendre en Tripolitaine en traversant la Tunisie, amena le bateau à Cagliari. Il y eut, en France, un moment de réelle émotion, et il fallut des déclarations très énergiques et catégoriques du ministre des affaires étrangères français, Raymond Poincaré, pour que l'Italie, avant tout examen du fond du litige, se décidât à relâcher le Carthage et à renvoyer les vingt-neuf passagers à Marseille, où ils subirent un examen théorique et où leur qualité de membres d'une mission sanitaire fut reconnue. Le jour même, d'ailleurs, ou ces accords étaient rendus publics, un petit vapeur de cabotage, le Tavignano, était arrêté par un torpilleur italien dans le golfe de Gabès, à hauteur de Zarzis, et amené à Tripoli pour vérification de sa cargaison. Aucune contrebande n'ayant été trouvée à son bord, il fut immédiatement relâché.

Le gouvernement français, pour prévenir le retour d'incidents de cette nature, eut soin de faire attentivement surveiller par des bâtiments de guerre les parages de la Tunisie. De son côté, le gouvernement italien avait signifié à tous les gouvernements qu'à partir du 22 janvier, le littoral ottoman de la mer Rouge s'étendant du Ras d'Isa au nord d'Hodeidah, jusqu'au Ras de Goulaïfac au sud, serait tenu en état de blocus effectif par les forces navales du royaume; ce blocus était motivé par l'importance des forces turques groupées dans la province de Sanaa, c'est-à-dire en face de l'Erythrée.

La guerre maritime. 
Les grands événements militaires de la guerre auront désormais pour cadre les côtes de la Tripolitaine et, surtout, de la Turquie. En février, le général Caneva, commandant en chef du corps expéditionnaire italien, est appelé à Rome pour renseigner le gouvernement sur la situation exacte en Libye, où les Italiens sont maîtres du territoire dans un rayon d'une vingtaine de kilomètres autour de Tripoli, et pour savoir s'il importe d'étendre les opérations jusqu'aux hauteurs de Garian, qui est la clef stratégique et politique de la Tripolilaine. La réponse du général est dilatoire, sinon négative, et l'Italie, renonçant pour le moment à achever la conquête d'ensemble du pays convoité, se contente, par des démonstrations navales, de peser indirectement sur la Turquie, pour la contraindre à demander la paix.

Le 24 février, à 6 heures du matin, deux croiseurs italiens, Volturno et Garibaldi, paraissent en rade de Beyrouth, sur les côtes de la Syrie, et réclament la remise immédiate du cuirassé garde-côtes Awni-Illah et le contre-torpilleur Angora, ancrés dans le port. A 9 heures, n'ayant pas reçu de réponse, les croiseurs italiens ouvrent le feu et coulent les deux navires; un obus tombe au milieu de la foule rassemblée sur la jetée et occasionne la mort de plusieurs personnes.

Le 27, un engagement assez important a lieu autour des hauteurs du Maghreb, près de Homs. Cinq jours après, le 3 mars, les Turcs attaquent les Italiens à Derna même, mais échouent dan leur tentative. Ils ne seront pas plus heureux, le lendemain, à Aïn-Zara.

Premières interventions pacifiques.
A ce moment, se place la première tentative de conciliation entre les deux belligérants : le 10 mars, les ambassadeurs d'Allemagne, d'Angleterre, d'Autriche-Hongrie, de France et de Russie à Rome font une démarche officielle auprès du marquis de San Giuliano, ministre des affaires étrangères, lui demandant dans quelles conditions l'Italie pensait pouvoir conclure la paix avec la Turquie. Le 15 mars, le marquis de San Giuliano faisait savoir aux puissances les conditions de paix de l'Italie :

1° Reconnaissance, par la Turquie, de la souveraineté de l'Italie sur la Libye;

2° Retrait de toutes les troupes ottomanes se trouvant dans le vilayet de Tripoli;

3° Suppression de toutes les mesures de rigueur prises contre les marchandises, les nationaux et établissements italiens.

De son côté, l'Italie promettait de reconnaître l'autorité religieuse du Sultan, de respecter les usages religieux et les moeurs des habitants; de ne prendre aucune sanction contre les indigènes qui s'étaient armés pour la Turquie; remboursement à la dette ottomane d'une somme représentant le capital des revenus donnés en gage; suppression de la poste italienne dans les localités de l'Empire ottoman où les autres puissances supprimeraient la leur; renonciation au bénéfice des capitulations si les autres puissances consentent à y renoncer également; rachat des biens de l'Etat ottoman en Libye et versement du prix à la Porte; garantie, avec les autres puissances, de l'intégrité de l'Empire ottoman.

Dès le 18 mars, et sans attendre de communication officielle, la Porte informe les puissances qu'elle considérait les conditions de l'Italie comme absolument inacceptables.

Le 10 avril, les Italiens bombardent Zouara et débarquent une division renforcée par des troupes indigènes à Boukamesch, près de la frontière tunisienne, à 30 kilomètres ouest de Zouara.

Le 15 avril, l'amiral Faravelli, qui avait succédé à l'amiral Aubry, mort sur son bateau le 3 mars, demande, à son tour, à être relevé de son commandement en chef
des forces navales; il est remplacé par l'amirali Viale.

Le 16 avril, nouvelle tentative des puissances, qui demandent cette fois au gouvernement ottoman à quelles conditions il serait disposé à conclure la paix. La Turquie donna, le 22 mai, sa réponse, qui peut se résumer ainsi : 

"La paix ne peut être conclue que sur des bases compatibles avec l'existence de l'autorité souveraine du Sultan sur la Libye et le retrait des troupes italiennes. La Turquie est prête à accorder à l'Italie des concessions économiques. "
Opérations des Dardanelles. 
Ces conditions n'étaient pas acceptables pour l'Italie, qui décida, pour venir à bout de la résistance turque, de porter la guerre aux abords mêmes de Constantinople. Le 18 avril, une division navale Italienne était envoyée dans les Dardanelles, dans l'espoir de pousser la flotte ottomane à sortir et à attaquer; seul, un contre-torpilleur ottoman sortit; les vaisseaux italiens le poursuivirent pendant que les forts de Koum-Kalé, Orhanié, Sidil-Babr et Ersaghroul, qui commandent l'entrée des Dardanelles, ouvraient le feu; les navires italiens répondirent, la canonnade dura deux heures, et le contre-torpilleur disparut... Le même jour, un croiseur et un torpilleur bombardèrent le port de Vathy, capitale de l'île de Samos, et détruisirent les casernements et ouvrages militaires.

La question, d'ailleurs, se compliquait : le 19 avril, la Turquie prévenait les puissances que la navigation dans les Dardanelles était suspendue jusqu'à nouvel ordre. Le 22 avril, de Giers, ambassadeur de Russie à Constantinople, remettait au gouvernement turc une protestation officielle, bien que conçue en termes amicaux, contre cette mesure dont les conséquences seraient préjudiciables aux intérêts commerciaux des neutres : mais les détroits ne furent rouverts que le 1er mai.

Occupation des îles de la mer Egée. 
Cependant, l'escadre italienne continuait ses opérations dans la mer Egée : le 23 avril, les Italiens occupent l'Ile de Stampalia. Le 4 mai, la flotte de l'amiral Viale prenait position devant Rhodes, et le général Ameglio débarquait avec 10.000 hommes et quelques pièces d'artillerie dans la baie de Kalitea; il tenta d'encercler la petite garnison qui avait évacué la ville, la battit à Sandrulli-Trombs, mais ne put l'empêcher de se réfugier dans la région montagneuse du centre de l'île. Cette petite troupe, forte de 33 officiers et 750 soldats, fut cernée, le 16 mai au matin, à Pzithos, résista désespérément, mais se rendit le soir même avec les honneurs de la guerre.

Les opérations dans la mer Egée se continuèrent par l'occupation des îles : Kalymnos, Leros, Patmos, Cos, Symi, Nesos, Sesklu, Carpathos, Piscapi, Nysiros, etc. La garnison de chacune de ces îles, ainsi que les fonctionnaires civils turcs, furent embarqués pour l'Italie et dirigés sur Tarente et Caserte. A la suite de la prise de possession de ces îles, le gouvernement turc décida, le 20 mai, d'expulser tous les Italiens de l'empire ottoman. Un officier trop zélé alla même jusqu'à canonner, au sortir de Smyrne (Izmir), le vapeur français Caucase, au moment où il quittait le port, rapatriant les Italiens expulsés d'Asie Mineure. Le gouvernement français protesta aussitôt auprès du gouvernement ottoman, qui fit des excuses.

De leur côté, les représentants des douze îles (Dodécanèse) occupées par les Italiens (Rhodes, Cos, Patmos, Leros, Kalymnos, Symi, Carpathos, Cacos, Astypaloea, Nisyros, Tilos et Charki), réunis en congrès à Patmos; s'étaient adressés au général Ameglio pour qu'il demande l'union des îles au royaume de Grèce. Dans le cas où cette solution serait impossible, les lies réclamaient leur autonomie. 

La dernière tentative des Italiens sur les Dardanelles devait avoir lieu au mois de juillet : dans la nuit du 18 au 19 juillet, cinq torpilleurs de l'escadre italienne (Spica, Centauro, Chimene, Perseo et Astore), sous les ordres du commandant Enrico Millo, réussirent à entrer par surprise dans l'embouchure du détroit et s'avancèrent jusqu'à Keussé-Kaissi.

Ayant été à découvert, les batteries des deux rives ouvrirent le feu, et l'escadrille fut successivement éclairée par les projecteurs des stations-vedettes. Poursuivant néanmoins leur marche à une vitesse de 21 noeuds en longeant la côte européenne, ils parvinrent jusqu'à Kilid-Bahr, à 22 kilomètres de l'entrée des Dardanelles, où ils se heurtèrent à des câbles d'acier protégeant l'escadre ennemie, que l'escadrille avait pour mission de torpiller. Tout le détroit était à ce moment éclairé par de nombreux projecteurs et le feu était très intense.

Dans ces conditions, le commandant Millo ne voulut pas essayer une attaque qui n'avait aucune chance de succès, mais aurait sûrement causé des pertes énormes à ses torpilleurs; et, jugeant d'ailleurs la reconnaissance pleinement réussie, il donna l'ordre de retour, qui fut exécuté dans le même calme et la même habileté, bien que l'escadrille fut poursuivie par le feu des batteries jusqu'au cap Hellos, à l'entrée des Dardanelles dans la mer Egée.

Au même moment, se manifestait, en Tripolitaine, une activité nouvelle des assaillants : le 9 juin, les Italiens attaquèrent à Zanzour les forces turco-arabes, qui furent repoussées après une résistance acharnée; les pertes italiennes furent de 1 officier, 29 soldats tués; 8 officiers, 25 soldats blessés; les pertes turco-arabes s'élevèrent à un millier d'hommes. Peu après, les Italiens débarquaient à Kasr-Ahmed et occupaient Bou-Cheifa, à une étape de Misrata, garnison turco-arabe, complétant ainsi la prise de possession de la côte tripolitaine. 

Le 29 juin, ils s'emparaient, après un violent combat, du marabout de Sidi-Saïd, près de la frontière tunisienne. Le 9 juillet, enfin, le général Camerana attaqua la garnison de Misrata et s'en empara, après un violent combat.

Dernières hostilités.
Mais, déjà, l'heure de la paix s'approchait : à la fin du mois de juillet, des négociations officieuses, en vue de trouver un terrain d'entente entre la Turquie et l'Italie, avaient été entamées en terrain neutre, à Caux, au-dessus de Montreux, sur le lac Léman, entre Nabi-bey et G. Volpi. Les pourparlers étaient à ce point avancés que les plénipotentiaires italiens et turcs allaient parafer le protocole, quand la démission du cabinet turc (Saïd-pacha) mit fin aux négociations.

Pendant ce temps, les opérations de guerre suivaient leur cours avec vigueur en Tripolitaine.

Le 17 septembre, les Turco-Arabes attaquèrent les positions italiennes devant Derna; l'assaut fut vigoureusement repoussé par les Italiens. Les Turcs laissèrent 800 des leurs sur le champ de bataille. Les Italiens eurent 61 morts et 113 blessés.

Le 20 septembre, les Italiens, sous les ordres du général Ragni, se décidèrent à s'emparer des principaux points de l'oasis de Zanzour, située à 20 kilomètres au sud-ouest de Tripoli, sur le littoral méditerranéen et à l'embouchure d'un cours d'eau descendant des monts Tarhona. Après un âpre combat, qui dura dix heures et qui leur coûta 200 morts, les Italiens occupèrent l'oasis et la ville de Zanzour. Les pertes turco-arabes furent considérables.

Conclusion de la paix. 
L'état-major italien se proposait d'organiser à bref délai une expédition vers Azizié et Gharian; mais les conciliabules de paix arrêtés momentanément avaient soudainement repris une tournure favorable et se poursuivaient à Ouchy, près de Lausanne.

L'Italie était représentée par Pietro Bertolini et Guido Fusinato, députés, et Giusepe Volpi; la Turquie, par L. E. Roumbeyaglou Fahreddine-bey et Mohammed Nabi-bey. Les délégués des deux puissances étaient arrivés à une entente, quand, le 11 octobre, le conseil des ministres ottoman souleva une difficulté d'ordre constitutionnel (l'approbation préalable du Parlement). Le gouvernement italien fit alors savoir à la Turquie qu'il lui donnait jusqu'au mardi 16 octobre, à minuit, pour revenir sur sa décision; en cas de refus, les hostilités reprendraient avec une nouvelle vigueur en Tripolitaine et dans la mer Egée. Enfin, le 15, à 6 heures du soir, les préliminaires de paix furent signés par les plénipotentaires des deux puissances :

" La Turquie ne reconnaît pas l'annexion de la Tripolitaine et de la Cyrénaïque à l'Italie, mais proclame leur autonomie; elle retire ses troupes de ces provinces et s'engage à cesser tout encouragement à la résistance des Arabes.

Elle envoie en Tripolitaine un représentant qui restera en rapport avec l'administration italienne et conservera en Libye un calife, représentant l'autorité religieuse.

Echange des prisonniers de guerre et otages.

Les îles que l'Italie occupe dans la mer Egée seront rendues à la Turquie et évacuées par les troupes italiennes, dès que les troupes ottomanes quitteront la Libye; le Sultan s'engage à leur donner des garanties de bonne administration et accorde aux populations une complète amnistie politique.

Aucune indemnité de guerre; mais l'Italie paie à la Turquie une somme d'environ 40 millions, représentant le capital des sommes annuelles que la Tripolitaine versait, tant à la Dette publique qu'à  la régie ottomane. »

Un firman du Sultan, en date du 16, et une proclamation du roi d'Italie, en date du 17, portèrent à la connaissance des deux peuples les clauses du traité, qui fut signé à Lausanne, le 18 octobre. (Ch Pallioc).
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Dictionnaire Territoires et lieux d'Histoire
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