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Discours de la méthode 
pour bien conduire sa raison 
et chercher la vérité dans les sciences
René Descartes


Descartes
1637 
Si ce discours semble trop long pour être lu en une fois, on le pourra distinguer en six parties. Et, en la première, on trouvera diverses considérations touchant les sciences. En la seconde, les principales règles de la méthode que l'auteur a cherchée. En la troisième, quelques unes de celles de la morale qu'il a tirée de cette méthode. En la quatrième, les raisons par lesquelles il prouve l'existence de Dieu et de l'âme humaine, qui sont les fondements de sa métaphysique. En la cinquième, l'ordre des questions de physique qu'il a cherchées, et particulièrement l'explication du mouvement du coeur et de quelques autres difficultés qui appartiennent à la médecine; puis aussi la différence qui est entre notre âme et celle des bêtes. Et en la dernière, quelles choses il croit être requises pour aller plus avant en la recherche de la nature qu'il n'a été, et quelles raisons l'ont fait écrire [1] [1].
[1] On voit que cette division est de Descartes. Dans l'édition originale (1637), elle est marquée par des indications à la marge. 
[1] Le Discours de la Méthode a été écrit en français par Descartes. Il fut d'abord imprimé à Leyde en 1637, avec la Dioptrique, les Météores et la Géométrie. Il parut en 1644 une traduction latine du Discours, de la Dioptrique et des Météores. Cette traduction, composée par l'abbé de Courcelles, fut revue et approuvée par Descartes.

Première partie
Considérations touchant les sciences


Présentation Ire partie IIe partie IIIe partie IVe partie Ve partie VIe partie

 
 
 


 

Ces Considérations touchant les sciences sont empreintes d'une critique fine et railleuse : c'est le tableau, ou plutôt la satire, de l'état général des connaissances à l'époque de Descartes, et elles ont pour but de faire bien ressortir la nécessité d'une réforme radicale dans toutes les sciences que comprenait alors la dénomination très élastique de philosophie.

Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée [2]; car chacun pense en être si bien pourvu, que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose n'ont point coutume d'en désirer plus qu'ils en ont. En quoi il n'est pas vraisemblable que tous se trompent; mais plutôt cela témoigne que la puissance de bien juger et distinguer le vrai d'avec le faux, qui est proprement ce qu'on nomme le bon sens ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes [3]; et ainsi que la diversité de nos opinions ne vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que les autres, mais seulement de ce que nous conduisons nos pensées par diverses voies, et ne considérons pas les mêmes choses [4]. Car ce n'est pas assez d'avoir l'esprit bon, mais le principal est de l'appliquer bien [5]. Les plus grandes âmes sont capables des plus grands vices aussi bien que des plus grandes vertus; et ceux qui ne marchent que fort lentement peuvent avancer beaucoup davantage, s'ils suivent toujours le droit chemin, que ne font ceux qui courent et qui s'en éloignent.

[2] Si l'on donnait à l'expression « bon sens » sa signification habituelle, l'opinion exprimée ici par Descartes paraîtrait sans doute paradoxale et contradictoire avec celle de Nicole qui, vers la même époque, écrivait : « Il est étrange combien c'est une qualité rare que cette exactitude de jugement. On ne rencontre partout que des esprits faux qui n'ont presque aucun discernement de la vérité, etc. » (Logique de Port Royal, 1er discours). Et Pascal, se faisant l'écho, à sa manière et avec son génie, de ces sévères idées, jetait sur un de ces petits papiers qui devinrent le manuscrit des Pensées, cette ligne désolante : « Il y a beaucoup d'esprits faux ». Pourtant il n'est pas difficile de concilier ces assertions avec ce que Descartes a en tête : celui-ci entend simplement par le bon sens (qu'il appelle ailleurs la "lumière naturelle"), comme il l'explique lui-même quelques lignes plus bas, le pouvoir de discerner le vrai d'avec le faux, le pouvoir de juger ou la raison; or, le pouvoir de juger découle des lois constitutives de l'entendement, qui sont les mêmes chez tous les humains, et qui nous obligent à poser des relations du même genre entre les mêmes idées-: tout entendement est réglé, par exemple, par la loi ou principe de contradiction. Les humains devraient donc penser tous de la même manière et s'accorder dans la reconnaissance des même vérités, si 1° ils procédaient de la même manière à la recherche du vrai, et si 2° ils n'étaient détournés de telle ou telle opinion par leurs passions et leur mauvaise volonté. C'est à ces deux dernières causes surtout qu'il faut attribuer la naissance des idées fausses qui deviennent bientôt des habitudes, des préjugés, et qui sous cette forme finissent par rendre faux les esprits naturellement droits.

 
 
 

[2]
 

[3] Cet hommage au bon sens, à l'esprit de discernement répandu parmi les humains était une sorte d'avance faite par Descartes au nouveau public auquel il soumettait les questions philosophiques, réservées jusque-là au jugement des savants de profession. C'est comme une flatterie à l'adresse du suffrage universel en matière de métaphysique. 

[4] D'où l'intérêt de disposer d'une méthode procurant à chacun les moyens du meilleur usage de son bon sens, de sa raison.

[5] L'esprit étant originairement juste ne saurait être déformé que par de mauvaises habitudes de jugement; aussi faut-il trouver une méthode qui l'oblige à contrôler continuellement sa marche et à discerner à chaque instant si l'opinion qu'il adopte est vraie ou fausse : cette méthode doit être, d'après Descartes, un appel continuel à l'intuition et par conséquent elle doit être déductive.

Pour moi, je n'ai jamais présumé que mon esprit fût en rien plus parfait que ceux du commun; même j'ai souvent souhaité d'avoir la pensée aussi prompte, ou l'imagination aussi nette et distincte, ou la mémoire aussi ample ou aussi présente, que quelques autres. Et je ne sache point de qualités que celles-ci qui servent à la perfection de l'esprit [6]; car pour la raison, ou le sens, d'autant qu'elle est la seule chose qui nous rend hommes et nous distingue des bêtes [7], je veux croire qu'elle est tout entière en un chacun; et suivre en ceci l'opinion commune des philosophes, qui disent qu'il n'y a du plus et du moins qu'entre les accidents [8], et non point entre les formes ou natures des individus d'une même espèce'[9].
[8] La scolastique, qui employait le langage d'Aristote, entendait par forme ou forme substantielle ce qui constitue l'essence même d'un être, et par conséquent les qualités qu'on ne saurait en retrancher sans le détruire ou sans lui ôter ce qui le distingue des êtres qui lui sont inférieurs ou supérieurs : ainsi l'âme est la forme de l'humain : la forme est donc la marque de l'espèce, elle distingue en réalité une espèce d'une autre; aussi n'y a-t-il pas « du plus et du moins » entre les natures des individus d'une même espèce; exemple : tout homme est raisonnable. L'accident, au contraire, est un attribut variable, non essentiel, d'un être : ainsi l'homme, qui, formellement possède la raison, au point de vue de l'accident, en use bien ou mal, est un esprit droit ou un esprit faux : c'est par l'accident que se distinguent entre eux les individus d'une même espèce, comme c'est par la forme que se distinguent les espèces entre elles.

[9] C'est la distinction bien connue de l'essence, qui est le fond commun de tous les individus d'un même genre, et des modifications accidentelles qui varient avec les individus et les circonstances, et conséquemment n'appartiennent pas à l'essence, immuable de sa nature. On donnait dans la philosophie ancienne, depuis Aristote, et dans l'école, au Moyen âge, le nom de forme ou de forme substantielle à ce que nous appelons communément essence. (Lorquet).

Mais je ne craindrai pas de dire que je pense avoir eu beaucoup d'heur de m'être rencontré dès ma jeunesse [10] en certains chemins qui m'ont conduit à des considérations et des maximes dont j'ai formé une méthode, par laquelle il me semble que j'ai moyen d'augmenter par degrés ma connaissance, et de l'élever peu à peu au plus haut point auquel la médiocrité de mon esprit et la courte durée de ma vie lui pourront permettre d'atteindre' [11]. Car j'en ai déjà recueilli de tels fruits [12], qu'encore qu'au jugement que je fais de moi-même je tâche toujours de pencher  vers le côté de la défiance plutôt que vers celui de la présomption, et que, regardant d'un oeil de philosophe les diverses actions et entreprises de tous les hommes, il n'y en ait quasi aucune qui ne me semble vaine et inutile, je ne laisse pas de recevoir une extrême satisfaction du progrès que je pense avoir déjà fait en la recherche de la vérité, et de concevoir de telles espérances pour l'avenir [13], que si, entre les occupations des hommes, purement hommes [14], il y en a quelqu'une qui soit solidement bonne et importante, j'ose croire que c'est celle que j'ai choisie.
[11] Descartes croyait, on le voit, que la science ne trouve de limite que dans la faiblesse de notre intelligence; et il attribuait une telle excellence à sa méthode que, suivant lui, l'application rigoureuse de cette méthode devait conduire, par une déduction continue, à une construction définitive de la science totale. Cette modestie de Descartes rapportant ses progrès dans les sciences non à la supériorité propre de son esprit, mais à la bonté de sa méthode, c'est-à-dire de son instrument, rappelle la modestie non moins grande de Bacon, le réformateur des sciences naturelles. Celui-ci, au début du Novum organum, ne s'enorgueillit pas de faire mieux que ses devanciers : il prétend seulement « mieux tracer un cercle avec un compas, qu'un autre ne le pourrait faire avec la main ».
Toutefois il se peut faire que je me trompe, et ce n'est peut-être qu'un peu de cuivre et de verre que je prends pour de l'or et des diamants. Je sais combien nous sommes sujets à nous méprendre en ce qui nous touche, et combien aussi les jugements de nos amis [15] nous doivent être suspects, lorsqu'ils sont en notre faveur. Mais je serai bien aise de faire voir en ce discours quels sont les chemins que j'ai suivis, et d'y représenter ma vie comme en un tableau [16], afin que chacun en puisse juger, et qu'apprenant du bruit commun les opinions qu'on en aura, ce soit un nouveau moyen de m'instruire, que j'ajouterai à ceux dont j'ai coutume de me servir.

Ainsi mon dessein n'est pas d'enseigner ici la méthode que chacun doit suivre pour bien conduire sa raison, mais seulement de faire voir en quelle sorte j'ai tâché de conduire la mienne [17]. Ceux qui se mêlent de donner des préceptes se doivent estimer plus habiles que ceux auxquels ils les donnent; et s'ils manquent en la moindre chose, ils en sont blâmables. Mais, ne proposant cet écrit que comme une histoire, ou, si vous l'aimez mieux, que comme une fable [18], en laquelle, parmi quelques exemples qu'on peut imiter, on en trouvera peut-être aussi plusieurs autres qu'on aura raison de ne pas suivre, j'espère qu'il sera utile à quelques uns sans être nuisible à personne, et que tous me sauront gré de ma franchise.

[17] Dans tous ces passages, Descartes paraît n'offrir sa méthode que comme un exemple à suivre, et non comme un fondement définitif de la science : il est évident qu'il y a là modestie de sa part, et qu'au fond il espérait fermement que la méthode, par sa rigueur, se ferait accepter de tout le monde. Il avait d'abord donné à son ouvrage le nom de «-Traité de la méthode »; mais il préféra substituer celui de « Discours » pour lui conserver son caractère d'exposition, de « fable », de récit, concernant un procédé tout personnel.

 
 

[6] Remarquez ce résumé des qualités (raison, imagination, mémoire) qui constituent, selon Descartes, la perfection de l'esprit.

[7] « La raison ou le sens », deux expressions qui sont synonymes de l'expression « bon sens » que nous avons expliquée plus haut : Descartes entendait donc bien par « bon sens » cette faculté qui nous est commune à tous, « qui nous rend humains, et qui nous distingue des bêtes ». Une telle faculté distinctive était ce que, dans le langage de la scolastique, on appelait la « différence », un des universaux.

[8]

[9]

[10] L'époque précise paraît difficile à fixer. On a proposé la date de 1619. Descartes avait alors vingt-trois ans.
 
 

[11]

[12] Le Discours de la Méthode servait de préface à la Dioptrique, aux Météores et à la Géométrie, ouvrages remplis, surtout le dernier, des principales découvertes de Descartes en mathématiques, notamment en optique et en algèbre. Voir aussi la Quatrième partie.

[13] Sur les ambitions de Descartes, voir dans la Sixième partie.

[14] « Purement hommes »; distinction entre les occupations purement humaines et les occupations qu'on pourrait appeler divines, comme l'étude de la théologie, dont Descartes dira plus bas qu'elle « enseigne à gagner le ciel ».

[15] Descartes ne faisait aucune découverte ou n'avait aucune idée nouvelle qu'il ne la communiquât sur-le-champ à des amis fidèles, comme Mersenne ou Clerselier, qui furent en même temps de sincères admirateurs.

[16] Ainsi l'exposition de la philosophie cartésienne est absolument différente dans le Discours de la méthode et dans les Principes. Dans le Discours, l'exposition est pour ainsi dire biographique; elle est, au contraire, toute logique dans les Principes.

[17]

[18] « Fable », fabula, récit. Mais aussi récit dont il est possible de tirer, sinon une morale, du moins un enseignement.
 

J'ai été nourri aux lettres [19] dès mon enfance; et, pour ce qu'on me persuadait que par leur moyen on pouvait acquérir une connaissance claire et assurée de tout ce qui est utile à la vie, j'avais un extrême désir de les apprendre [20]. Mais sitôt que j'eus achevé tout ce cours d'études, au bout duquel on a coutume d'être reçu au rang des doctes, je changeai entièrement d'opinion. Car je me trouvais embarrassé de tant de doutes et d'erreurs, qu'il me semblait n'avoir fait autre profit, en tâchant de m'instruire, sinon que j'avais découvert de plus en plus mon ignorance. Et néanmoins j'étais en l'une des plus célèbres écoles de l'Europe [21], où je pensais qu'il devait y avoir de savants hommes, s'il y en avait en aucun endroit de la Terre. J'y avais appris tout ce que les autres y apprenaient; et même, ne m'étant pas contenté des sciences qu'on nous enseignait, j'avais parcouru tous les livres traitant de celles qu'on estime les plus curieuses et les plus rares, qui avaient pu tomber entre mes mains. Avec cela je savais les jugements que les autres faisaient de moi; et je ne voyais point qu'on m'estimât inférieur à mes condisciples, bien qu'il y en eût déjà entre eux quelques uns qu'on destinait à remplir les places de nos maîtres. Et enfin notre siècle me semblait aussi fleurissant et aussi fertile en bons esprits qu'ait été aucun des précédents. Ce qui me faisait prendre la liberté de juger par moi de tous les autres, et de penser qu'il n'y avait aucune doctrine dans le monde qui fût telle qu'on m'avait auparavant fait espérer.

Je ne laissais pas toutefois d'estimer les exercices auxquels on s'occupe dans les écoles [22]. Je savais que les langues qu'on y apprend sont nécessaires pour l'intelligence des livres anciens; que la gentillesse des fables réveille l'esprit; que les actions mémorables des histoires le relèvent, et qu'étant lues avec discrétion [ = discernement] elles aident à former le jugement [23]; que la lecture de tous les bons livres est comme une conversation avec les plus honnêtes gens des siècles passés, qui en ont été les auteurs, et même une conversation étudiée en laquelle ils ne nous découvrent que les meilleures de leurs pensées; que l'éloquence a des forces et des beautés incomparables; que la poésie a des délicatesses et des douceurs très ravissantes; que les mathématiques ont des inventions très subtiles, et qui peuvent beaucoup servir tant à contenter les curieux qu'à faciliter tous les arts et diminuer le travail des hommes [24]; que les écrits qui traitent des moeurs contiennent plusieurs enseignements et plusieurs exhortations à la vertu qui sont fort utiles; que la théologie enseigne à gagner le ciel; que la philosophiedonne moyen de parler vraisemblablement de toutes choses, et se faire admirer des moins savants [25]; que la jurisprudence, la médecine et les autres sciences apportent des honneurs et des richesses à ceux qui les cultivent [26]; et enfin qu'il est bon de les avoir toutes examinées, même les plus superstitieuses et les plus fausses, afin de connaître leur juste valeur et se garder d'en être trompé.

[25] De tous ces exercices de l'école, il est remarquable que la philosophie soit le seul dont Descartes parle sur un ton quelque peu amer et railleur. C'est l'expression d'une déception :  car, au lieu de "donner le moyen de parler vraisemblablement de toutes choses", il aurait voulu qu'elle lui donne le moyen de parler avec certitude.

[26] On remarquera le mépris profond de Descartes pour ceux qui font un métier de la science : et pourtant il avait la plus haute idée de la médecine, qui, selon lui, devait arriver un jour à prolonger indéfiniment la vie humaine.

[19] Entendez qu'il avait étudié la grammaire, la rhétorique, l'éloquence, la poésie, l'histoire (ce que l'on appelait les humanités).

[20] Ces pages de confidences, d'impressions et de souvenirs personnels composent ce qu'on appellerait aujourd'hui une autobiographie. Tout le Discours de la Méthode n'est guère autre chose que l'autobiographie d'un penseur.

[21] Le collège de La Flèche, tenu par les jésuites. Descartes y était entré en 1604, à l'âge de huit ans; il en sortit en 1612.
 

[22] Ici commence un des passages les plus charmants qu'on puisse citer dans cette prose, toute fraîche et toute naïve, d'une langue à peine fixée.

[23] Descartes déclare que l'étude des lettres sert à former le jugement. Opinion remarquable chez un mathématicien.

[24] Descartes paraît croire que de son temps on appréciait les mathématiques surtout pour leur utilité immédiate, pour les services qu'elles rendent aux arts (aux techniques), à l'industrie humaine, à la richesse publique : aussi cherchera-t-il à bâtir sur leurs fondements quelque chose de plus relevé et à donner à la science un développement plus désintéressé, sans perdre de vue pour cela leur utilité pratique. (Voir la Sixième partie du Discours).

[25]

[26]

 

Mais je croyais avoir déjà donné assez de temps aux langues, et même aussi à la lecture des livres anciens, et à leurs histoires, et à leurs fables. Car c'est quasi le même de converser avec ceux des autres siècles que de voyager. Il est bon de savoir quelque chose des moeurs de divers peuples, afin de juger des nôtres plus sainement, et que nous ne pensions pas que tout ce qui est contre nos modes soit ridicule et contre raison, ainsi qu'ont coutume de faire ceux qui n'ont rien vu [27]. Mais lorsqu'on emploie trop de temps à voyager, on devient enfin étranger en son pays; et lorsqu'on est trop curieux des choses qui se pratiquaient aux siècles passés, on demeure ordinairement fort ignorant de celles qui se pratiquent en celui-ci. Outre que les fables font imaginer plusieurs événements comme possibles qui ne le sont point; et que même les histoires les plus fidèles, si elles ne changent ni n'augmentent la valeur des choses pour les rendre plus dignes d'être lues, au moins en omettent-elles presque toujours les plus basses et moins illustres circonstances [28], d'où vient que le reste ne paraît pas tel qu'il est, et que ceux qui règlent leurs moeurs par les exemples qu'ils en tirent sont sujets à tomber dans les extravagances des paladins de nos romans, et à concevoir des desseins qui passent leurs forces.

J'estimais fort l'éloquence, et j'étais amoureux de la poésie; mais je pensais que l'une et l'autre étaient des dons de l'esprit plutôt que des fruits de l'étude. Ceux qui ont le raisonnement le plus fort, et qui digèrent le mieux leurs pensées afin de les rendre claires et intelligibles, peuvent toujours le mieux persuader ce qu'ils proposent, encore qu'ils ne parlassent que bas-breton, et qu'ils n'eussent jamais appris de rhétorique; et ceux qui ont les inventions les plus agréables et qui les savent exprimer avec le plus d'ornement et de douceur, ne laisseraient pas d'être les meilleurs poètes, encore que l'art poétique leur fût inconnu [29].

[29] C'est parler un peu légèrement des règles et de leur utilité, et trancher de haut la question, si sujette à controverse, des rapports entre le génie naturel et les études qui le développent. Il n'y a ici qu'un paradoxe, qu'une boutade. La vérité et le bon sens ont depuis longtemps dit leur dernier mot sur ce sujet. On le trouvera dans cette simple comparaison de Cicéron : « Ut ager, quamvis fertilis, sine cultura fructuosus esse non potest, sic sine doctrina anima : ita est utraque res sine altera debilis (Tusculan. II, b) », ou bien dans ces quatre vers d'Horace (Épître aux Pisons, v. 409-412) « Natura fieret laudabile carmen, an arte, Quaesitum est; ego nec stadium sine divite vena, Nec rude quid prosit video ingenium : alterius sic Altera poscit opem res et conjurat amice. »

 
 

[27] Descartes considérait, à juste titre, les voyages comme un puissant moyen d'éducation : ils développent la liberté d'esprit. Aussi passa-t-il sa vie entière à voyager : s'il se fixe vingt années de suite en Hollande, il ne cesse dans cet intervalle de changer de domicile et vient plusieurs fois à Paris.

[28] Observation importante sur la manière de lire l'histoire.
 
 
 
 
 
 
 

[29]

Je me plaisais surtout aux mathématiques, à cause de la certitude et de l'évidence de leurs raisons [30]  : mais je ne remarquais point encore leur vrai usage [31]; et, pensant qu'elles ne servaient qu'aux arts mécaniques, je m'étonnais de ce que leurs fondements étant si fermes et si solides, on n'avait rien bâti dessus de plus relevé. Comme au contraire je comparais les écrits des anciens païens [32] qui traitent des moeurs, à des palais fort superbes et fort magnifiques, qui n'étaient bâtis que sur du sable et sur de la boue. Ils élèvent fort haut les vertus, et les font paraître estimables par-dessus toutes les choses qui sont au monde; mais ils n'enseignent pas assez à les connaître, et souvent ce qu'ils appellent d'un si beau nom n'est qu'une insensibilité, ou un orgueil, ou un désespoir, ou un parricide [33].
[33] Le type de la morale antique, de la morale païenne, est, pour Descartes, la morale des Stoïciens : lui qui la connaît si bien et qui lui fait plus d'un emprunt, il la compare « à des palais fort superbes et fort magnifiques, qui s'étaient bâtis que sur du sable et sur de la boue »; sans doute l'éthique stoïcienne n'allait pas chercher son principe dans la volonté divine, impénétrable à l'intelligence de l'humain, et elle ne prescrivait pas l'amour exclusif de la Divinité comme le devoir universel, qui comprend et au besoin remplace tous les autres : mais si elle ne reconnaissait pas ce principe, du moins celui dont elle s'inspire n'est-il point si grossier ni si méprisable : elle enseigne à l'humain que la vertu consiste à développer et perfectionner son activité conformément à  raison, à faire effort, à vouloir. Là se trouve tout à la fois la grandeur et le défaut de la morale des Stoïciens : elle offre à l'humain un but tout humain, au nom d'un principe purement humain rendre l'humain parfait, parce qu'il est doué de raison; mais vouloir n'est pas tout; si l'effort en lui-même a son prix, encore s'applique-t-il à quelque chose, à une matière, et le Stoïcien ne tient compte que de la forme de l'acte : voilà pourquoi il n'attache qu'une médiocre importance aux actes, aux inclinations, aux affections : il recommande « l'insensibilité » au profit de l'indépendance de la volonté; il accorde une valeur infinie à la liberté, et exalte « l'orgueil » des humains; mais il est prêt à déprécier les actes en eux-mêmes, et n'enseigne pas assez à connaître les actes vertueux, les vertus particulières, réservant le nom de vertu à l'énergie de la volonté, même lorsque cette énergie produit un arts de « désespoir comme le suicide, ou « un parricide », comme l'assassinat de César par Brutus, condamnable en soi.
[30] L'évidence et la certitude sont le premier mérite en philosophie. D'où il suit que les mathématiques sont plus près de la vraie philosophie que tous les systèmes.

[31]  « Le vrai usage » des mathématiques, selon Descartes, est de fournir une théorie complète des figures et des mouvements, dont les combinaisons constituent l'univers.

[32] Descartes pense ici principalement à Sénèque.

[33]

Je révérais notre théologie, et prétendais autant qu'aucun autre à gagner le ciel. Mais ayant appris, comme chose très assurée, que le chemin n'en est pas moins ouvert aux plus ignorants qu'aux plus doctes [34], et que les vérités révélées qui y conduisent sont au-dessus de notre intelligence, je n'eusse osé les soumettre à la faiblesse de mes raisonnements; et je pensais que, pour entreprendre de les examiner et y réussir, il était besoin d'avoir quelque extraordinaire assistance du ciel, et d'être plus qu'homme [35].

Je ne dirai rien de la philosophie, sinon que, voyant qu'elle a été cultivée par les plus excellents esprits qui aient vécu depuis plusieurs siècles, et que néanmoins il ne s'y trouve encore aucune chose dont on ne dispute, et par conséquent qui ne soit douteuse, je n'avais point assez de présomption pour espérer d'y rencontrer mieux que les autres; et que, considérant combien il peut y avoir de diverses opinions touchant une même matière, qui soient soutenues par des gens doctes, sans qu'il y en puisse avoir jamais plus d'une seule qui soit vraie, je réputais presque pour faux tout ce qui n'était que vraisemblable [36].

Puis, pour les autres sciences, d'autant qu'elles empruntent leurs principes de la philosophie, je jugeais qu'on ne pouvait avoir rien bâti qui fût solide sur des fondements si peu fermes; et ni l'honneur ni le gain qu'elles promettent n'étaient suffisants pour me convier à les apprendre. Car je ne me sentais point, grâces à Dieu, de condition qui m'obligeât à faire un métier de la science pour le soulagement de ma fortune; et, quoique je ne fisse pas profession de mépriser la gloire en cynique, je faisais néanmoins fort peu d'état de celle que je n'espérais point pouvoir acquérir qu'à faux titres. Et enfin, pour les mauvaises doctrines, je pensais déjà connaître assez ce qu'elles valaient pour n'être plus sujet à être trompé ni par les promesses d'un alchimiste, ni par les prédictions d'un astrologue, ni par les impostures d'un magicien, ni par les artifices ou la vanterie d'aucun de ceux qui font profession de savoir plus qu'ils ne savent.

C'est pourquoi, sitôt que l'âge me permit de sortir de la sujétion de mes précepteurs, je quittai entièrement l'étude des lettres; et me résolvant de ne chercher plus d'autre science que celle qui se pourrait trouver en moi-même, ou bien dans le grand livre du monde [37], j'employai le reste de ma jeunesse à voyager [38], à voir des cours et des armées, à fréquenter des gens de diverses humeurs et conditions, à recueillir diverses expériences, à m'éprouver moi-même dans les rencontres que la fortune [ = les hasards de la vie] me proposait, et partout à faire telle réflexion sur les choses qui se présentaient que j'en pusse tirer quelque profit. Car il me semblait que je pourrais rencontrer beaucoup plus de vérité dans les raisonnements que chacun fait touchant les affaires qui lui importent, et dont l'événement le doit punir bientôt après s'il a mal jugé, que dans ceux que fait un homme de lettres dans son cabinet, touchant des spéculations qui ne produisent aucun effet, et qui ne lui sont d'autre conséquence, sinon que peut-être il en tirera d'autant plus de vanité qu'elles seront plus éloignées du sens commun, à cause qu'il aura dû employer d'autant plus d'esprit et d'artifice à tâcher de les rendre vraisemblables. Et j'avais toujours un extrême désir d'apprendre à distinguer le vrai d'avec le faux, pour voir clair en mes actions, et marcher avec assurance en cette vie.

Il est vrai que pendant que je ne faisais que considérer les moeurs des autres hommes, je n'y trouvais guère de quoi m'assurer, et que j'y remarquais quasi autant de diversité que j'avais fait auparavant entre les opinions des philosophes. En sorte que le plus grand profit que j'en retirais était que, voyant plusieurs choses qui, bien qu'elles nous semblent fort extravagantes et ridicules, ne laissent pas d'être communément reçues et approuvées par d'autres grands peuples, j'apprenais à ne rien croire trop fermement de ce qui ne m'avait été persuadé que par l'exemple et par la coutume; et ainsi je me délivrais peu à peu de beaucoup d'erreurs qui peuvent offusquer notre lumière naturelle, et nous rendre moins capables d'entendre raison [39]. Mais, après que j'eus employé quelques années à étudier ainsi dans le livre du monde, et à tâcher d'acquérir quelque expérience, je pris un jour résolution d'étudier aussi en moi-même, et d'employer toutes les forces de mon esprit à choisir les chemins que je devais suivre; ce qui me réussit beaucoup mieux, ce me semble, que si je ne me fusse jamais éloigné ni de mon pays ni de mes livres. (R. Descartes, 1637; notes d'après : G. Vapereau, T.-V. Charpentier, L. Carrau, et al.).


 

[34] C'est en cela que la religion diffère de la philosophie.

[35] Toutes les fois que Descartes est amené à parler de la théologie, il conserve vis-à-vis d'elle ce ton respectueux et réservé, sans doute pour éviter tout démêlé avec les théologiens; mais il en écarte positivement l'étude, comme s'il la dédaignait, et le respect qu'il affiche pour elle pourrait bien cacher des sentiments sceptiques ou tout au moins indifférents.

[36] Si la philosophie ne comporte pas de démonstrations rigoureuses qui mettent fin à toutes les disputes, le scepticisme est le vrai.
 

[37] Cette idée du grand livre du monde, héritée de l'Antiquité, se trouve aussi chez Galilée. Elle sous-tend que le monde à un sens accessible à la raison, ce qui, pour Descartes, légitime la recherche d'une méthode, qui d'une certaine façon serait une "méthode de lecture", et qui ne saurait se réduite à une simple mathématique.

[38] Au sortir du collège, Descartes passa une première année à Rennes, dans sa famille. De Rennes, il vint à Paris, où s'écoulèrent les quatre années suivantes, et d'où il partit en 1617, engagé comme volontaire, au service du prince Maurice de Nassau. De 1 617 à 1619, il séjourna en Hollande; en juillet 1619 il quitta la Hollande pour aller prendre du service dans les troupes du duc de Bavière, allié de l'empereur, contre les protestants. Il assista, le 16 novembre 1620, à la bataille de Prague. En 1621, il s'engagea dans les troupes du comte de Bucquoy et le suivit en Hongrie (La Guerre de Trente Ans) .Avant la fin de l'année, la défaite des impériaux, la mort de Bucquoy et la dispersion de ses soldats le dégoûtèrent du métier des armes, et il se mit à voyager à sa fantaisie.

[39] Les voyages, qui opposent les préjugés les uns aux autres, les neutralisent les uns par les autres, et commencent dans l'âme cette purification que Descartes se propose de rendre complète par le doute méthodique. 

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