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L'école physiocratique

Les historiens et les critiques s'accordent assez mal sur ce qu'il faut entendre au juste sous le nom de physiocrates. L'incertitude vient en général de ce qu'on cherche à définir la « physiocratie », non pas en-soi, mais seulement par opposition avec ce qui l'a précédée, on la considère comme une simple réaction contre le mercantilisme, et on ne voit en elle que ce qui combat le mercantilisme et le contredit : on se trompe à la fois sur le mercantilisme, dont on fait à tort un système théorique, et sur la physiocratie, dont on méconnaît la signification et la valeur. Si l'on échappe à cette erreur, et qu'on s'en tienne à la doctrine pour l'analyser, on risque de commettre une autre méprise : c'est d'étendre ou de restreindre arbitrairement les frontières de l'école qui la représente, c'est d'attribuer aux physiocrates des idées qui ne leur appartenaient pas en propre, ou de leur enlever injustement. ce qui est leur bien. 

On peut reconnaître, en effet, deux sens au mot « physiocrate », l'un étroit et logique, l'autre historique et très large. Selon le premier sens, la doctrine physiocratique se réduit à une théorie de la production fondée sur le sol, et aux conséquences économiques qui en résultent; d'après le second, elle comprend un système général de droit public, avec ses subdivisions afférentes à l'économie et à la politique. Il ne paraît pas douteux que ce dernier sens doive être préféré. Si l'on se contentait du premier, on serait obligé de faire, dans l'oeuvre de tous les physiocrates, des distinctions artificielles entre ce qui est proprement « physiocratique » et ce qui ne l'est pas; en second lieu, on se mettrait en contradiction formelle avec les définitions que les plus notables d'entre eux ont données de leur science; enfin on serait amené à considérer ces théories économiques, déjà fortement organisées, comme un produit factice de pensées isolées, dont on ne saurait expliquer ni la formation ni les effets. Seule, la seconde interprétation est en accord avec les textes, avec la pensée qui les a inspirés, avec l'histoire dans laquelle les personnes et les oeuvres ont leur place.

Il s'est constitué en France, aux environs de l'année 1750, la première école d'économie politique systématique. Un remarquable penseur, Quesnay, a fourni à cette école les ouvrages théoriques qui contenaient tous les éléments de sa doctrine : théorie du droit naturel, théorie de la production purement agricole, théorie de la juste répartition entre producteurs et propriétaires, théorie du libre échange, théorie du gouvernement despotique éclairé. Le nom de Physiocratie a été donné par le premier éditeur, Du Pont de Nemours, à la collection de ces ouvrages, d'après le caractère du principe imposé par Quesnay à la théorie de la production (la nature, le sol); le nom de physiocrates revient à tous les économistes français et étrangers qui, jusqu'au début du XIXe siècle, n'ont fait que reproduire ou développer, en tout ou en partie, la doctrine établie par Quesnay.

Aux sources de la physiocratie.
Quesnay fut le fondateur; mais beaucoup de matériaux préexistaient, qu'il a seulement rassemblés et combinés. La tradition de la vague pensée économique française, depuis le siècle précédent, n'avait pas cessé d'être en faveur de l'agriculture et du travail de la terre; et si quelque système s'était ébauché dans les oeuvres de Vauban et de Boisguillebert, le plus clair qui en apparaissait, c'est que l'intérêt de l'agriculture est supérieur à tous les autres, et que la terre contient en elle tous les secrets du bonheur des peuples. D'autres enseignements, plus importants encore, étaient venus d'Angleterre : Locke avait fait la théorie du droit naturel, et, dans plusieurs traités, s'était montré le défenseur du commerce libre; Vanderlint avait réfuté les erreurs du mercantilisme sur la monnaie et la balance du commerce; Hume avait repris cette réfutation; et en 1755 encore se faisaient connaître en France les idées de Cantillon sur la liberté de l'échange et sur la production du sol, source de la richesse : Cantillon rejoignait Boisguillebert. En même temps, l'exemple de la culture et du commerce anglais confirmait les dires des théoriciens : la prospérité de l'Angleterre était la preuve de ce que valent un sol rendu très productif et une libre circulation. Mais sans doute ni la parole des écrivains ni la leçon de l'exemple n'auraient suffi pour faire surgir en France une doctrine économique : il fallut des causes plus décisives.

La première n'est autre que la situation matérielle de la France eu 1750. La France souffre alors de tous les vices du mercantilisme; son agriculture dépérit sous les entraves imposées au commerce; son industrie est enchaînée par les règlements et les prohibitions. Le mal s'aggravant, on commence à comprendre de toutes parts qu'il n'y aurait qu'un remède, la liberté, condition nécessaire du progrès. Une pareille idée a beaucoup de préjugés et d'erreurs à vaincre pour triompher; mais elle va pénétrer dans le public réfractaire, mêlée à d'autres idées plus puissantes, déjà connues et presque généralement adoptées. Ces idées, ce sont celles de la philosophie positive, telle qu'elle s'est constituée en France à ce moment. Malgré les lacunes et les divergences doctrinales, il y a dans cette philosophie un certain nombre de points acquis, sur lesquels l'accord est fait : l'humain existe pour le bonheur, qui est réalisable par les institutions de la société et par l'oeuvre des gouvernements; les conditions du bonheur et les règles du gouvernement sont dans la nature; la raison de l'humain a son emploi dans la découverte des lois naturelles et dans leur application au progrès continu de l'humanité. Cet abrégé de principes forme un corps d'enseignement qui s'impose peu à peu au public et ne se discute plus; c'est le terrain solide d'où l'on part; les philosophes en font la base de leurs recherches; toute théorie nouvelle les suppose. Quand la pensée française, en 1780, sentit le besoin d'un système de droit public et d'économie politique, elle l'éleva sur ce fondement où l'appelaient les autres systèmes déjà construits. Et telle est la seconde cause de l'apparition de la doctrine physiocratique.

Principes théoriques.
La doctrine physiocratique prétend être une science, la science générale de la société. Elle repose sur une théorie du droit. Son premier objet est de définir quels sont les droits des hommes réunis en société. Or ces droits ont leur principe dans la nature, et il est évident qu'à l'état de nature l'humain a droit à toute chose propre à sa subsistance et à sa jouissance. La société une fois constituée, ce droit subit une limitation nécessaire. Cette limitation serait abstraite et dangereuse si elle s'exprimait par la formule du droit de tous à tout; la seule formule de limitation conforme à la justice et à la raison est celle du droit de chacun à la portion de biens qu'il peut se procurer par son travail. Tel est le droit naturel de l'individu en société. A l'analyse, il révèle en soi deux éléments: la liberté, que rien ne peut prescrire; le droit de propriété, que rien ne peut entraver. Mais ces droits supposent réciprocité de devoirs : devoir de travailler, devoir de respecter la personne, le travail et le bien d'autrui. La loi positive ne doit être que l'expression de ces deux parties du droit naturel.

Ainsi sont réglés les rapports des individus entre eux reste à déterminer leur place dans la société et à régler leurs rapports avec elle; en d'autres termes, à établir le droit public conforme au droit naturel. Mais l'institution du droit public exige l'organisation préalable de l'économie à laquelle il doit s'appliquer. La grand principe de la physiocratie régit cette organisation : il y a dans l'économie un ordre naturel que la société a pour objet de retrouver et de maintenir; la connaissance des lois naturelles est nécessaire et suffisante pour fonder la théorie de la production et celle de la répartition, qui constituent toute l'économie. La nature seule produit, et non l'humain; le sol est la source de toute richesse; le travail de la terre est le seul qui rapporte au travailleur un surplus, entièrement créé par la force productive de la nature, et non racheté par une dépense équivalente de biens : le travail de la terre doit être la base de l'économie. Mais la culture, pour produire, exige des avances : avances primitives des biens naturels dont on lui demande la. reproduction, et des instruments nécessaires à cette reproduction; avances annuelles, pour l'entretien des instruments et pour la consommation reproductive du fonds. Dès lors, le produit brut du sol se divise en deux parts : la première comprend les avances annuelles et l'intérêt des avances primitives - ce sont les reprises; la seconde comprend tout ce qui reste du produit brut après prélèvement des reprises - c'est le produit net.

A l'origine, chaque individu travaille pour obtenir du sol la portion de biens nécessaires à sa subsistance, et son droit est le même sur les deux parts du produit de son travail. Mais l'accroissement de la richesse dans la société et sa répartition naturellement inégale entre les individus sont causes d'une distinction entre ceux qui possèdent la terre et ceux qui la cultivent; car ceux qui obtiennent du sol un produit supérieur à leurs besoins louent la partie superflue de leurs biens-fonds à ceux qui en obtiennent un produit insuffisant: les premiers sont cultivateurs et propriétaires, les seconds cultivateurs et fermiers. A mesure que s'étendent la propriété des uns et le fermage des autres, leur séparation s'accuse. Le mouvement est achevé quand coexistent deux classes définies, l'une de propriétaires, l'autre de cultivateurs. Ceux-ci n'ont droit qu'à leur consommation et à celle du fonds qu'ils entretiennent : les reprises sont leur part; aux propriétaires revient le produit net.

Les biens de la terre ne sont pas immédiatement utilisables sous la forme avec laquelle la nature les livre : les matières premières doivent subir une préparation. A l'origine, cette préparation est l'oeuvre de chaque individu; dans la société perfectionnée, elle est devenue l'oeuvre d'une classe spéciale. D'après les principes établis, il est évident que cette classe ne produit rien. Sans doute, son travail ajoute de la valeur aux matières sur lesquelles il s'exerce; mais cette valeur surajoutée, au moment où elle naît, est déjà compensée par les dépenses de consommation, dépenses improductives, faites par le travailleur pour subsister, et payées en produits du travail des cultivateurs, le seul productif. Cette classe est véritablement, en ce sens, la classe stérile, la classe stipendiée, à côté des deux autres, productive et propriétaire. Accessoirement à l'industrie, qui est sa raison d'être, elle est chargée du commerce; mais le commerce est aussi improductif que l'industrie; tout ce qu'on peut en attendre, c'est une amélioration de ses organes et une diminution de ses frais.

La théorie de l'échange est à faire. tous les éléments en ont été faussés par le mercantilisme, qui a méconnu le caractère de la vente et le rôle de la monnaie. La vente est un échange de produits; les deux parties qu'elle met en présence traitent d'égale à égale; chacune d'elles achète un produit, et en vend le juste prix en échange. Dans la vente, entre individus et entre nations, il v a compensation entre les prestations faites; il n'y faut pas d'autre loi que celle de l'intérêt; qu'y trouvent les parties. D'autre part, la monnaie est une marchandise; elle s'achète et se vend comme les autres marchandises, et n'a avec elles d'autre différence ou sur elles d'autre supériorité que sa mobilité et la constance de sa valeur. Elle ne constitue donc pas une richesse spéciale; son accumulation n'est un avantage ni pour les individus, ni pour les nations. De ces deux principes, qui détruisent deux erreurs du mercantilisme, résulte une conséquence capitale : l'échange doit être libre. D'abord la libre concurrence entre les individus est la condition du développement de la production; par suite, de l'augmentation de la jouissance et du bonheur. En second lieu, le libre commerce international, débarrassé des réglementations et des prohibitions, est la condition d'une circulation économique entre les nations, d'une production et d'une consommation économiques dans chacune d'elles. Il ne s'agit, en somme, que de créer ou de maintenir les rapports naturels entre les humains.

A ce moment apparaît donc enfin la nécessité d'une autorité tutélaire, sauvegarde du droit naturel; là se fait, dans le droit public, dans la science de la société (Sociologie), la liaison de l'économie et de la politique. Cette autorité, garante de l'exercice des droits et de l'accomplissement des devoirs, doit être supérieure aux intérêts privés, dont le conflit pourrait obscurcir la notion des droits et des devoirs; elle doit être souveraine. La seule forme d'autorité qui réponde à cette définition est la monarchie absolue et héréditaire. Élevée au-dessus des classes, des partis, des passions, son intérêt se confond avec l'intérêt social : c'est un gage de prospérité pour elle et pour la société.

Ainsi constitué, le gouvernement politique, accru dans son pouvoir, mais restreint dans son action et limité dans son intervention, a besoin, pour subsister et pour entretenir ses organes indispensables, de ressources que la société lui accorde sous le nom d'impôt. L'impôt, qui est une charge constamment renaissante, ne saurait être prélevé que sur les richesses renaissantes de la société, c.-à-d. sur le produit des biens-fonds, ou plutôt, la part des reprises étant inaliénable, sur le produit net. En d'autres termes, les principes établis conduisent à la théorie de l'impôt unique et direct sur le revenu des propriétaires fonciers. Cette théorie trouve sa confirmation dans la théorie de l'incidence des impôts indirects, qui, frappant la consommation et le travail, restreignent la production, et finissent ainsi par retomber avec dommage sur le produit net. Au contraire, l'impôt direct est un stimulant de la production; unissant les intérêts du gouvernement, des propriétaires et des producteurs, il favorise la prospérité générale.

Trois grands organes sont indispensables au gouvernement, trois grands corps de mandataires auxquels il délègue ses pouvoirs : un corps d'administration, sur lequel il n'y a pas lieu d'insister; un corps de protection, la magistrature; un corps d'instruction, l'enseignement public. L'oeuvre de protection confiée à la magistrature est aussi simple qu'elle est efficace; elle consiste uniquement à faire observer par tous la loi positive, qui n'est pas la création arbitraire du législateur, mais seulement l'interprétation de la loi naturelle. La conservation de l'ordre social dépend donc de la raison des magistrats; ce qui revient à dire qu'elle dépend de l'enseignement public, à qui est remis le soin de former cette raison. Il n'est rien que ne puisse l'éducation sur l'humain perfectible : s'il est vrai que la science économique et politique est désormais fondée, on peut tout espérer d'une société dont les membres en connaîtront les principes, et dont le gouvernement n'aura d'autre charge que de les enseigner et de les appliquer.

L'École à l'oeuvre.
Tel est l'abrégé de la doctrine qui, peu à peu préparée par les faits et par le mouvement des idées dans la première moitié du XVIIIe siècle, et déjà créée vers 1750 en quelques-unes de ses parties, reçut des physiocrates sa formation définitive. Dès le début, avant la constitution de l'école, deux courants se dessinent, que l'école réunira sans les confondre absolument. Le premier, le plus important d'abord, est uniquement en faveur de la liberté du commerce et, en particulier, du commerce des grains; c'est le besoin le plus pressant que la France ressent alors, le seul dont réclament la satisfaction les petits traités de Du Pin (1748), d'Herbert (1754), le seul dont se préoccupent Gournay et les économistes dont il dirige ou inspire les travaux, Plumart de Dangeul, Clicquot-Blervache, etc. Gournay, fils de négociant, homme pratique, fonctionnaire, s'efforce surtout d'air sur l'opinion et sur les pouvoirs publics; il traduit de l'anglais les traités libéraux qu'il juge efficaces, fait pénétrer son programme, par lui-même et par ses disciples, dans les Académies de province (Rennes, Amiens), adresse aux ministres ses observations précises et appuyées sur les faits; l'opinion est rapidement conquise, le gouvernement cédera. Le second courant, d'abord plus modeste, suit la voie de la tradition française, qui tend à faire de l'agriculture l'unique source de la richesse; il n'y a guère autre chose que le développement de ce principe dans Leroy, dans Vivons, et dans les premiers articles donnés à l'Encyclopédie par Quesnay (1756). Mais, par un effort logique, Quesnay, des notions éparses que lui-même jusqu'à ce moment n'a pas encore rassemblées, va faire un système et une doctrine. Il les livre au public en 1758, dans ses Maximes générales du gouvernement économique, qu'il publie, avec son premier Tableau économique, sous le titre d'Extrait des économies royales de M. de Sully. Aux théories de la production, de la répartition, du commerce, du gouvernement, que contient cet ouvrage, s'ajoute en 1765 la théorie du droit, exposée dans le Traité du Droit naturel; il ne manque plus rien au programme des physiocrates.

Mais dès 1758, au lendemain de la retentissante publication de Quesnay, leur école s'était formée; les deux courants s'étaient réunis, Gournay et Quesnay, s'étaient étroitement alliés. Autour d'eux, leurs disciples se groupaient eu un corps de théoriciens et de polémistes. La plupart escarmouchaient encore pour conquérir la liberté du commerce ou pour défendre des théories secondaires : tels Patullo, Chamousset, Morellet, Abeille, Saint-Peravy. Mais des efforts plus sérieux n'allaient pas tarder à être faits. Ce fut d'abord, du marquis de Mirabeau, après sa conversion aux idées de Quesnay, après une Explication du tableau économique (1759) et une Théorie de l'impôt (1760), un essai très méritoire de synthèse dans sa Philosophie rurale (1763); ce fut ensuite une campagne active dans les journaux, successivement dans la Gazette du commerce (1764-65), dans le Journal d'agriculture, de commerce et de finances (1765-66), et dans les Ephémérides du citoyen, fondées en 1763 par l'abbé Baudeau; ce fut enfin, en 1767, la publication par Du Pont de Nemours des oeuvres de Quesnay sous le titre de Physiocratie; de cette publication date la constitution officielle de l'école.

Elle ne cessa pas, dès lors, de grandir; mais il ne fut presque rien ajouté à sa doctrine. Gournay était mort en 1759; Quesnay, par ses petits traités postérieurs au Droit naturel, précisa son système, mais ne l'enrichit point; enfin, les plus intelligents de ses disciples le développèrent sans le renouveler ou le modifier. C'est Mercier de la Rivière, avec un ouvrage important sur l'Ordre naturel et essentiel des sociétée politiques (1767), Baudeau, dont l'lntroduction à la philosophie économique est un excellent abrégé de la doctrine (1771); Le Trosne, dont l'esprit net en élucide quelques points, restés obscurs, dans son traité de l'Intérêt social (1777); enfin Du Pont de Nemours, qui fut jusqu'en 1817 le représentant fidèle et autorisé de la physiocratie, à laquelle il avait donné, dès 1773, dans son Abrégé des principes, son programme le plus clair et le plus complet. 

Par Gournay; l'école des nouveaux économistes s'était approchée une première fois du gouvernement; avec Turgot, elle en prit possession. L'influence de Gournay et de ses amis avait eu des résultats appréciables; l'édit libéral de 1764 sur le commerce des grains avait paru leur oeuvre; l'influence de Turgot fut beaucoup plus considérable. Conservant la doctrine physiocratique avec une exactitude qu'on a contestée à tort, mais avec un sens pratique et une modération qui en assouplissent la raideur systématique, Turgot, tout en l'exposant et en la répandant dans une grande quantité de lettres, d'articles, de traités, dont le plus important est le traité sur la Formation et la distribution des richesses (1766), s'efforça, avec constance et aveu mesure, de l'appliquer. Dans son intendance du Limousin, son action, limitée, pouvait être rapidement efficace. La question urgente était celle des impôts; ne pouvant établir l'impôt direct selon les principes de son école, il tenta du moins de l'améliorer en substituant à l'arbitraire la règle de la proportionnalité au revenu. Il veilla aussi avec le plus grand soin à l'exécution des édits récents en faveur du libre commerce des grains. Mais son entrée au ministère (1774) lui permit de songer à un programme plus vaste, qu'il put presque on entier réaliser : il suffit de rappeler ses déclarations, ses édits, ses ordonances en faveur de la liberté du commerce intérieur, de l'importation des produits étrangers, de la libération de l'industrie, esclave des règlements.

Beaucoup de ces mesures furent rapportées après la chute de Turgot (1776), et l'influence des idées physiocratiques sur le pouvoir cessa pour un temps. Elle reparut à la rentrée des physiocrates dans les conseils du gouvernement : Tillet, Lavoisier, et surtout Du Pont de Nemours. Les traités de commerce avec l'Angleterre et avec la Russie (1786) furent en partie leur oeuvre; le programme économique proposé par Calonne à l'Assemblée des notables, en 1787, était conforme à leurs théories commerciales et financières. Ce furent ces mêmes théories qui triomphèrent dans les assemblées de la Révolution; il fallut les transformations économiques et les bouleversements politiques du début du XIXe siècle pour en avoir, raison. Mais, exclue des faits et de la pratique, la doctrine physiocratique se réfugia dans la pure théorie; par Germain Garnier et par Dutons, elle rejoint l'économie libérale de la Restauration et de la monarchie de Juillet.

A côté de cette école française, qui a été si considérable et qui, de 1760 à 1800, a rassemblé presque tout ce qu'il y avait en France d'économistes, la physiocratie a compté de nombreux représentants en Europe, surtout en Allemagne et en Italie. En Allemagne, l'enseignement physiocratique fut introduit par Schlettwein, conseiller du margrave de Bade, Charles-Frédéric, qui fut lui-même un ardent physiocrate, et qui tenta d'appliquer la théorie physiocratique de l'impôt dans ses Etats, sans grand succès; avec eux, Fürstenau, Springer, et surtout Mauvillon et le Suisse Iselin forment récole allemande, qui d'ailleurs un se distingue par aucune originalité. En Italie, la doctrine des physiocrates, après celle de Baudini (1677-1760), sur bien des points analogues, et qui lui fraya les voies, s'établit facilement; Delfico, Negri, Fiorontino, Gennaro, Sarchiani sont les principaux économistes qui s'y rallièrent; d'autres, comme Paoletti, Briganti, etc., cherchèrent une conciliation entre elle et le mercantilisme, encore en honneur. Les théories des physiocrates ne furent pas sans influence sur les réformes de Léopold de Toscane; d'ailleurs presque tous les souverains de la fin du XVIIIe siècle leur étaient favorables, et ils s'en inspirèrent plus d'une fois dans leurs réformes politiques et administratives.

Bilan d'une doctrine.
La physiocratie est un produit caractéristique du XVIIIe siècle français. C'est un effort pour constituer rationnellement, de toutes pièces, la science générale de la société; l'effort scientifique est remarquable, mais la science reste mal définie en son domaine trop vaste, elle est formaliste et doctrinaire. La doctrine, très simple et très claire, a eu, par quelques-uns de ses principes, une influence énorme; les uns, politiques, ont fourni son programme à l'absolutisme réformateur du XVIIIe siècle; les autres, économiques, ont constitué l'économie politique libérale, individualiste et libre-échangiste. Quant aux théories particulières de l'économie physiocratique, elles ont été ruinées par les faits historiques, qui en ont dénoncé l'erreur ou l'insuffisance. Devant le développement de l'industrie et de la richesse mobilière, la naissance d'une aristocratie et d'une démocratie industrielles, le morcellement de la propriété et la multiplication des propriétaires cultivateurs, devant ces faits et tous ceux qui en résultaient, elles n'ont pu tenir; elles se sont effacées pour laisser la place aux théories de Smith et de J.-B. Say, qui n'ont pas prétendu les supprimer, mais seulement les rectifier et les continuer. (H. Bourgin).
 



En bibilothèque - Lexis, Physiokratische Schule, dans Handwörterbuch der Staatswissenschaften.

Child, Brief observations concerning trade and the interest of money, 1663. - Locke, Two treatises on government, 1699. - Du même, Some considerations of the consequences of the lowering of interest, 1691. Du même,Further considerations, etc., 1698.- Vanderlint, Money answers all things, 1731. - Hume, Discours politiques, traduits en français, 1754. - Cantillon, Essai sur la nature du commerce en général, traduit de l'anglais, 1755.

Collection des Economistes, t. II, Physiocrates; Paris, 1846, avec une Introduction, par E. Daire. - Kellner, Zur Geschichte des Physiokratismus; Göttingen, 1847.- Laspeyres, Quesnay, Turgot und die Physiocraten, dans Deutsches Staatswörterbuch de Bluntschli, 1664. - De Lavergne, les Economistes français du XVIIIe siècle, Paris, 1870. - Oncken, Die Maxime laisser faire et laisser passer; Berne, 1886. - Schelle, Du Pont de Nemours et l'école physiocratique; Paris, 1888. - Bauer, Zur Entstehung der Physiocratie, Jahrb. f Nat. Oeh., N. F.,t.XXI, 1890, et 3° F., t. II. - Schelle, Vincent de Gournay, Paris, 1897.- Guyot, Quesnay et la Physiocratie. - Horn, l'Économie politique avant les physiocrates. - Garnier, Abrégé élémentaire des principes de l'économie politique, 1798. - Dutens, Philosophie de l'économie politique, 1835, -Charles-Frédéric de Bade, Abrégé d'économie politique, 1761. - Mauvillon, Sammlung von Aufsätzen, 1776. - Ephemeriden des Menschheit (fondateur, Iselin),1776-82 - Schlettwein, Grundfeste der Staaten, oder politische Œkonomie, 1779. Garçon, Un prince allemand physiocrate, dans Revue du droit public, 1895. - Gennaro, Annona, ossia piano economico di pubtica assistenza, 1783. - Scropani, Memorie di economia polilica,1826. - Sarchiani, Intorno al sistema delle pubbliche imposizioni, 1791.

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Dictionnaire Idées et méthodes
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