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La Révolution française
L'abolition des privilèges
La nuit du 4 août 1789
Aperçu Causes Constituante Législative Convention Directoire
La plupart des historiens ont établi leur récit de la célèbre nuit du 4 août 1789 sur le compte rendu du Moniteur. Ils n'ont pas pris garde que ce journal ne commença à paraître que le 28 novembre suivant : le tableau qu'il traça après coup des premiers commencements de la Révolution ne peut offrir, dans leur fraîcheur, les impressions des contemporains. Il faut comparer les différents journaux qui parurent le 5 août 1789, pour ressaisir avec exactitude l'état d'esprit des constituants et le caractère de leur enthousiasme dans cette scène si française. La prise de la Bastille avait été un coup mortel pour le régime absolu, mais celui-ci, quoique condamné et agonisant, subsistait en fait et légalement, tandis que l'assemblée s'occupait, avec une lenteur minutieuse et désespérante, de rédiger cette déclaration des droits de l'homme qui devait réaliser les conquêtes du 14 juillet 1789. Cependant le peuple, avec une logique violente, jouissait déjà de sa victoire, refusait le paiement des antiques et absurdes impôts, brûlait les châteaux d'où partaient encore les exigences féodales et châtiait durement l'insolence in extremis des privilégiés. Dans cet intervalle entre l'ordre ancien et l'ordre nouveau, c'était l'anarchie.

La séance du 3 août, à l'Assemblée nationale, fut occupée par un vif débat sur les moyens de rappeler le peuple à la patience, au respect provisoire de la légalité caduque. On ne put s'entendre sur les termes d'une déclaration et on chargea le comité de rédaction de proposer une formule. Il la proposa, par l'a voix de Target, au début de la séance de la nuit du 4 août, qui s'ouvrit à huit heures du soir. Cette déclaration, qui avait été, d'après le journal de Gorsas, écrite par Salomon de Lasaugerie, député d'Orléans et rédacteur des premiers procès-verbaux de la Constituante, concluait fort durement à des poursuites judiciaires contre les perturbateurs de l'ordre féodal, et, au fond, donnait raison indirectement à ce châtelain du Mâconnais qui, depuis la prise de la Bastille, s'était amusé à persifler la Révolution en pendant plusieurs de ses vassaux pour délit de maraude. La droite de l'assemblée s'apprétait donc à voter avec enthousiasme la déclaration de Target, quand se produisit le célèbre coup de théâtre qui compléta, en quelques heures, la victoire de peuple. Ce coup de théâtre ne fut pas absolument une surprise pour les membres dirigeants de l'assemblée : 
« La séance du soir, dit le Courier de Provence, était attendue avec impatience. Les opposants à la déclaration apportaient à ce combat de nouvelles armes; ils se flattaient d'entraîner tous les suffrages, en faisant sentir que le patriotisme commandaitde grands sacrifices et qu'au lieu de vaines formules adulatoires, bientôt méprisées par le peuple, il fallait porter des offrandes sur l'autel de la paix. "
En effet, les plus intelligents des privilégiés avaient compris qu'il valait mieux offrir de bonne grâce ce qu'on allait leur prendre de force. Le duc d'Aiguillon, le plus riche de tous ces privilégiés après le roi, se résolut à donner un grand exemple de générosité et de bonne foi en renonçant à tous ses droits féodaux, et fit part de son projet au Club breton. Le vicomte de Noailles en fut informé et résolut de prévenir le grand seigneur patriote, quoiqu'il fût pauvre et courût le risque de ne pas sembler lui-même fort magnanime en sacrifiant les privilèges des autres.

Son discours n'en fit pas moins un grand effet. Ecoutez les journaux révolutionnaires qui n'étaient pas dans le secret : ils donnent la mesure exacte de l'opinion moyenne :

« Il s'est passé aujourd'hui, après dîner, dit le Patriote français, l'événement le plus inattendu et la scène la plus touchante. M. le vicomte de Pinailles a fait une motion sur l'abandon des privilèges pécuniaires, sur l'égale répartition des impôts et sur le rachat des droits féodaux. A l'instant, un sentiment généreux s'est emparé des âmes de tous les privilégiés et les a remplies d'enthousiasme..."
 Gorsas, dans le Courrier de Versailles à Paris, raconte que la motion de Target allait passer, "quand tout à coup un citoyen noble fixe l'attention générale de rassemblée par une déclaration simple, mais sublime ". Les paroles de Noailles, ajoute-t-il, "excitèrent un tel enthousiasme dans les galeries qu'une des personnes qui étaient présentes lui adressa sur-le-champ un quatrain qu'il répéta assez haut pour que tous ceux qui l'environnaient l'entendissent. Je ne me rappelle que les deux derniers vers :
Un monstre nous restait : la Féodalité... 
Abattu par Noaille, il hurle, tombe, expire."
Le duc d'Aiguillon monta ensuite à la tribune. Il avait écrit son discours. Mais avant de le lire, il prononça ces quelques mots, dont je ne vois trace dans aucun historien et que j'emprunte à la seule feuille qui la donne, au journal intitulé Versailles et Paris
« Messieurs, je comptais faire ce qu'a fait M. le vicomte de Noailles; il a prévenu ma démarche, j'ose croire qu'il n'a pas prévenu mes sentiments ni mon coeur. Je suis bien loin d'en être jaloux: je le remercie au contraire d'avoir été mon fidèle interprète. » 
On sait qu'il conclut à l'égalité des impôts et à la permission de racheter tous les droits féodaux et seigneuriaux. Mais dans le moment, cette générosité, qui l'appauvrissait, fit moins d'impression que la déclaration précédente; elle en parut la répétition, et la répétition affaiblie; car M. de Noailles, renchérissant d'avance, avait dit : 
« Les corvées seigneuriales, les mainmortes et autres servitudes personnelles seront détruites sans rachat. » 
Le duc d'Aiguillon n'avait songé à rien proposer de semblable. Aussi Noailles fut-il le héros de la journée. L'enthousiasme qu'il avait fait naître faillit être refroidi par une dissertation pédante sur les droits féodaux qu'un certain Legrand, député du Berry, crut devoir apporter aussitôt à la tribune. Il y fut remplacé par un inconnu, Le Guen de Kerengal, député de la Basse-Bretagne, vêtu d'habits de paysan, dit Ferrières, et dont la parole pénible (d'après le Courrier français) remua néanmoins les coeurs par quelques mots trouvés et sentis : 
« Dites au peuple, s'écria-t-il, que vous reconnaissez l'injustice de ces droits acquis dans des temps d'ignorance et de ténèbres. »
L' assemblée, selon un mot du temps, s'électrisa de nouveau. Un député de Besançon, Lapoule, vint alors citer quelques traits horribles. Il parla, dit le Courrier français, d'un seigneur de Franche-Comté,
« qui avait le droit de tuer deux de ses vassaux, et de tremper ses pieds homicides dans le sang de ces malheureux, en arrivant de la chasse ». 
Cette fantaisie ne retarda pas l'élan de générosité auquel se livra la noblesse. Tous les historiens donnent l'énumération des sacrifices individuels qui se produisirent alors et il serait fastidieux de retracer des détails qui se trouvent partout. Voici les paroles que Corsas, témoin oculaire, prête au comte de Virieu, un des plus fougueux aristocrates : 
« Le tendre Catulle n'avait qu'un moineau qu'il chérissait, et ce moineau, il en fit le sacrifice. Et moi, j'ai des pigeons; mes pigeons font mes délices : mais puisqu'ils sont nuisibles à l'agriculture, je consens de grand coeur à sacrifier mes pigeons. » 
Le Courrier de Provence dit que cela fit beaucoup rire et que quelqu'un s'écria : 
« ll est ici plus d'une Lesbie prête à accepter votre moineau. »
Le clergé ne semblait pas pressé de se sacrifier. Il ne bougeait pas. 
Après le discours de Cotin (de Nantes), dit encore le Courrier de Provence, « sur une observation du comte de Montmorency, le président a fait lire le règlement qui ordonne d'aller aux voix, lorsqu'il ne se présente plus personne qui veuille parler contre une motion; cepondant, il a ajouté qu'aucun de MM. du clergé n'ayant encore eu la faculté de se faire entendre, il se reprocherait de mettre fin à cette intéressante discussion, avant que ceux d'entre eux qui voulaient parler eussent fait connaltre leur sentiment. A cette espèce d'invitation, M. l'évêque de Nancy a déclaré, etc. »
Il demanda, en fort bons termes, le rachat pour les fonds ecclésiastiques comme pour les fonds féodaux, et il exprima le voeu « que le rachat ne tournât pas au profit des seigneurs ecclésiastiques, mais qu'il en fût fait des placements utiles pour l'indigence-». Aux sacrifices individuels succédèrent ceux des provinces et des villes qui, par l'organe de leurs députés, renoncèrent à peu près toutes à leurs privilèges, à leurs chères franchises locales, à leur gloire et à leur ambition d'hier, pour se fondre anonymement dans la nouvelle famille française. Michelet a peint en termes saisissants ce défilé des provinces françaises à la tribune, cette organisation spontanée de la patrie. Le journal de Lehodey relate un détail curieux. Pendant la séance, le duc de Liancourt monta au château pour instruire le roi de ce qui se passait. 
« Le monarque, dit le rédacteur des Etats généraux (futur Logographe), en a été sensiblement touché; il a témoigné la plus vive satisfaction. J'approuve tout ce que l'Assemblée nationale va faire, a-t-il dit, je m'en rapporte à sa sagesse et ses lumières, et surtout à ses vertus. »
 Le même prince écrivait peu de jours après sur le même sujet à l'arvhevêque qu'il ne sanctionnerait point ces décrets sinon forcé et violenté : 
«... Alors il n'y aurait plus en France ni monarchie ni monarque. » (Buchez, II, 248).
Le pieux monarque, on le voit, laissait diriger sa conscience. 
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Abolition des privilèges.
Médaille commémorative de la nuit du 4 août 1789,
dans la salle des Menus. - On reconnaît au
premier plan Mirabeau, La Fayette, et les
principaux constituants. (Oeuvre de N.-M. Gatteaux).

Les sacrifices consentis dans la nuit du 4 août avaient besoin de recevoir une formule méditée : on en ajourna la rédaction, mais on décida d'insérer tout de suite au procès-verbal une liste abrégée des renonciations consenties et des destructions faites. Voici cette liste, d'après le procès-verbal officiel : 

« I. Abolition de la qualité de serf et de la mainmorte, sous quelque dénomination qu'elle existe... Il. Faculté de rembourser les droits seigneuriaux. III. Abolition des juridictions seigneuriales. IV. Suppression du droit exclusif de la chasse, des colombiers, des garennes. V. Taxe en argent, représentative de la dîme. Rachat possible de toutes les dîmes de quelque espèce que ce soit. VI. Abolition de tous privilèges et immunités pécuniaires. VII. Égalité des impôts, de quelque espèce que ce soit, à compter du commencement de l'année 1789, suivant ce qui sera réglé par les assemblées provinciales. VIII. Admission de tous les citoyens aux emplois civils et militaires. IX. Déclaration de l'établissement prochain d'une justice gratuite et de la suppression de la vénalité des offices, X. Abandon du privilège particulier des provinces et des villes. Déclaration des députés qui ont des mandats impératifs, qu'ils vont écrire à leurs commettants pour solliciter leur adhésion. XI. Abandon des privilèges de plusieurs villes, Paris, Lyon, Bordeaux, etc. XII. Suppression du droit de départ et vacat, des annates, de la pluralité des bénéfices. XIII. Destruction des pensions obtenues sans titre. XIV. Réformation des Jurandes. XV. Une médaille frappée pour éterniser la mémoire de ce jour. XVI. Un Te Deum solennel et l'Assemblée nationale en députation auprès du roi, pour lui porter l'hommage de l'Assemblée, et le titre de Restaurateur de la liberté française, avec prière d'assister personnellement au Te Deum. »
Ces articles commencèrent à recevoir leur formule définitive dans la séance du 6 août et tout fut terminé le 11 (Lehodey, t. II, p. 383). Malgré la résistance sourde de Mirabeau et l'opposition ouverte de Sieyès qui regrettait la dîme, l'acte révolutionnaire ne subit, dans cette révision faite de sang-froid, aucune restriction grave. Corsas termine ainsi son compte rendu de la séance :
« On s'est quitté à une heure du matin, le coeur serré de joie. En sortant de l'assemblée, je  rencontrai un bon curé qui, tout chaud encore de ce qu'il venait d'entendre, me dit avec ingénuité : Monsieur, voici deux grands coups en peu de temps; dans quatre heures, on a pris la Bastille du faubourg Saint-Antoine; et nous, dans une demi-nuit, nous avons abattu la Bastille de l'égoïsme; et, ma foi, a-t-il ajouté, je ne sais laquelle des deux victoires était la plus difficile à remporter. »
L' acte du 4 août a été renié ou contesté par plusieurs auteurs. Clermont-Gallerande écrit dans ses mémoires (I, 166) :
« On ne peut attribuer la multitude des sacrifices offerts dans cette soirée, qu'avec raison on appelle la folle soirée, puisqu'elle entraînait la ruine des ordres sans un grand avantage pour le peuple, qu'à l'effet de la peur et des menaces que le Tiers faisait faire par le peuple aux députés des deux premiers ordres [...]. Rien ne fut plus mocquable (sic), plus ridicule, plus inconsidéré que cette scène, causée beaucoup plus par un peu d'ivresse que par le feu du patriotisme. » 
Montlosier dit (I, 235) :
« L'oeuvre des brigands fut sanctionnée ainsi par un autre brigandage appelé la nuit du 4 août. » 
Le baron de Guilhermy (Papiers d'un émigré, I, 43), critique amèrement cette scène (que Rivarol appela la Saint-Barthélemy des propriétés) : 
« Aucun de ceux qui firent des sacrifices dans cette nuit mémorable, dit-il, n'avait le droit d'en faire [...]. Cette nuit fameuse fit croire au peuple français qu'on pouvait impunément tout détruire en quelques heures. » 

Enfin le marquis de Ferrières, d'ordinaire impartial, attribue ces sacrifices aux passions les plus basses : 
« L'assemblée, écrit-il (I, 186), offre l'aspect d'une troupe de gens ivres placés dans un magasin de meubles précieux, qui cassent et brisent à l'envi tout ce qui se trouve sous leurs mains [...]. Un sentiment de haine, un désir aveugle de vengeance, et non l'amour du bien, semble animer les esprits. »
Il est possible que, quand l'évêque de Chartres, par exemple, proposa l'abolition du droit de chasse, il ait voulu être ironiquement généreux aux dépens de la noblesse. Mais il est évident qu'un sincère et vif courant d'enthousiasme emporta, dans cette nuit du 4 août, toute arrière-pensée mesquine et que ces législateurs enfiévrés aperçurent pour un instant l'image de la patrie. Ni Ferrières, ni Guilhermy, ni aucun privilégié ne résista à cette noble fièvre : c'est après coup, c'est de longues années plus tard, que, dégoûtés de leur libéralisme de 1789, ces nobles rougirent de leur générosité ou la regrettèrent. Dans le moment, pas un journal n'attribua à des motifs bas l'enthousiasme de cette séance à laquelle n'assistèrent justement pas les deux députés qui la décrièrent le plus, le sceptique Mirabeau et l'égoïste Sieyès. Tous élevèrent aux nues l'acte du 4 août, la pureté du sacrifice offert à la nation. Ecoutez Brissot, dans le Patriote français :
« On ne peut se faire une juste idée de l'enthousiasme généreux dont tous les coeurs étaient embrasés. Les traits de générosité et de patriotisme se pressaient, pour ainsi dire, et se multipliaient avec une rapidité qui permettait à peine de les suivre. On entendait de toutes parts : Nous sommes tous frères, tous amis, tous égaux : les emplois civils et militaires doivent être accessibles à tous sans distinction. »
Gorsas dit que les discours de Noailles et d'Aiguillon avaient tellement « électrisé l'assemblée qu'on aurait fait volontiers le sacrifice de sa vie. » 

Lehodey hasarde une comparaison qui sera reprise par Michelet

« En une nuit, l'arbre fameux de la féodalité, dont les rameaux s'élevaient jusqu'aux cieux, dont les racines pénétraient jusqu'aux entrailles de la terre, dont l'ombre couvrait toute la France, a été renversé. »
Etienne Dumont, le pédant genevois, dit en se moquant (Souvenirs sur Mirabeau, p. 444) :
« Une contagion sentimentale entraînait les coeurs. » 
C'est l'exacte vérité. Elle éclate jusque dans le procès-verbal officiel, d'ordinaire si froid et si incolore. On y lit : 
« Alors, comme à l'envi, les âmes, saisies d'un enthousiasme qui croissait à chaque instant, se sont livrées à toute la franchise de leur zèle. » 
Telle fut la véritable impression que les contemporains reçurent de la nuit du 4 août. (F.-A. Aulard).
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Abolition des privilèges.
Assemblée nationale - abandon de tous les privilèges.,
Dessin de Monnet, peintre du roi (Bibliothèque nationale).
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