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Cicéron
Discours et rhétorique
Aperçu La vie de Cicéron Discours et rhétorique Lettres, poésie, philosophie
L'Oeuvre de Cicéron.
L'oeuvre de Cicéron est des plus considérables. Lorsque l'on songe à la multitude de soins, de soucis et d'affaires qui ont absorbé sa vie, on est stupéfait à la fois du nombre de ses écrits et de leur mérite; on ne saurait trop admirer et la facilité de génie et l'énergie de travail que suppose une production aussi féconde, aussi variée, aussi remarquable par tant de qualités. Sans compter ce qui n'est pas parvenu jusqu'à nous, ses oeuvres complètes remplissent quatre grands et compacts volumes in-8 dans l'édition d'Orelli. II a touché à presque tous les genres de composition en honneur de son temps. Si pour la littérature philosophique Rome n'a personne à mettre au-dessus de lui, il est comme avocat, comme orateur politique, comme maître de rhétorique, comme auteur de lettres, à comparer avec les plus grands de toutes les nations et de tous les temps. Sa langue merveilleuse, malgré les réserves que l'on peut faire justement, lui assure surtout un rang à part et lui a procuré, plus que toutes les autres qualités, cette influence qui a duré à travers les siècles et qui n'est pas éteinte encore aujourd'hui. Il fut le véritable maître de la latinité; son action fut prépondérante sur les plus grands écrivains qui l'ont suivi, sur ceux-là même qui s'éloignèrent de son école par des tendances particulières; c'est de lui que relèvent les auteurs chrétiens qui ont donné à Rome là gloire d'une nouvelle littérature; c'est de lui que sont nourris les latinistes de la Renaissance et c'est sa langue presque exclusivement que s'efforcent de parler les maîtres et que balbutient les écoliers dans les universités où l'étude du latin est resté le fond de l'éducation intellectuelle des classes instruites. Le latin de Cicéron, en effet, c'est la langue classique dans sa perfection c'est un point que ne peuvent contester ceux même qui n'approuvent pas entièrement son style et sa rhétorique. Cette langue latine, qui depuis un siècle et demi à peine était progressivement sortie de la barbarie, mais qui avait acquis déjà, grâce au développement de l'éloquence politique et judiciaire et à la culture de plus en plus complète des hautes classes de la société, la force, la majesté et une certaine souplesse qui rendaient possible la production de chefs-d'oeuvre surtout oratoires, devint entre ses mains un instrument doué de toute la perfection dont il était susceptible. Attentif à ne rien perdre de ce que les anciens avaient légué de sain et d'utile, à respecter sans cesse la propriété et le bon usage des mots, empruntant aux Grecs lorsque les ressources nationales ne suffisaient plus, enrichissant la langue par l'extension logique des termes, par des créations régulières et discrètes, s'appliquant avec un soin minutieux à satisfaire l'oreille autant que la raison (et c'est la partie la plus personnelle de son travail de grammairien), il a rendu à la langue des orateurs latins les services qu'après lui Virgile a rendus à celle des poètes. Sans avoir perdu sa fermeté primitive, elle est devenue assez riche pour tout exprimer, assez souple pour rendre les sentiments les plus divers, pour suffire aux élans de la passion la plus ardente, aux finesses de la plaisanterie familière, à la clarté de l'enseignement, à la vigueur de la logique, aux abstractions de la philosophie, assez harmonieuse pour satisfaire l'oreille la plus délicate. Cette perfection est incontestablement l'oeuvre de Cicéron, qui peut revendiquer surtout comme siennes l'introduction consciente du nombre dans la prose et la création du langage philosophique; après Cicéron, le latin pourra se modifier, il ne gagnera plus. La langue même des grands artistes qui en tireront par d'autres procédés des effets nouveaux souvent admirables portera l'empreinte d'une progressive et irrémédiable décadence.

Pour se faire une idée du talent de Cicéron et de la fécondité de son esprit, il est nécessaire d'examiner successivement les diverses parties de son  oeuvre.

Discours de Cicéron.
Nous possédons de Cicéron cinquante-sept discours en y comprenant le Pro Tullio, prononcé vers 72 en faveur d'un propriétaire dépouillé par un vétéran de Sylla et découvert partiellement au XIXe siècle. Il nous est impossible de les énumérer tous ici. Ses plaidoyers sont des défenses, sauf les Verrines. Cicéron semble n'avoir jamais entrepris une cause que dans l'intérêt de sa politique et de sa gloire ou dans l'intérêt de ses amis; peu scrupuleux d'ailleurs, suivant les moeurs du temps, il lui est arrivé maintes fois de défendre des personnages qu'il avait accusés précédemment. La variété des défenses prononcées par lui est remarquable, et sa parole se prête à tous les genres, à tous les tons. Quelle éloquence écrasante dans les Verrines, quelle habileté dans la Milonienne, quelle fine raillerie dans le Pro Murena, quelle agréable causerie dans le Pro Cœlio! Il faut faire une mention spéciale du Pro Cluentio Avito; la cause était difficile et complexe : l'accusé, poursuivi pour corruption de juges et pour empoisonnement, était écrasé sous le poids de préventions curacinées; d'autre part, pour défendre son client, Cicéron devait en son nom dévoiler les infamies de sa mère. L'avocat se surpassa; en peu d'occasions il montra autant de force, d'éloquence et d'adresse. Le Pro Cluentio est le chef-d'oeuvre du barreau romain; il date de 66 av. J.-C. Le Pro Archia, prononcé en 62, qui n'est pas un des bons discours de Cicéron, est remarquable par le ton particulier, tout littéraire et quelque peu déclamatoire, d'un écrivain plaidant en faveur d'un poète; il appartient autant au genre de l'éloge académique que du plaidoyer civil. 

D'ailleurs la distinction des genres est moins utile que partout ailleurs, lorsque l'on apprécie les discours de Cicéron. A quoi bon dans une classification séparer les discours politiques des plaidoiries? La plupart des harangues politiques ont un caractère personnel, sont des éloges ou des diatribes; c'est une nécessité résultant des circonstances, de la nature des sujets traités, des habitudes de Cicéron formé à la parole, comme tous les Romains, par la pratique des tribunaux et resté avocat même après être arrivé aux plus hautes dignités et jusqu'à la fin de sa vie. Les Catilinaires et les Philippiques ne se placent-elles pas tout naturellement à côté des Verrines et de la Milonienne? Que ce fût là du reste pour l'orateur politique une cause d'infériorité, on ne saurait le contester.

Parmi les cinquante-sept discours que nous possédons, on a nié l'authenticité de plusieurs, mais en se fondant sur des raisons de goût et d'esthétique, sans que l'on ait fait valoir des arguments décisifs. Les plus attaqués sont le Pro Archia (C.-W. Schroeder, 1818, J.-C.-W. Büchner, 1839) à cause de son caractère déclamatoire, et de sa faiblesse relative, déjà reconnue pourtant par les Anciens, par exemple par l'auteur du dialogue De Claris oratoribus, 37, le Pro Marcello (F.-A. Wolf, 1802), pour des raisons analogues; et surtout les quatre harangues post reditum, prononcées par Cicéron après son retour d'exil (57-56) pour remercier le Sénat et le peuple, et pour défendre ses intérêts devant les pontifes (De domo sua, De responsis haruspicum). Suivant W. Teuffel, on manque de preuves dans les deux sens pour le discours ad Quirites; mais il n'hésite pas à proclamer l'authenticité certaine des trois autres malgré le nombre et l'autorité des critiques qui l'ont contestée depuis Markland (1745) jusqu'à G. Bernhardy. 

Au contraire, la harangue Pridie quam in exsilium est une falsification, aussi bien, très vraisemblablement, que la réponse de Cicéron aux fausses invectives de Salluste. Ces discours ont été écrits tels que l'auteur les prononça, sauf les remaniements de forme; d'autres, tels que la Milonienne, ont été refaits complètement; d'autres enfin n'ont pas été prononcés. Outre les discours complets, et les fragments datant de l'Antiquité, d'autres fragments importants ont été retrouvés, dont les uns complètent des textes existants, dont les autres appartiennent à des oeuvres perdues. La plupart sont dus à des palimpsestes de la bibliothèque de Bobbio; ils ont été publiés par Maï (Milan, 1814); Niebuhr (Rome, 1820); Peyron (Stuttgart, 1824) et se trouvent réunis dans les éditions complètes, par ex. Orelli, t. IV. Les plus importants des fragments se rapportent aux discours contre Antonius et Catilina In toga candida, au Pro Cornelio; au Pro M. Aemilio Scauro, et au discours De Oere alieno Milonis. Nous avons enfin de simples indications sur trente-trois autres discours prononcés par Cicéron et dont rien ne nous est parvenu; on peut joindre à ces derniers les éloges de César (Ad. Att., IV, 5), de Caton (Plutarque, César, 54), de Porcia (Ad. Att., XIII, 37 et 48), et l'éloge funèbre du fils de Serranus Domesticus (Ad. Quint. fr., III, 8). 

Les discours de Cicéron, ainsi que ses autres ouvrages, ont été de bonne heure l'objet de commentaires, historiques et philologiques, dont une partie nous est parvenue. Son ami Atticus fut pour lui un éditeur zélé; son affranchi Tiron publia des extraits et des résumés de ses discours, à ce que nous apprend Quintilien (X, 7, 31). Parmi les grammairiens qui l'annotèrent, il faut citer Asconius de Padoue, du temps de Claude; Fronton au IIe siècle (Ep. ad amicos, II, 2); Caper, Volcatius, cités par saint Jérôme, Boèce, etc. Ce qui reste de ces scholies a été réuni dans l'édition d'Orelli-Baiter et comprend le traité en deux livres de Victorinus sur le De Invention, le commentaire de Boèce sur les Topiques, les arguments et commentaires d'Asconius sur cinq discours, sans compter le commentaire qui lui a été faussement attribué sur les Verrines, les scolies tirées des palimpsestes de Bobbio par Angelo Maï et dont l'auteur est inconnu, et d'autres moins importantes. Quant aux appréciations des critiques anciens, quelques-unes sont restées célèbres. C'est un concert d'éloges au milieu duquel éclatent quelques notes discordantes. Parmi ses contemporains, Calvus le trouvait lâche et sans vigueur (solutum et enervem); Brutus lui faisait des reproches semblables et le jugeait fractum et elumbern (Tacite, Dial., 18). Ces deux orateurs se piquaient d'appartenir à une école plus sévère. Asinius Pollio, rival malveillant, critiquait son style; son fils Gallus composa un livre ou il comparait son père avec Cicéron qu'il plaçait au-dessous de lui (Pline, Ep. VII, 4), l'empereur Claude le réfuta, d'après Suétone. Un certain Largius Licinius écrivit un pamphlet intitulé Ciceromastix, infando titudo, comme dit avec une naïve indignation Aulu-Gelle (VII, 1) qui accuse de sacrilèges ces deux hommes assez monstrueux, assez insensés pour trouver le langage de Cicéron incorrect et impropre (parum integre atque improprie atque inconsiderate locutum). L'admiration profonde de Quintilien, le culte de Pline le Jeune compensent largement les réserves des uns, les diatribes des autres. Ces critiques s'expliquent d'ailleurs naturellement, en dehors du parti pris, et par les imperfections de ce merveilleux talent et par ce fait qu'il voulut se tenir également en dehors des deux écoles opposées. 

Formé peu à peu par la lecture des Grecs, par des études variées, les leçons des meilleurs maîtres et la pratique du Forum, Cicéron dédaigna de plus en plus le mauvais goût de l'école asiatique alors en honneur; il perdit de sa tendance à la déclamation, à l'exubérance, et suivit une route intermédiaire bien personnelle en se proposant toutefois comme modèle les meilleurs des Attiques. D'autre part, il ne se contenta pas, comme ses prédécesseurs, des leçons de l'expérience, il voulut acquérir une connaissance approfondie de son art, et s'en fit un idéal très pur et très élevé, à la réalisation duquel la théorie et la pratique devaient également concourir. La nature elle-même l'avait admirablement favorisé; il avait l'esprit vif et prompt, une mémoire excellente, une sensibilité toujours en éveil, sans compter une heureuse physionomie, une belle voix, une démarche pleine de dignité, en sorte que l'action était chez lui en harmonie avec le langage qui était merveilleux. Faut-il s'étonner que les juges les plus autorisés l'aient placé au sommet, à côté de Demosthène et à peine au-dessous du grand orateur grec? La comparaison de Quintilien est célèbre, ainsi que celle de Fénelon. Elles se complètent et se corrigent l'une l'autre. Quintilien goûte plus vivement les qualités de son maître, Fénélon fait plus de réserves; mais le premier a en vue principalement l'éloquence du barreau, et là sont les imperfections de Cicéron à côté de ses qualités. Son adresse même à dissimuler quelquefois par l'artifice oratoire les faiblesses du raisonnement, son habileté à séduire et à passionner, lorsque des esprits plus sévères demanderaient plus de sévérité et un enchaînement plus rigoureux, ne deviennent-ils pas des avantages, si la tâche de l'avocat est surtout de persuader le juge et de gagner sa cause? Fénelon apprécie principalement l'orateur politique et le place justement au-dessous de Démosthène. Quintilien voit avant tout l'orateur du barreau et le considère avec raison comme le premier des avocats de l'Antiquité.

La rhétorique de Cicéron. 
Les traités de rhétorique composés par Cicéron complètent ses discours et nous font pénétrer dans le secret de son art. C'est une oeuvre considérable et en grande partie originale pour le fond comme pour la forme. Sans abandonner la trace des maîtres grecs, il expose surtout les résultats de sa propre expérience. Voulant donner à ses concitoyens les véritables règles de l'art oratoire et des conseils pratiques, il se livra de bonne heure à cette tâche et ne l'abandonna jamais complètement. Il avait préludé à ces travaux dès son adolescence par un ouvrage moins important : le De Inventione est un résumé de définitions et de préceptes purement techniques, véritable compilation, où l'auteur semble avoir imité la Rhétorique à Herennius. Bien que Cicéron lui-même eût dédaigné plus tard cet essai d'écolier (Quintilien. II, 14; III, 5), il n'en eut pas moins un grand succès au Moyen âge; nous avons mentionné plus haut le commentaire de Marius Victorinus qui nous est parvenu. Ses grands ouvrages datent d'une époque où il était en possession complète de son talent et de sa gloire. Il entreprit de développer les vues scientifiques de l'Antiquité sur la valeur, la portée, les moyens de l'art oratoire.

Cicéron exposa donc comment se forme l'orateur, comment il doit inventer et composer, enfin les règles de l'exposition et du débit. C'est l'objet des trois livres du De oratore, composé en 55, sous la forme d'un dialogue où les principaux rôles sont donnés aux deux plus grands orateurs de la génération précédente, L. Crassus et M. Antonius. L'abondance des vues, l'élégance du style, la variété et l'animation du dialogue donnent à ce livre un charme particulier, et la forme qu'il revêt permet à l'auteur d'exposer, sans apparence de pédantisme, ses propres idées qu'il met dans la bouche d'autrui. Plus tard, lorsque son style fut critiqué par les nouveaux attiques, il traita de nouveau ces questions, au point de vue historique et pratique, et l'on reconnaît aisément la préoccupation naturelle de défendre ses idées personnelles et de glorifier son propre talent. Le Brutus et l'Orator, écrits dans la même année 46, sont tous les deux dédiés à Brutus. Le premier de ces traités, sous la forme d'un dialogue avec Atticus et Brutus, est une histoire précieuse de l'éloquence romaine; il renferme une foule de renseignements; deux cents orateurs environ y sont nommés et appréciés; parmi les vivants Cicéron ne parle que de César, Sulpicius Rufus, Marcus Marcellus. On peut reprocher à ce tableau d'être fait presque exclusivement de notices successives et de manquer d'aperçus généraux; mais rien n'est plus intéressant que certains de ces jugements et que les détails donnés par l'auteur sur les exercices et les études de sa jeunesse. Dans l'Orator, Cicéron décrit avec une agréable chaleur l'orateur idéal qu'il conçoit, et il expose ses vues sur les différentes espèces de style; la partie la plus originale est la dernière, où il développe la théorie du nombre oratoire. 

Les autres traités de Cicéron concernant la rhétorique sont moins importants. Les Partitions oratoires écrites vers 45 sont un manuel assez sec, sous forme de questions et de réponses, destiné à l'instruction technique de son fils. Les Topiques, adressés à C. Trebatius, ne sont qu'une sorte de commentaire se rattachant aux Topiques d'Aristote, qu'il n'avait pas alors sous les yeux; c'est pendant un voyage qu'il le composa; il indique l'usage que l'orateur peut faire des moyens fournis par la logique et tire la plupart de ses exemples de la pratique judiciaire. Enfin on place à la même époque la composition du De Optimo genere oratorum; c'est une dissertation en faveur du style attique, destiné à servir de préface à la traduction des discours d'Eschine et de Démosthène dans l'affaire de la Couronne. (A. Waltz).

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