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Histoire Comique des États
et Empires de la Lune et du Soleil
Savinien Cyrano de Bergerac, 1662 

Chapitre 4

Cyrano 
Un homme au haut de l'escalier se présenta à nous, et nous ayant envisagé attentivement, me mena dans un cabinet, dont le plancher était couvert de fleurs d'orange à la hauteur de trois pieds, et mon démon dans un autre rempli d'oeillets et de jasmins; il me dit, voyant que je paraissais étonné de cette magnificence, que s'étaient les lits du pays. Enfin nous nous couchâmes chacun dans notre cellule; et dès que je fus étendu sur mes fleurs, j'aperçus, à la lueur d'une trentaine de gros vers luisants enfermés dans un cristal (car on ne sert point d'autres chandelles) ces trois ou quatre jeunes garçons qui m'avaient déshabillé au souper, dont l'un se mit à me chatouiller les pieds, l'autre les cuisses, l'autre les flancs, l'autre les bras, et tous avec tant de mignoteries et de délicatesse, qu'en moins d'un moment je me sentis assoupi.  
Je vis entrer le lendemain mon démon avec le Soleil
« Je vous veux tenir parole, me dit-il; vous déjeunerez plus solidement que vous ne soupâtes hier. »
A ces mots, je me levai, et il me conduisit par la main, derrière le jardin du logis, où l'un des enfants de l'hôte nous attendait avec une arme à la main, presque semblable à nos fusils. Il demanda à mon guide si je voulais une douzaine d'alouettes, parce que les magots (il croyait que j'en fusse un) se nourrissaient de cette viande. A peine eus-je répondu que oui, que le chasseur déchargea un coup de feu, et vingt ou trente alouettes tombèrent à nos pieds toutes rôties. Voilà, m'imaginai-je aussitôt, ce qu'on dit par proverbe en notre monde d'un pays où les alouettes tombent toutes rôties! Sans doute que quelqu'un était revenu d'ici. 
« Vous n'avez qu'à manger, me dit mon démon; ils ont l'industrie de mêler parmi leur poudre et leur plomb une certaine composition qui tue, plume, rôtit et assaisonne le gibier. »
J'en ramassai quelques-unes, dont je mangeai sur sa parole et en vérité je n'ai jamais en ma vie rien goûté de si délicieux. 
Après ce déjeuner nous nous mîmes en état de partir, et avec mille grimaces dont ils se servent quand ils veulent témoigner de l'affection, l'hôte reçut un papier [1] de mon démon. Je lui demandai si c'était une obligation pour la valeur de l'écot. Il me répartit que non; qu'il ne lui devait plus rien, et que c'étaient des vers. 
« Comment, des vers? lui répliquai-je, les taverniers sont donc ici curieux de rîmes? 
- C'est, me dit-il, la monnaie du pays, et la dépense que nous venons de faire céans s'est trouvée monter à un sixain [2] que je lui viens de donner. Je ne craignais pas demeurer court; car quand nous ferions ici ripaille pendant huit jours, nous ne saurions dépenser un sonnet, et j'en ai quatre sur moi, avec deux épigrammes, deux odes et une églogue

[1] Comme le note Cyrano un peu plus bas, le passage qui suit est une allusion à un texte de Charles Sorel, où des pièces de poésie font office de monnaie.

[2] Billet contenant six vers. 

- Ha! vraiment, dis-je en moi-même, voilà justement la monnaie dont Sorel fait servir Hortensius dans Francion, je m'en souviens. C'est là, sans doute, qu'il l'a dérobé; mais de qui diable peut-il l'avoir appris? Il faut que ce soit de sa mère, car j'ai ouï-dire qu'elle était lunatique. 
Et plût à Dieu, lui dis-je, que cela fût de même en notre monde! J'y connais beaucoup d'honnêtes poètes qui meurent de faim, et qui feraient bonne chère, si on payait les traiteurs en cette monnaie. »
Je lui demandai si ces vers servaient toujours, pourvu qu'on les transcrivit, il me répondit que non, et continua ainsi : 
« Quand on en a composé, l'auteur les porte à la Cour des monnaies, où les poètes-jurés du royaume tiennent leur séance. Là ces versificateurs officiers mettent les pièces à l'épreuve, et si elles sont jugées de bon aloi, on les taxe non pas selon leur poids, mais selon leur pointe, c'est- à-dire qu'un sonnet ne vaut pas toujours un sonnet, mais selon le mérite de la pièce; et ainsi, quand quelqu'un meurt de faim, ce n'est jamais qu'un buffle [3]; et les personnes d'esprit font toujours grand-chère. »
J'admirais, tout extasié, la police judicieuse de ce pays-là, et il poursuivit de cette façon :
[3] Autrement dit ce n'est qu'un incapable en travaux littéraires.
« Il y a encore d'autres personnes qui tiennent cabaret d'une manière bien différente. Lorsqu'on sort de chez eux, ils demandent à proportion des frais un acquit pour l'autre monde; et dès qu'on leur a donné, ils écrivent dans un grand registre qu'ils appellent les comptes de Dieu, à peu près en ces termes : Item, la valeur de tant de vers délivrés un tel jour, à un tel, que Dieu doit rembourser aussitôt l'acquit reçu du premier fonds qui s'y trouvera, et lorsqu'ils se sentent en danger de mourir, ils font hacher ces registres en morceaux, et les avalent parce qu'ils croient que s'ils n'étaient ainsi digérés, Dieu ne pourrait pas lire, et cela ne leur profiterait de rien. » 
Cet entretien n'empêchait pas que nous continuassions de marcher, c'est-à-dire mon porteur à quatre pattes sous moi, et moi à califourchon sur lui. Je ne particulariserai point davantage les aventures qui nous arrêtèrent sur le chemin, qu'enfin nous terminâmes à la ville où le roi fait sa résidence. Je n'y fus pas plutôt arrivé, qu'on me conduisit au palais, où les grands me reçurent avec des admirations plus modérées que n'avait fait le peuple quand j'étais passé dans les rues. Mais la conclusion que j'étais sans doute la femelle du petit animal de la reine fut celle de grandes comme celle du peuple. Mon guide me l'interprétait ainsi; et cependant lui-même n'entendait point cette énigme, et ne savait qui était ce petit animal de la reine; mais nous en fûmes bientôt éclaircis, car le roi, quelque temps après en avoir considéré, commanda qu'on l'amenât et à une demi-heure de là je vis entrer, au milieu d'une troupe de singes qui portaient la fraise et le haut-de-chausse, un petit homme bâti presque tout comme moi, car il marchait à deux pieds. Sitôt qu'il m'aperçut, il m'aborda par un criado de nuestra merced[4]. Je lui ripostai sa révérence à peu près en mêmes termes. Mais hélas ils ne nous eurent pas plutôt vu parler ensemble, qu'ils eurent tous le préjugé véritable; et cette conjecture n'avait garde de produire un autre succès, car celui des assistants qui opinait pour nous avec plus de faveur protestait que notre entretien était un grognement que la joie d'être rejointe par un instinct naturel nous faisait bourdonner.
[4] Formule de civilité équivalant à Votre humble serviteur.

Ce petit homme me conta qu'il était Européen, natif de la Vieille Castille[5]. Il avait trouvé moyen avec des oiseaux de se faire porter jusqu'au monde de la Lune où nous étions lors; qu'étant tombé entre les mains de la reine, elle l'avait pris pour un singe, à cause qu'ils habillent, par hasard, en ce pays-là, les singes à l'espagnole [6], et que l'ayant à son arrivée trouvé vêtu de cette façon, elle n'avait point douté qu'il ne fût de l'espèce. 

« Il faut bien dire, lui répliquai-je, qu'après leur avoir essayé toutes sortes d'habits, ils n'en ont point rencontré de plus ridicules, et que ce n'est qu'à cause de cela qu'ils les équipent de la sorte, n'entretenant ces animaux que pour s'en donner plaisir. 

- Ce n'est pas connaître, reprit-il, la dignité de notre nation en faveur de qui l'univers ne produit des hommes que pour nous donner des esclaves, et pour qui la nature ne saurait engendrer que des matières de rire [7]. » 

Il me supplia ensuite de lui apprendre comment je m'étais osé hasarder de gravir à la lune avec la machine dont je lui avais parlé, je lui répondis que c'était à cause qu'il avait emmené les oiseaux sur lesquels j'y pensais aller. Il sourit de cette raillerie, et environ un quart d'heure après le roi commanda aux gardeurs de singes de nous ramener, avec ordre exprès de nous faire coucher ensemble, l'Espagnol et moi, pour faire en son royaume multiplier notre espèce. 

On exécuta de point en point la volonté du prince, de quoi je fus très aise pour le plaisir que je recevais d'avoir quelqu'un qui m'entretint pendant la solitude de ma brutification [8]. Un jour, mon mâle (car on me prenait pour sa femelle) me conta que ce qui l'avait véritablement obligé de courir toute la Terre, et enfin de l'abandonner pour la Lune, était qu'il n'avait pu trouver un seul pays où l'imagination même fût en liberté. 

« Voyez-vous, me dit-il, à moins de porter un bonnet, quoi que vous puissiez dire de beau, s'il est contre les principes des docteurs de drap, vous êtes un idiot, un fou (et quelque chose de pis). On m'a voulu mettre en mon pays à l'inquisition pour ce qu'à la barbe des pédants j'avais soutenu qu'il y avait du vide [9] dans la nature et que je ne connaissais point de matière au monde plus pesante l'une que l'autre. »

[5] Référence à Domingo Gonzalès, le héros espagnol du roman de Godwin, L'Homme sur la Lune (illustration ci-contre).

[6] Critique des extravagances du costume que portaient alors les espagnols.
 
 

[7] Après la satire du costume, voici celle du caractère des Espagnols, évidemment convaincus d'être, à tous les points de vue, supérieurs à l'universalité des hommes. [De la part d'un Français, on appelle ça du comique involontaire!]

[8] Etat de la bête brute où le réduisait l'opinion générale des gens du pays
 
 
 
 
 

 

[9] Chacun peut savoir combien fut vive vers le milieu du 17e siècle la lutte entre les savants à propos du vide. On sait aussi que la victoire définitive fut assurée aux partisans de l'existence du vide par suite des expériences de Pascal sur la pesanteur de l'atmosphère. A voir plus bas la peine que prendra l'Espagnol pour accumuler - d'après les idées d'Epicure et de Gassendi - les meilleures raisons en faveur de l'existence du vide, nous pouvons conclure que Cyrano écrivait son ouvrage avant la fameuse expérience dite du Puy de Dôme (1647) dont il n'eût pas manqué de se faire un argument sans réplique.
Je lui demandai de quelles probabilités il appuyait une opinion si peu reçue. 
« Il faut, me répondit-il, pour en venir à bout, supposer qu'il n'y a qu'un élément; car, encore que nous voyions de l'eau, de la terre, de l'air et du feu séparés, on ne les trouve jamais pourtant si parfaitement purs, qu'ils ne soient encore engagés les uns avec les autres. Quand, par exemple, vous regardez du feu, ce n'est pas du feu, ce n'est que de l'eau beaucoup étendue; l'air n'est que de l'eau fort dilatée; l'eau n'est que de la terre qui se fond, et la terre elle-même n'est autre chose que de l'eau beaucoup resserrée; et ainsi, à pénétrer sérieusement la matière, vous connaîtrez qu'elle n'est qu'une, qui, comme excellente comédienne, joue ici-bas toutes sortes de personnages, sous toutes sortes d'habits; autrement, il faudrait admettre autant d'éléments qu'il y a de sortes de corps, et, si vous me demandez pourquoi le feu balle et l'eau refroidit, vu que ce n'est qu'une seule matière, je vous réponds que cette matière agit par sympathie, selon la disposition où elle se trouve dans le temps qu'elle agit. Le feu, qui n'est rien que de la terre encore plus répandue qu'elle ne l'est pour constituer l'air, tâche de changer en elle, par sympathie, ce qu'elle rencontre. Ainsi la chaleur du charbon, étant le feu le plus subtil et le plus propre à pénétrer un corps, se glisse entre les pores de notre masse au commencement, parce que c'est une nouvelle matière qui nous remplit et nous fait exhaler en sueur; cette sueur, étendue par le feu, se convertit en fumée et devient air; cet air, encore davantage fondu par la chaleur des astres qui l'avoisinent, s'appelle feu, et l'autre partie, abandonnée par le froid, tombe en terre; l'eau, d'autre part, quoiqu'elle ne diffère de la matière du feu qu'en ce qu'elle est plus serrée, ne nous brûle pas, à cause que, étant serrée, elle demande par sympathie à resserrer les corps qu'elle rencontre; et le froid que nous sentons n'est autre chose que l'effet de notre chair, qui se replie sur elle-même par le voisinage de la terre ou de l'eau qui la contraint de lui ressembler. De là vient que les hydropiques remplis d'eau changent en eau toute la nourriture qu'ils prennent; de là vient que les bilieux changent en bile tout le sang que forme le foie. Supposé donc qu'il n'y ait qu'un seul élément, il est certissime que tous les corps, chacun selon sa qualité, inclinent également vers le centre de la Terre.
 
Mais vous me demanderez pourquoi donc le fer, les métaux, la terre, le bois, descendent plus vite à ce centre qu'une éponge, si en n'est ù cause qu'elle est pleine d'air, qui tend naturellement en haut? Ce n'en est point du tout la raison et voici comment je vous réponds :
Quoiqu'une roche tombe avec plus de rapidité qu'une plume, l'une et l'autre ont même inclination pour ce voyage; mais un boulet de canon, par exemple, s'il trouvait la terre percée à jour, se précipiterait plus vite à son centre qu'une vessie grossie de vent; et la raison est que cette masse de métal est beaucoup de terre recognée en un petit canton, et que ce vent est fort peu de terre en beaucoup d'espace; car toutes les parties de la matière qui logent dans ce fer, jointes qu'elles sont les unes aux autres, augmentent leur force par l'union, à cause que, s'étant resserrées, elles se trouvent à la fin beaucoup à combattre contre peu, vu qu'une parcelle d'air, égale en grosseur au boulet, n'est pas égale en quantité.
Sans prouver ceci par une enfilure de raisons, comment, par votre foi, une pique, une épée, un poignard, nous blessent-ils? si ce n'est à cause que l'acier étant une matière où les parties sont plus proches et plus enfoncées les unes dans les autres que non pas votre chair, dont les pores et la mollesse montrent qu'elle contient fort peu de matière. répandue en un grand lieu, et que la pointe de fer qui nous pique étant une quantité presque innombrable de matière contre fort peu de chair, il la contraint de céder au plus fort, de même qu'un escadron bien pressé entame aisément un bataillon moins serré et plus étendu; car pourquoi une loupe d'acier embrasée est-elle plus chaude qu'un tronc de bois allumé? si ce n'est qu'il y a plus de feu dans la loupe en peu d'espace, y en ayant d'attaché à toutes les parties du métal, que dans le bâton, qui, pour être fort spongieux, enferme par conséquent beaucoup de vide, et que le vide n'étant. qu'une privation de l'être, ne peut être susceptible de la forme da feu. Mais, m'objecterez-vous, vous supposez du vide comme si vous l'aviez prouvé, et c'est cela dont nous sommes en dispute! Eh bien, je vais vous le prouver, et, quoique cette difficulté soit la sueur du noeud gordien, j'ai les bras assez forts pour en devenir l'Alexandre.
Qu'elle me réponde donc, je l'en supplie, cette bête vulgaire, qui ne croit être homme que parce qu'on le lui a dit! Supposé qu'il n'y ait qu'une matière, comme je pense l'avoir assez prouvé, d'où vient qu'elle se relâche et se restreint selon son appétit? d'où vient qu'un morceau de terre, à force de se condenser, s'est fait caillou? Est-ce que les parties de ce caillou se sont placées les unes dans les autres, en telle sorte que là où s'est fiché ce grain de sablon, là même, dans le même point loge un autre grain de sablon? Tout cela ne se peut, et selon leur principe même, puisque les corps ne se pénètrent point; mais il faut que cette matière se soit rapprochée, et, si vous voulez, se soit raccourcie, en sorte qu'elle ait rempli quelque lieu qui ne l'était pas. 
De dire que cela n'est point compréhensible qu'il y eût du rien dans le monde, que nous fussions en partie composés de rien: hé! pourquoi non? Le monde entier n'est-il pas enveloppé de rien? Puisque vous m'avouez cet article, confessez donc qu'il est aussi aisé que le monde ait du rien dedans soi qu'autour de soi.
Je vois fort bien que vous me demanderez pourquoi donc l'eau, restreinte par la gelée dans un vase, le fait crever, si ce n'est pour empêcher qu'il ne se fasse du vide? Mais je réponds que cela n'arrive qu'à cause que l'air de dessus, qui tend aussi bien que la terre et l'eau au centre, rencontrant sur le droit chemin de ce pays une hôtellerie vacante, y va loger : s'il trouve les pores de ce vaisseau, c'est-à-dire les chemins qui conduisent à cette chambre de vide trop étroits, trop longs, trop tortus, il satisfait, en le brisant, à son impatience pour arriver plus tôt au gîte.
Mais, sans m'amuser à répondre à toutes leurs objections, j'ose bien dire que, s'il n'y avait point de vide, il n'y aurait point de mouvement, ou il faut admettre la pénétration des corps. Il serait trop ridicule de croire que, quand une mouche pousse de l'aile une parcelle de l'air, cette parcelle en fait reculer devant elle une autre, cette autre encore une autre, et qu'ainsi l'agitation du petit orteil d'une puce allât faire une bosse derrière le monde [10]. Quand ils n'en peuvent plus, ils ont recours à la raréfaction; mais, en bonne foi, comment se peut-il faire, quand un corps se raréfie, qu'une particule de la masse s'éloigne d'une autre particule sans laisser ce milieu vide? N'aurait-il pas fallu que ces deux corps qui se viennent de séparer eussent été en même temps au même lieu où était celui-ci, et que de la sorte ils se fussent pénétrés tous trois? Je m'attends bien que vous me demanderez pourquoi donc, par un chalumeau, une seringue ou une pompe, on fait monter l'eau contre son inclination : à quoi je vous répondrai qu'elle est violentée, et que ce n'est pas la peur qu'elle a du vide qui l'oblige à se détourner de son chemin, mais que, étant jointe avec l'air d'une nuance imperceptible, elle s'élève quand ou élève en haut l'air qui la tient embarrassée.
[10]Peut-être un lointain ancêtre du fameux "effet papillon". Ainsi, aujourd'hui, on vous dira volontiers qu'un simple battement d'aile de papillon ici, peut déclencher un ouragan aux antipodes...

 

Cela n'est pas fort épineux à comprendre, quand on connaît le cercle parfait et la délicate enchaînure des éléments; car, si vous considérez attentivement ce limon qui fait le mariage de la terre et de l'eau, vous trouverez qu'il n'est plus terre, qu'il n'est plus eau, mais qu'il est l'entremetteur du contrat de ces deux ennemis; l'eau, tout de même, avec l'air, s'envoient réciproquement un brouillard qui pénètre aux humeurs de l'un et de l'autre pour moyenner leur paix, et l'air se réconcilie avec le feu par le moyen d'une exhalaison médiatrice qui les unit. »
Je pense qu'il voulait encore parler; mais on nous apporta notre mangeaille; et, parce que nous avions faim, je fermai les oreilles à ses discours, pour ouvrir l'estomac aux viandes qu'on nous donna.
Il me soucient qu'une autre fois, comme nous philosophions, car nous n'aimions guère ni l'un ni l'autre à nous entretenir des choses basses : 
« Je suis bien fâché, dit-il, de voir un esprit de la trempe du vôtre infecté des erreurs du vulgaire. Il faut donc que vous sachiez, malgré le pédantisme d'Aristote, dont retentissent aujourd'hui toutes les classes de votre France, que tout est en tout, c'est-à-dire que dans l'eau, par exemple, il y a du feu [11]; dedans le feu, de l'eau; dedans l'air, de la terre, et dedans la terre, de l'air. Quoique cette opinion fasse aux scolares les yeux grands comme des salières, elle est plus aisée à prouver qu'à persuader. Car je leur demande premièrement si l'eau n'engendre pas du poisson; quand ils me le nieront : creuser un fossé, le remplir du sirop de l'aiguière, et qu'ils passeront encore, s'ils veulent, à travers un bluteau, pour échapper aux objections des aveugles, je veux, en cas qu'ils n'y trouvent du poisson dans quelque temps, avaler toute l'eau qu'ils y auront versée; mais, s'ils y en trouvent, comme je n'en doute point, c'est une preuve convaincante qu'il y a du sel et du feu. Par conséquent, de trouver ensuite de l'eau dans le feu, ce n'est pas une entreprise fort difficile. Car qu'ils choisissent le feu, même le plus détaché de la matière, comme les comètes, il y en a toujours beaucoup, puisque si cette humeur onctueuse dont ils sont engendrés, réduite en soufre par la chaleur de l'antipéristase [12]qui les allume, ne trouvait un obstacle à sa violence dans l'humide froideur qui la tempère et la combat, elle se consommerait brusquement comme un éclair. Qu'il y ait maintenant de l'air dans la terre, ils ne le nieront pas; ou bien ils n ont jamais entendu parler des frissons effroyables dont les montagnes de la Sicile ont été si souvent agitées : outre cela, nous voyons la terre toute poreuse, jusqu'aux grains de sablon qui la composent. Cependant personne n'a dit encore que ces creux fussent remplis de vide : on ne trouvera donc pas mauvais que l'air y fasse son domicile. Il me reste à prouver que dans l'air il y a de la terre; mais je ne daigne quasi pas en prendre la peine, puisque vous en êtes convaincu autant de fois que vous voyez tomber sur vos têtes ces légions d'atomes, si nombreuses qu'elles étouffent l'arithmétique.
Mais passons des corps simples aux composés : ils me fourniront des sujets beaucoup plus fréquents; et pour montrer que toutes choses sont en toutes choses, non point qu'elles se changent les unes aux autres, comme le gazouillent vos péripatéticiens; car je veux soutenir à leur barbe que les principes se mêlent, se séparent et se remêlent derechef en telle sorte que ce qui a été fait eau par le sage Créateur du monde le sera toujours; je ne suppose point, à leur mode, de maxime que je ne prouve.

C'est pourquoi prenez, je vous prie, une bûche ou quelque autre matière combustible, et y mettez le feu ils diront, quand elle sera embrasée, que ce qui était bois est devenu feu. Mais je leur soutiens que non, et qu'il n'y a point davantage de feu, quand elle est tout enflammée, qu'auparavant qu'on en eût approché l'allumette; mais celui qui était caché dans la bûche, que le froid et l'humide empêchaient de s'étendre et d'agir, secouru par l'étranger, a rallié ses forces contre le flegme qui l'étouffait et s'est emparé du champ qu'occupait son ennemi; aussi, se montre-t-il sans obstacles, en triomphant de son geôlier. Ne voyez-vous pas comme l'eau s'enfuit par les deux bouts du tronçon, chaude et fumante encore du combat qu'elle a rendu?

[11] Cette assertion, absolument extravagante pour l'époque, est aujourd'hui passée à l'état d'axiome physique, comme d'ailleurs maint autre principe que le verbeux dissertateur émet au cours de ses démonstrations. Presque partout dans sa diffuse argumentation, apparaissent à l'état de vérités intuitives (si nous pouvons ainsi dire) des données que depuis la science a rendues palpables, évidentes, et dont la prévision témoigne du grand esprit qui animait les anciens chercheurs, aux prises avec la solution. aujourd'hui même encore si incomplète, des grands problèmes de la nature.

[12] Terme du vocabulaire scolastique. L'antipéristase est la résistance que les corps éprouvent de la part des autres corps qui les environnent et les entourent. On appelait encore de ce nom la réaction d'une qualité par par une qualité contraire.
 

Cette flamme, que vous voyez en haut, est le feu le plus subtil, le plus dégagé de la matière et le plus tôt prêt, par conséquent, à retourner chez soi. Il s'unit pourtant en pyramide jusques à certaine hauteur, pour enfoncer l'épaisse humidité de l'air qui lui résiste; mais, comme il vient en montant à se dégager peu à peu de la violente compagnie de ses hôtes, alors il prend le large, parce qu'il ne rencontre plus rien d'antipathique à son passage, et cette négligence est bien souvent cause d'une seconde prison; car, cheminant séparé, il s'égarera quelquefois dans un nuage. S'ils s y rencontrent, d'autres fois, en assez grande quantité, pour faire tête à la vapeur, ils se joignent, ils foudroient, et la mort des innocents est bien souvent l'effet de la colère animée de ces choses mortes. Si, quand il se trouve embarrassé dans ces crudités importunes de la moyenne région, il n'est pas assez fort pour se défendre, il s'abandonne à la discrétion de son ennemi, qui le contraint par sa pesanteur de retomber en terre; et ce malheureux, enfermé dans une goutte d'eau, se rencontrera peut-être au pied d'un chêne, de qui le feu animal invitera ce pauvre égaré de se loge: avec lui; ainsi le voilà, qui revient au même état dont il était sorti depuis quelques jours auparavant.
Mais voyons la fortune des autres éléments qui composaient cette bûche. L'air se retire à son quartier, encore pourtant mêlé de vapeurs, à cause que le feu tout en colère les a brusquement chassés pêle-mêle. Le voilà donc qui sert de ballon aux vents, fournit aux animaux de respiration, remplit le vide que la nature fait, et peut-être que, s'étant enveloppé dans une goutte de rosée, il sera sucé et digéré par les feuilles altérées de cet arbre, où s'est retiré notre feu. L'eau, que la flamme avait chassée de ce tronc, élevée par la chaleur jusques au berceau des météores, retombera en pluie sur notre chêne aussitôt que sur un autre; et la terre, devenue cendre, et puis guérie de sa stérilité, ou par la chaleur nourrissante d'un fumier, où on l'aura jetée, ou par le sel végétatif de quelques plantes voisines, ou par l'eau féconde des rivières, se rencontrera peut-être près de ce chêne, qui, par la chaleur de son germe, l'attirera, et en fera une partie de son tout [13]

De cette façon, voilà ces quatre éléments qui reçoivent le même sort, et rentrent en même état d'où ils étaient sortis quelques jours auparavant. Ainsi, on peut dire que dans un homme il y a tout ce qui est nécessaire pour composer un arbre, et dans un arbre tout ce qui est nécessaire pour composer un homme. Enfin, de cette façon, toutes choses se rencontreront en toutes choses; mais il nous manque un Prométhée qui nous tire du sein de la nature et nous rende sensible ce que je veux bien appeler matière première. »

Voilà les choses à peu près dont nous amusions le temps; car ce petit Espagnol avait l'esprit joli. Notre entretien toutefois n'était que la nuit, à cause que depuis six heures du matin jusque au soir la grande foule du monde qui nous venait contempler à notre logis nous eût détournés; car quelques-uns nous jetaient des pierres, d'autres des noix, d'autres de l'herbe. Il n'était bruit que des bêtes du Roi
[13] Ces théories, alors fort audacieuses du mouvement et de la transformation incessante des éléments, se trouvent pour la plupart confirmées par les travaux de la science moderne. [Enfin, n'exagérons rien!] 

 

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