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Discours de la méthode 
pour bien conduire sa raison 
et chercher la vérité dans les sciences
René Descartes

Quatrième partie
Raisons qui prouvent l'existence de Dieu
et de l'âme humaine,
ou fondements de la métaphysique


Présentation Ire partie IIe partie IIIe partie IVe partie Ve partie VIe partie

 
 
 


Descartes
1637 

Ici commence l'exposition de la philosophie de Descartes, offerte au public comme le fruit légitime de sa nouvelle méthode. Le point de départ est le doute appelé doute méthodique, auquel on échappe par la conscience que le moi a de sa pensée. La clarté, la distinction qui caractérise le premier jugement certain de notre esprit, nous servira à reconnaître la vérité de nos autres jugements sur nous-mêmes, sur l'existence de la matière ou sur Dieu.

Je ne sais si je dois vous entretenir des premières méditations que j'y ai faites [1]; car elles sont si métaphysiques [ = si abstraites] et si peu communes, qu'elles ne seront peut-être pas au goût de tout le monde. Et toutefois, afin qu'on puisse juger si les fondements que j'ai pris sont assez fermes, je me trouve en quelque façon contraint d'en parler. J'avais dès longtemps remarqué que pour les moeurs [2] il est besoin quelquefois de suivre des opinions qu'on sait être fort incertaines, tout de même que si elles étaient indubitables, ainsi qu'il a été dit ci-dessus. Mais pour ce qu'alors je désirais vaquer seulement à la recherche de la vérité, je pensai qu'il fallait que je fisse tout le contraire, et que je rejetasse comme absolument faux tout ce en quoi je pourrais imaginer le moindre doute, afin de voir s'il ne resterait point après cela quelque chose en ma créance qui fût entièrement indubitable [3]. Ainsi, à cause que nos sens nous trompent quelquefois, je voulus supposer qu'il n'y avait aucune chose qui fût telle qu'ils nous la font imaginer [4]; et parce qu'il y a des hommes qui se méprennent en raisonnant, même touchant les plus simples matières de géométrie, et y font des paralogismes, jugeant que j'étais sujet à faillir autant qu'aucun autre, je rejetai comme fausses toutes les raisons que j'avais prises auparavant pour démonstrations'[5]; et enfin, considérant que toutes les mêmes pensées que nous avons étant éveillés nous peuvent aussi venir quand nous dormons, sans qu'il y en ait aucune pour lors qui soit vraie, je me résolus de feindre que toutes les choses qui m'étaient jamais entrées en l'esprit n'étaient non plus vraies que les illusions de mes songes [6]. Mais aussitôt après je pris garde que, pendant que je voulais ainsi penser que tout était faux, il fallait nécessairement que moi qui le pensais fusse quelque chose; et remarquant que cette vérité, je pense, donc je suis [7], était si ferme et si assurée, que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques n'étaient pas capables de l'ébranler, je jugeai que je pouvais la recevoir sans scrupule pour le premier principe de la philosophie que je cherchais.

[6] Cette seule phrase contient trois raisons de douter, trois arguments de ce scepticisme méthodique et provisoire qui doit conduire à l'affirmation de vérités certaine indubitables : 1° erreurs des sens; 2° faillibilité des opinions individuelles; 3° illusions des rêves (peut-être nos perceptions ne sont-elles, même dans l'état de veille, que des hallucinations et des rêves). Ces trois arguments sont traités avec détail dans la Première Méditation, qui ne sont autre chose que le développement de toute cette quatrième partie de la Méthode. Mais les Méditations ajoutent une dernière raison générale de douter, qui, si elle était, prise une fois au sérieux, infirmerait d'avance toute démonstration ultérieure : c'est l'hypothèse d'un Dieu trompeur ou d'un malin génie qui prendrait plaisir à fausser les facultés intellectuelles des humains, à leur présenter comme évidentes des propositions fausses. Il faudra démontrer alors, par l'évidence, que ce Dieu trompeur n'existe pas, l'action de tromper étant incompatible avec la perfection que contient l'idée de Dieu. Mais cette démonstration, n'est-ce pas le Dieu malin supposé qui la suggère, et qui nous trompe précisément en nous faisant croire qu'il n'existe pas? De là un cercle vicieux qui est une des principales faiblesses de la métaphysique cartésienne. Mais une telle objection qui ne peut être tirée de l'idée de Dieu sans la détruire, ne peut être proposée sérieusement ; elle n'est qu'un artifice d'école que l'auteur du Discours de la Méthode aurait bien fait de ne pas introduire.

[7] Voilà le fameux axiome cartésien. Saint Augustin dans la Cité de Dieu oppose un argument analogue au scepticisme de la Nouvelle Académie. Si nous nous trompons, nous sommes : « Si enim fallor, sum. Nam qui non est, utique nec falli potest, ac per hoc sum, si falllor. Quia ergo sum, quomodo esse me fallor, quando cerium esse me, si fallor ».  (Civit. Dei, lib. Xl, cap. XXVI). Descartes paraît n'avoir eu connaissance de cette coïncidence que la jour où Arnauld la lui indiqua en lui adressant les Quatrièmes Objections. On cite le plus souvent l'axiome cartésien sous sa forme latine Cogito, ergo sum. C'est en français que le Discours de la Méthode avait été publié d'abord, et cette circonstance en marquait l'esprit d'innovation; mais il avait été bientôt traduit, sous les yeux de l'auteur, en latin, la langue officielle de l'enseignement philosophique. On a beaucoup discuté sur le lien établi par Descartes, au moyen de la particule donc, entre les deux parties de cette formule : je pense, je suis. On a d'abord accusé Descartes d'avoir voulu prouver l'existence par la pensée, au moyen d'un syllogisme et en s'appuyant sur ce principe sous-entendu : ce qui pense existe. C'était, suivant Gassendi, le célèbre adversaire de Descartes, un cercle vicieux. C'était surtout un raisonnement inutile et factice, substitué à la conscience immédiate que nous avons de notre existence dans le fait même de la pensée. Descartes a protesté plus tard contre l'imputation d'un syllogisme sous-entendu. Il dit, dans sa réponse aux secondes. Objections recueillies par Mersenne : Cum advertimus nos esse res cogitantes, prima quaedam notio est quae ex nullo syllogismo concluditur; neque etiam cum quis dicit ego cogito, ergo sum, sive existo, existentiam ex cogitatione per syllogianum deducit, sed tanquam rem per se notam simplici mentis intuiti agnoscit


 
 
 
 

[1] En Hollande, vers 1629.
 
 

[2] Dans la conduite de la vie.

[3] C'est ce qu'on a nommé le doute méthodique. La grande préoccupation de Descartes, c'est le Pyrrhonisme. Ce qu'il veut, c'est établir une philosophie qui soit absolument inattaquable aux objections des Sceptiques.

[4] Illusions des sens, premier motif de doute, qui sera développé dans la Première Méditation.

[5] Erreurs de raisonnement, second motif de doute, également développé dans la Première Méditation.

[6]

[7]

Puis, examinant avec attention ce que j'étais, et voyant que je pouvais feindre que je n'avais aucun corps, et qu'il n'y avait aucun monde ni aucun lieu où je fusse; mais que je ne pouvais pas feindre pour cela que je n'étais point; et qu'au contraire de cela même que je pensais à douter de la vérité des autres choses, il suivait très évidemment et très certainement que j'étais; au lieu que si j'eusse seulement cessé de penser, encore que tout le reste de ce que j'avais jamais imaginé eût été vrai, je n'avais aucune raison de croire que j'eusse été; je connus de là que j'étais une substance[9] dont toute l'essence ou la nature n'est que de penser, et qui pour être n'a besoin d'aucun lieu ni ne dépend d'aucune chose matérielle [10]; en sorte que ce moi, c'est-à-dire l'âme, par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement distincte du corps, et même qu'elle est plus aisée à connaître que lui, et qu'encore qu'il ne fût point, elle ne l'aurait pus d'être tout ce qu'elle est [11].
[11] Descartes fait découler la distinction de l'âme et du corps de la distinction de leurs essences, la pensée et l'étendue, et il conclut que l'âme est plus aisée à connaître que le corps. Ce dernier paragraphe est développé dans la Deuxième Méditation
Après cela je considérai en général ce qui est requis à une proposition pour être vraie et certaine; car puisque je venais d'en trouver une que je savais être telle, je pensai que je devais aussi savoir en quoi consiste cette certitude. Et ayant remarqué qu'il n'y a rien du tout en ceci, je pense, donc je suis, qui m'assure que je dis la vérité, sinon que je vois très clairement que pour penser il faut être, je jugeai que je pouvais prendre pour règle générale que les choses que nous concevons fort clairement et fort distinctement sont toutes vraies, mais qu'il y a seulement quelque difficulté à bien remarquer quelles sont celles que nous concevons distinctement [12].

Ensuite de quoi, faisant réflexion sur ce que je doutais, et que par conséquent mon être n'était pas tout parfait, car je voyais clairement que c'était une plus grande perfection de connaître, que de douter, je m'avisai de chercher d'où j'avais appris à penser à quelque chose de plus parfait que je n'étais; et je connus évidemment que ce devait être de quelque nature qui fût en effet plus parfaite [13]. Pour ce qui est des pensées que j'avais de plusieurs autres choses hors de moi, comme du ciel, de la Terre, de la lumière, de la chaleur, et de mille autres, je n'étais point tant en peine de savoir d'où elles venaient, à cause que, ne remarquant rien en elles qui me semblât les rendre supérieures à moi, je pouvais croire que, si elles étaient vraies, c'étaient des dépendances de ma nature, en tant qu'elle avait quelque perfection, et, si elles ne l'étaient pas, que je les tenais du néant, c'est-à-dire qu'elles étaient en moi pour ce que j'avais du défaut. Mais ce ne pouvait être le même de l'idée [14] d'un être plus parfait que le mien. Car, de la tenir du néant, c'était chose manifestement impossible: et pour ce qu'il n'y a pas moins de répugnance que le plus parfait soit une suite et une dépendance du moins parfait, qu'il y en a que de rien procède quelque chose, je ne la pouvais tenir non plus de moi-même: de façon qu'il restait qu'elle eût été mise en moi par une nature qui fût véritablement plus parfaite que je n'étais, et même qui eût en soi toutes les perfections dont je pouvais avoir quelque idée, c'est à dire, pour m'expliquer en un mot, qui fût Dieu [15]. A quoi j'ajoutai que, puisque je connaissais quelques perfections que je n'avais point, je n'étais pas le seul être qui existât (j'userai, s'il vous plaît, ici librement des mots de l'Ecole); mais qu'il fallait de nécessité, qu'il y en eût quelque autre plus parfait, duquel je dépendisse, et duquel j'eusse acquis tout ce que j'avais [16], car, si j'eusse été seul et indépendant de tout autre, en sorte que j'eusse eu de moi-même tout ce peu que je participais de l'être parfait, j'eusse pu avoir de moi, par même raison, tout le surplus que je connaissais me manquer, et ainsi être moi-même infini, éternel, immuable, tout connaissant, tout puissant, et enfin avoir toutes les perfections que je pouvais remarquer être en Dieu. Car, suivant les raisonnements que je viens de faire, pour connaître la nature de Dieu, autant que la mienne en était capable, je n'avais qu'à considérer, de toutes les choses dont je trouvais en moi quelque idée, si c'était perfection ou non de les posséder; et j'étais assuré qu'aucune de celles qui marquaient quelque imperfection n'était en lui, mais que toutes les autres y étaient: comme je voyais que le doute, l'inconstance, la tristesse, et choses semblables, n'y pouvaient être, vu que j'eusse été moi-même bien aisé d'en être exempt [17]. Puis, outre cela, j'avais des idées de plusieurs choses sensibles et corporelles; car, quoique je supposasse que je revois, et que tout ce que je voyais ou imaginais était faux, je ne pouvais nier toutefois que les idées n'en fussent véritablement en ma pensée. Mais pour ce que j'avais déjà connu en moi très clairement que la nature intelligente est distincte de la corporelle; considérant que toute composition témoigne de la dépendance, et que la dépendance est manifestement un défaut [18], je jugeais de là que ce ne pouvait être une perfection en Dieu d'être composé de ces deux natures, et que par conséquent il ne l'était pas; mais que s'il y avait quelques corps dans le monde, ou bien quelques intelligences [ = anges] ou autres natures qui ne fussent point toutes parfaites, leur être devait dépendre de sa puissance, en telle sorte quelles ne pouvaient subsister sans lui un seul moment [19].

[15] Toute idée doit être considérée de deux manières.
1° Comme un simple phénomène psychologique;

2° Comme la représentation de quelque objet. 

En tant que phénomènes psychologiques, toutes nos idées soit absolument équivalentes et s'expliquent par la seule activité de l'intelligence qui les produit. Mais, en tant que représentations, nos idées ont des valeurs fort différentes les unes des
autres. Par exemple, l'idée d'un objet est fort différente de l'idée d'une simple qualité. Il faut expliquer à quoi tiennent ces différences de valeur. C'est ce que Descartes cherche à faire ici. L'idée de Dieu, en tant que phénomène psychologique, n'est qu'un simple phénomène psychologique. Ici Descartes cherche à démontrer qu'un être absolument parfait ne saurait être représenté connue tel par une de nos idées, s'il n'existait pas. C'est la première prétendue preuve de l'existence de Dieu : l'idée du parfait qui est en moi ne peut me venir que d'un être parfait ou de Dieu. Elle est développée dans la Troisième Méditation.

[18] Un système moderne s'efforce d'établir, à l'encontre de Descartes, que la perfection d'un être est en raison directe de la multiplicité, de l'hétérogénéité des parties qui le constituent : la perfection n'exclurait donc pas la composition.

[19] Cela se veut une preuve nouvelle de l'existence de Dieu. Elle se résume ainsi : Je suis, et je suis imparfait, donc Il existe un être infiniment parfait. Le principe de cet argument est que la perfection est la raison même de l'existence. Les choses ne sont que parce qu'elles sont parfaites, et qu'autant qu'elles sont parfaites.

[9] Paralogisme : de ce que je pense, il ne s'ensuit pas que je sois une substance.

[10] Si au-dessous de la pensée et de l'étendue il existe une substance, rien ne prouve qu'il y ait une res cogitans et une res extensa distinctes : peut-être, comme les adversaires de Descartes, Hobbes et Gassendi, le lui firent remarquer, la pensée n'est elle qu'un attribut de la substance étendue : la distinction des phénomènes, qu'on perçoit, n'entraîne pas nécessairement la distinction des substances, qu'on ne voit pas.

[11]
 
 
 

[12] Passage très important qui trouve son commentaire dans la Troisième Méditation, dans les Réponses aux Quatrièmes Objections et dans les Règles pour la direction de l'esprit.

[13] Par le Cogito ergo sum, Descartes a voulu démontrer sa propre existence. Il se propose ici de démontrer l'existence de quelque chose en dehors de lui. Ce quelque chose, c'est Dieu. Remarquez en quoi le cartésianisme diffère de la philosophie vulgaire.  D'ordinaire on admet comme évident que le corps existe, et ou cherche à démontrer l'existence de l'âme. On admet que le monde existe, et on cherche à démontrer l'existence de Dieu. Pour Descartes l'existence de la pensée prouve l'existence de l'âme; la nature de la pensée prouve l'existence de Dieu. Il s'agit ensuite de démontrer l'existence du monde.

[14] Descartes explique le mot Idée dans une note de la traduction latine du Discours de la méthode : hoc  in loco et ubique in sequentibus nomen ideae generaliter sumi pro omni re, cogitata, quatenus habet tantum esse quoddam objectivum in intellectu.

[15]

[16] Ébauche de la seconde prétendue preuve, exposée tout au long dans la Troisième Méditation : l'humain qui a l'idée du parfait n'a pu être créé ni par lui-même, ni par ses parents, mais par le seul être capable de lui communiquer l'idée du parfait en même temps que l'être, à savoir par l'Être parfait, par Dieu.

[17] Méthode pour déterminer les attributs de Dieu.

[18]

[19]
 
 

 

Je voulus chercher après cela d'autres vérités; et m'étant proposé l'objet des géomètres, que je concevais comme un corps continu, ou un espace indéfiniment étendu en longueur, largeur et hauteur ou profondeur, divisible en diverses parties, qui pouvaient avoir diverses figures et grandeurs, et être mues ou transposées en toutes sortes, car les géomètres supposent tout cela en leur objet, je parcourus quelques unes de leurs plus simples démonstrations; et, ayant pris garde que cette grande certitude, que tout le monde leur attribue, n'est fondée que sur ce qu'on les conçoit évidemment, suivant la règle que j'ai tantôt dite, je pris garde aussi qu'il n'y avait rien du tout en elles qui m'assurât de l'existence de leur objet. Car, par exemple, je voyais bien que, supposant un triangle, il fallait que ses trois angles fussent égaux à deux droits, mais je ne voyais rien pour cela qui m'assurât qu'il y eût au monde aucun triangle. Au lieu que, revenant à examiner l'idée que j'avais d'un être parfait, je trouvais que l'existence y était comprise en même façon qu'il est compris en celle d'un triangle que ses trois angles sont égaux à deux droits, ou en celle d'une sphère que toutes ses parties sont également distantes de son centre, ou même encore plus évidemment; et que par conséquent il est pour le moins aussi certain que Dieu, qui est cet être si parfait, est ou existe, qu'aucune démonstration de géométrie le saurait être [20].
[20] Troisième prétendue preuve de l'existence de Dieu, ou preuve ontologique. Saint Anselme l'exposa le premier dans le Proslogium, ce qui donna lieu à une réfutation pénétrante du moine Gaunilon. Descartes prétend l'avoir retrouvée sans le secours de saint Anselme; il l'expose dans cette troisième partie du Discours, et la développe dans la Cinquième Méditation ainsi que dans les Réponses aux objections.  Descartes croit cette preuve toute semblable aux démonstrations des géomètres. En géométrie, un objet étant déterminé par sa définition, on tire ensuite de cette définition par voie d'analyse toutes les propriétés que l'objet possède. De même ici, Dieu étant en quelque sorte posé par son idée, Descartes prétend démontrer qu'il existe, parce que l'existence est implicitement contenue dans l'idée même de Dieu. Kant réfuta définitivement cet argumentation dans la Critique de la raison pure.
Mais ce qui fait qu'il y en a plusieurs qui se persuadent qu'il y a de la difficulté à le connaître, et même aussi à connaître ce que c'est que leur âme, c'est qu'ils n'élèvent jamais leur esprit au-delà des choses sensibles, et qu'ils sont tellement accoutumés à ne rien considérer qu'en l'imaginant, qui est une façon de penser particulière pour les choses matérielles, que tout ce qui n'est pas imaginable, leur semble n'être pas intelligible. Ce qui est assez manifeste de ce que même les philosophes tiennent pour maxime, dans les écoles [21], qu'il n'y a rien dans l'entendement qui n'ait premièrement été dans le sens, où toutefois il est certain que les idées de Dieu et de l'âme n'ont jamais été [22]; et il me semble que ceux qui veulent user de leur imagination pour les comprendre font tout de même que si, pour ouïr les sons ou sentir les odeurs, ils se voulaient servir de leurs yeux. Sinon qu'il y a encore cette différence, que le sens de la vue ne nous assure pas moins de la vérité de ses objets que font ceux de l'odorat ou de l'ouïe; au lieu que ni notre imagination ni nos sens ne nous sauraient jamais assurer d'aucune chose si notre entendement n'y intervient [23].
[23] Selon Descartes, l'imagination et les sens fournissent des perceptions confuses auxquelles s'applique la faculté purement spirituelle par laquelle nous connaissons. Cette faculté, qui est l'entendement, démêle au milieu de ces perceptions confuses des notions claires et distinctes qui sont l'unique objet de la science (Reg. ad. dir. ing. 74-80). Après avoir décrit dans la Deuxième Méditation les changements multiples que peut subir un morceau de cire et que nous connaissons par l'imagination, tandis que l'entendement nous montre l'étendue comme la seule qualité qui dure au milieu de ces changements, Descartes conclut : « Il faut donc demeurer d'accord que je ne saurais pas même comprendre par l'imagination ce que c'est que ce morceau de cire, et qu'il n'y a que mon entendement seul qui le comprenne ». (Deuxième Méditadion, § 9).

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

[20]
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

[21] Nihil est in intellectu, quod non prius fuerit in sensu. Formule principale de la théorie philosophique nommée sensualisme. Ce serait une erreur grave de penser que le sensualisme fût enseigné par l'école proprement dite. Ce serait se tromper aussi d'attribuer ce trop fameux principe à Aristote. La doctrine d'Aristote n'est pas sensualiste, on peut même affirmer qu'il n'en existe pas dans toute l'Antiquité de plus conforme à celle que Leibniz et Descartes lui-même opposèrent aux sensualistes de leur siècle. On en trouvera les arguments dans le beau livre de Ravaisson, sur la métaphysique d'Aristote (1837-1846). (L.).

[22] Ce sont des idées innées.

[23]

Enfin, s'il y a encore des hommes qui ne soient pas assez persuadés de l'existence de Dieu et de leur âme par les raisons que j'ai apportées, je veux bien qu'ils sachent que toutes les autres choses dont ils se pensent peut-être plus assurés, comme d'avoir un corps, et qu'il y a des astres et une Terre, et choses semblables, sont moins certaines [24]; car, encore qu'on ait une assurance morale de ces choses, qui est telle qu'il semble qu'à moins d'être extravagant on n'en peut douter, toutefois aussi, à moins que d'être déraisonnable, lorsqu'il est question d'une certitude métaphysique, on ne peut nier que ce ne soit assez de sujet pour n'en être pas entièrement assuré, que d'avoir pris garde qu'on peut en même façon s'imaginer, étant endormi, qu'on a un autre corps, et qu'on voit d'autres astres et une autre Terre, sans qu'il en soit rien. Car d'où sait-on que les pensées qui viennent en songe sont plutôt fausses que les autres, vu que souvent elles ne sont pas moins vives et expresses? Et que les meilleurs esprits y étudient tant qu'il leur plaira, je ne crois pas qu'ils puissent donner aucune raison qui soit suffisante pour ôter ce doute, s'ils ne présupposent l'existence de Dieu. Car, premièrement, cela même que j'ai tantôt pris pour une règle, à savoir que les choses que nous concevons très clairement et très distinctement sont toutes vraies, n'est assuré qu'à cause que Dieu est ou existe [25], et qu'il est un être parfait, et que tout ce qui est en nous vient de lui. D'où il suit que nos idées ou notions, étant des choses réelles et qui viennent de Dieu, en tout ce en quoi elles sont claires et distinctes, ne peuvent en cela être que vraies. En sorte que si nous en avons assez souvent qui contiennent de la fausseté, ce ne peut être que de celles qui ont quelque chose de confus et obscur, à cause qu'en cela elles participent du néant [26], c'est-à-dire qu'elles ne sont en nous ainsi confuses qu'à cause que nous ne sommes pas tout parfaits. Et il est évident qu'il n'y a pas moins de répugnance que la fausseté ou l'imperfection procède de Dieu en tant que telle, qu'il y en a que la vérité ou la perfection procède du néant. Mais si nous ne savions point que tout ce qui est en nous de réel et de vrai vient d'un être parfait et infini, pour claires et distinctes que fussent nos idées, nous n'aurions aucune raison qui nous assurât qu'elles eussent la perfection d'être vraies [27].
[27] Il importe de bien considérer ici comment Descartes subordonne à la démonstration de l'existence de Dieu la certitude de toutes ses autres idées. « Si nous ne savions point que tout ce qui est en nous de réel et de vrai vient d'un Être parfait et infini, pour claires et distinctes que fussent nos idées, nous n'aurions aucune raison qui nous assurât qu'elles eussent la perfection d'être vraies ». Cela est absolu, et Descartes oublie même de faire une exception en faveur de sa première idée claire et distincte, celle de sa propre existence, comme être pensant. Faisons-la. Il reste toujours que rien, hors de lui, ne peut être affirmé qu'en s'appuyant sur la démonstration de l'existence et de la perfection de Dieu. Le monde extérieur, la matière, ses semblables, objets de la perception ou du rêve, rien n'existe pour lui que sur la foi de la véracité divine. Cela est capital dans le cartésianisme, et d'une extrême conséquence dans l'histoire des systèmes qui le continuent. C'est là que se rattachent, par un lien plus ou moins logique, toutes ces théories si inutilement laborieuses sur la certitude de la perception extérieure : et « la vision en Dieu » de Malebranche, et « l'idéalisme » de Berkeley, qui fait de la matière « un raffinement philosophique », et le « nihilisme » résolu de Hume, et cette opposition renaissante entre « le subjectif et l'objectif », qui aboutit, sous tant de formes, à la négation de l'un ou de l'autre. On échappe à toutes ces plus ou moins sublimes folies, en reconnaissant plusieurs sources de certitude, et la conscience, et les sens et la raison. Descartes dit, dans ses Méditations, qu'il ne veut « qu'un point fixe », comme Archimède, pour remuer le monde. Pour le remuer, oui ; mais pour le construire? Un point et le levier du raisonnement géométrique n'y suffisent pas. Il faut une base, large et solide, on toutes nos facultés légitimes, avec les diverses méthodes qui leur sont propres, se mettent à l'oeuvre de concert.
Or, après que la connaissance de Dieu et de l'âme nous a ainsi rendus certains de cette règle, il est bien aisé à connaître que les rêveries que nous imaginons étant endormis ne doivent aucunement nous faire douter de la vérité des pensées que nous avons étant éveillés. Car s'il arrivait même en dormant qu'on eût quelque idée fort distincte, comme, par exemple, qu'un géomètre inventât quelque nouvelle démonstration, son sommeil ne l'empêcherait pas d'être vraie; et pour l'erreur la plus ordinaire de nos songes, qui consiste en ce qu'ils nous représentent divers objets en même façon que font nos sens extérieurs, [il] n'importe pas qu'elle nous donne occasion de nous défier de la vérité de telles idées, à cause qu'elles peuvent aussi nous tromper assez souvent sans que nous dormions; comme lorsque ceux qui ont la jaunisse voient tout de couleur jaune, ou que les astres ou autres corps fort éloignés nous paraissent beaucoup plus petits qu'ils ne sont. Car enfin, soit que nous veillions, soit que nous dormions, nous ne nous devons jamais laisser persuader qu'à l'évidence de notre raison. Et il est à remarquer que je dis de notre raison, et non point de notre imagination ni de nos sens: comme encore que nous voyions le Soleil très clairement, nous ne devons pas juger pour cela qu'il ne soit que de la grandeur que nous le voyons; et nous pouvons bien imaginer distinctement une tête de lion entée sur le corps d'une chèvre, sans qu'il faille conclure pour cela qu'il y ait au monde une chimère; car la raison ne nous dicte point que ce que nous voyons ou imaginons ainsi soit véritable; mais elle nous dicte bien que toutes nos idées ou notions doivent avoir quelque fondement de vérité; car il ne serait pas possible que Dieu, qui est tout parfait et tout véritable, les eût mises en nous sans cela; et, pour ce que nos raisonnements ne sont jamais si évidents ni si entiers pendant le sommeil que pendant la veille, bien que quelquefois nos imaginations soient alors autant ou plus vives et expresses, elle nous dicte aussi que nos pensées ne pouvant être toutes vraies, à cause que nous ne sommes pas tout parfaits, ce qu'elles ont de vérité doit infailliblement se rencontrer en celles que nous avons étant éveillés plutôt qu'en nos songes [28][28]. (R. Descartes, 1637; notes d'après : G. Vapereau, T.-V. Charpentier, L. Carrau, et al.).
[28] Sur ce point, Descartes peut tout au plus faire appel à une croyance de l'humain qui se fie naturellement aux pensées de la veille, et à l'existence d'objets extérieurs correspondant à ses perceptions : puis affirmant que Dieu, créateur de cette croyance, n'est pas trompeur, il conclut qu'il existe réellement des objets extérieurs : mais ne peut-on point lui objecter, comme le fit Malebranche, que cette croyance n'est pas invincible et que parfois elle nous induit en erreur? La Sixième Méditation de Descartes développe ce dernier paragraphe de la quatrième partie du Discours. [28] On a dit souvent que Descartes fait dépendre de la véracité divine la certitude de l'existence du monde. Cela est vrai, mais il faut s'entendre. Il existe, en réalité, deux mondes, le monde des apparences sensibles, le monde que la raison et la science nous font connaître. Dans le premier monde, le Soleil est un disque d'un demi-pied de diamètre; dans le second, le Soleil est un globe, plusieurs millions de fois plus gros que la Terre. Il ne s'agit pas de démontrer l'existence réelle du monde des apparences, puisque ce monde n'a pas d'existence réelle. Pour l'autre monde, Descartes croit que son existence s'appuie sur des raisons certaines évidentes, et qui dépendent, par conséquent, de la véracité divine.

 
 

[24] En effet, la certitude de l'existence des choses corporelles repose sur la véracité divine.
 
 

[25] Descartes va jusqu'à dire qu'un athée ne saurait être assuré des vérités mathématiques : « qu'un athée, dit-il dans ses Réponses aux secondes objections, puisse connaître clairement que les trois angles d'un triangle sont égaux à deux droits, je ne le nie pas; mais je maintiens seulement que la connaissance qu'il en a n'est pas une vraie science »; car si l'on ne croit point en la perfection de Dieu, on ne saurait établir la durée de la vérité et de l'évidence.

[26] Les notions claires et distinctes sont les idées innées et ont été mises en nous par Dieu, qui en est l'auteur, la cause positive; « celles qui ont quelque chose de confus et d'obscur », participent du néant, en ce sens que leur confusion et leur obscurité viennent de ce que l'entendement imparfait n'est pas capable de les concevoir clairement et distinctement : dès lors, l'erreur est possible, si, avant que la conception soit devenue claire et distincte, la volonté pose le jugement. La confusion des idées et l'erreur ont donc, selon Descartes, une cause privative, négative.

[27]

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