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Les lépreux Moyen Âge
Il semble bien, en dépit des opinions contraires, qu'il y eut des lépreux dans l'occident de l'Europe au moins depuis les premiers siècles de l'ère chrétienne (haut Moyen Âge). Il en est question dans les oeuvres des pères de l'Église latine, dans les plus anciennes légendes pieuses, dans les canons des plus anciens conciles et dans les capitulaires des rois francs. Ils paraissent être devenus plus nombreux en France à partir du VIIIe siècle, au contact des populations venues de l'Est de la Méditerranée, où elle a été apportée d'Inde dès l'Antiquité, par les Perses (Les Guerres médiques), puis par les armées d'Alexandre. On rendra ainsi longtemps responsable la diaspora juive, déjà victime de tant d'amalgames, d'avoir apporté ce fléau, mais on peut certainement y ajouter l'effet des invasions sarrasines, et surtout, à partir du XIe siècle surtout les croisades : ce fut depuis lors seulement que la redoutable maladie commença véritablement à envahir toute l'Europe et que les lépreux, sous le nom de mézeaux, ladres, malades, devinrent tellement nombreux qu'ils constituèrent en quelque sorte une classe de la société et furent soumis à une condition particulière. 

Souvent confondue avec d'autres maladies de peau, la lèpre a été perçu diversement au cours du temps. A la compassion que l'on a eu d'abord pour les lépreux a succédé l'ostracisme, et parfois les persécutions. Lors des grandes épidémies de pestes, on cherchait souvent un bouc-émissaire chez les lépreux et les juifs, que la croyance populaire voulait forcément unis dans une même culpabilité. Quoi qu'il en soit, la plupart du temps, on isolait les lépreux, on les enfermait dans des hospices spécialisés, appelées léproseries, pour les soigner, pour les cacher, pour s'en préserver. De même qu'un inextricable chaos a régné au Moyen âge, sur le sens véritable que l'on devait donner au mot lèpre, une grande confusion a existé aussi  pour les léproseries. Le nom de léproserie, a été donné aux maisons chargés de recevoir les lépreux véritables, mais aussi avec eux, tous les malades porteurs de vieux ulcères, de gales invétérées et même de syphilis. 

Les « lèpres »

La maladie appelée aujourd'hui lèpre est causée par une mycobactérie, découverte en 1872 par A. Hansen,  le Mycobacterium leprae. C'est une maladie qui se développe sur de longues années, et dont le remède n'a été trouvé qu'au milieu du XXe siècle. Auparavant, elle était incurable, et les nombreuses mentions faites dans les anciens documents à des lèpres guéries montrent que l'on désignaient souvent sous ce mot d'autres maladies de peau, d'ailleurs souvent très difficiles à identifier. On peut quand même s'y retrouver de temps en temps. Ainsi, une part de la confusion faite pendant longtemps paraît venir de ce que l'on n'aura pas su distinguer entre elles deux maladies énoncées dans les textes de la Bible; la première, la lèpre, se rapporte très bien à la manière dont les modernes la considèrent; l'autre, vaguement désignée sous le nom de tsarâth, ne serait autre chose que l'éléphantiasis des Grecs. En effet, Grisolle définit la Lèpre une éruption squameuse caractérisée par des plaques arrondies, élevées sur les bords, déprimées au centre, recouvertes de squames minces, d'un blanc argentin, chatoyant, nacré; d'un autre côté, Cazenave signale une nuance du Vitiligo caractérisée, lorsqu'il siège sur une partie garnie de poils, par la décoloration des poils qui deviennent blancs. Puis le même auteur décrit sous le nom de Psoriasis invétéré (variété de la dartre furfuracée), une nuance dans laquelle les squames se détachent par exfoliations lamelleuses en quantité telle qu'elles inondent les draps du lit. Maintenant que dit la Bible?

"Lorsqu'il paraîtra sur la peau une couleur blanche, que les endroits où la maladie parait seront plus enfoncés que la peau, que les poils auront changé de couleur et seront devenus blancs et qu'on verra même paraître la chair vive, on jugera que c'est une lèpre invétérée et enracinée dans la peau. Si la lèpre parait efflorescente et se répand sur la peau et la recouvre en entier, le prêtre jugera que c'est la plus pure de toutes, parce qu'elle est devenue toute blanche. " (Lévitique, chap. XIII).
Ainsi voilà bien, définies et précisées, trois nuances de lèpre que nous retrouvons, dans la dartre furfuracée (Lepra vulgaris de Willan), dans le Psoriasis invétéré et dans le Vitiligo. Que l'éléphantiasis des Grecs ait existé chez les Hébreux, et souvent sur le même individu, cela n'est pas douteux; ainsi quand la chair vive paraîtra dans le lépreux, il sera déclaré impur par le jugement du prêtre, et si la chair vive est mêlée de lèpre elle est impure. La distinction semble relativement simple à établir entre la lèpre et l'éléphantiasis. D'un autre côté, il paraît évident que c'est de cette dernière maladie que Job fut affecté.
Il ôtait, dit la Bible, avec un débris de pot de terre la sanie qui sortait de ses plaies, (Job, chap. II.).
Ce caractère de plaies, de sanie, d'ulcérations que présentait Job, n'a rien de ce qui distinguait la lèpre, dont la plus pure est celle dans laquelle la peau se recouvre d'efflorescences, de squames.

Pour les médecins grecs, et entre autres pour Hippocrate, le mot lèpre est la désignation générique des affections squameuses de la peau. Les modernes la considèrent de même, et Cazenave regarde le Psoriasis comme une de ses variétés. C'est donc depuis les Grecs jusqu'à ces derniers temps que la confusion a régné, et cela vient surtout de la manière dont les ouvrages des Arabes ont été traduits, et c'est depuis Willan et Batemann, au début du XIXe siècle, que cet aspect de la question a été élucidé. (Batemann, Tableau pratique des maladies cutanées, d'après la classification du Dr Willan; en anglais, Londres, 1814.).

Un phénomène de société

Plus de deux cents ans avant les croisades, plusieurs maisons avaient été fondées pour recevoir toutes espèces de maladies réputées contagieuses, mais particulièrement des lépreux et même, dans la suite, des pauvres, des mendiants. Jusqu'au temps de la première croisade, l'Église ne s'était guère occupée des lépreux (et des autres malades qu'on leur assimilait) que pour les recommander à la charité et à la pitié publique, pour imposer aux évêques la charge de veiller sur eux, de les nourrir et de les vêtir; la législation civile n'avait édicté que de rares et vagues prescriptions pour les isoler. Il n'en est pas moins vrai que longtemps les lépreux, qui appartenaient alors à toutes les conditions sociales, continuèrent à vivre dans le monde. Mais après la première croisade, au commencement du XIIe siècle, le nombre des lépreux augmenta et devint un vrai phénomène social. De nombreux malades revinrent d'Orient affectés de maladies causées par la misère, les privations, le climat, etc., particulièrement la lèpre et l'éléphantiasis; il fallut créer de nouvelles maisons pour les recevoir, et bientôt leur nombre allait devenir considérable. 

La maladie touchait même les plus puissants. Le roi Baudouin IV mourut lépreux en 1185 sur le trône de Jérusalem, bien que les extrémités de ses membres tombassent en putréfaction; le comte Raoul de Vermandois, au XIIe siècle, Robert Bruce au siècle suivant, vécurent et moururent lépreux sans avoir été jamais déchus de leur dignité. Les chartes prouvent qu'il fut longtemps loisible aux lépreux d'hériter, d'acquérir; d'ester en justice, de se marier, d'exercer le commerce et même celui des denrées alimentaires. Nombre de textes littéraires se joignent aux documents diplomatiques pour témoigner que, jusqu'au XIIIe siècle inclusivement, la terrible maladie, « ki n'espargne ne roi ne conte », inspira surtout des sentiments de charité, de compassion et de pieuse sollicitude. En 1119 fut créé à Jérusalem l'ordre hospitalier et militaire de Saint Lazare, dont les membres recrutés exclusivement d'abord parmi les gentilshommes lépreux se consacrèrent au soin des ladres et à la défense de la Terre sainte : ils vécurent aussi librement que les chevaliers du Temple ou de l'Hôpital, et plusieurs d'entre eux, attachés en Orient à la personne de saint Louis, l'accompagnèrent en France à son retour. 

Des chevaliers non lépreux entrèrent à leur tour dans l'ordre et partagèrent la vie de leurs confrères atteints de la maladie. Cependant le fléau ne cessait de faire des progrès effrayants; surtout dans les milieux urbains, dans les classes pauvres, parmi les déshérités, les mendiants, les vagabonds, les nomades si nombreux au Moyen âge. La nécessité de préserver de la contagion en isolant les lépreux se fit sentir de plus en plus : asiles, hôpitaux spéciaux se fondèrent en grand nombre dans toute l'Europe sous le nom de léproseries, ladreries, maladreries, maladières, misellaria, mézelleries, lazarets, etc. On évalue leur nombre à plus de 20 000 en Europe, 2000 ou environ pour la France. Là ou il n'y avait pas de léproserie, le lépreux avéré fut contraint d'habiter loin des habitations, le long d'un chemin, une borde, c -à-d. une cabane, une espèce de hutte isolée. 

La criminalisation d'une maladie

La crainte de la contagion triompha bientôt des sentiments de pitié qu'avaient d'abord inspiré les pauvres malades. La charité se contenta de multiplier et de doter partout des léproseries, mais les malades devinrent un objet d'horreur, de dégoût et de haine. Les léproseries furent des asiles, plutôt que des hôpitaux; sauf exceptions, les malades y furent parqués plutôt que soignés; beaucoup d'entre elles se composèrent, outre une chapelle, d'un assemblage de cabanes ou chaque lépreux habitait individuellement. L'Église institua des cérémonies pour séparer les lépreux du monde, et beaucoup de coutumes les considérèrent comme morts civilement. Tout individu suspect fut soumis à l'épreuve, dévolue presque partout à l'autorité ecclésiastique. Un certain nombre désignés: l'anesthésie locale, la nature de l'urine, l'aspect léonin de la face, le son de la voix, l'aspect des poils arrachés à la tête, devaient déceler à un praticien expert les premiers symptômes de la maladie : déclaré lépreux, le malheureux était condamné par sentence de l'official à la séquestration. 

Une effrayante cérémonie suivait la sentence. Nombre d'anciens livres ecclésiastiques en ont conservé le rituel qui ne variait guère d'un diocèse à l'autre; c'était, après une brève exhortation du prêtre à se montrer résigné à la volonté de Dieu, une messe funèbre; à genoux sous un drap mortuaire le lépreux assistait vivant à ses obsèques, après lesquels il était conduit processionnellement à la maladrerie ou dans la borde qui devait être son dernier asile. Là, nouvelle cérémonie : agenouillé, le lépreux recevait sur la tête une pelletée de terre en même temps que le prêtre lui déclarait qu'il était mort au monde. On lui donnait une robe de ladre de couleur particulière pour qu'on pût le distinguer à première vue, des sandales, une cliquette ou crécelle dont le bruit devait faire fuir ceux qui se trouveraient sur son chemin, des gants sans lesquels il lui était défendu de toucher à rien, un barillet, une écuelle de bois et une panetière; on lui lisait les prescriptions relatives aux lépreux défense d'entrer dans une église, un couvent, un moulin, une taverne; défense d'aller dans une foire ou dans un marché; défense de sortir déchaussé et sans habit de ladre et sans faire entendre sa cliquette tous les cinq ou six pas; défense de se laver ou de boire ailleurs qu'à son puits et avec son écuelle; défense de toucher à quelque chose avant de l'avoir achetée; défense d'acheter du vin autrement qu'en le faisant verser dans son barillet; défense de parler à quelqu'un sans se mettre sous le vent; défense de circuler dans les ruelles et les chemins étroits; défense de boire et de manger en compagnie sinon d'autres lépreux et autrement qu'avec son écuelle. Après quoi on l'abandonnait. 

Si beaucoup de maladreries étaient dotées de façon à fournir aux hospitalisés la nourriture et même quelques soins, si quelques-unes d'entre elles étaient en quelque sorte des établissements aristocratiques réservés à qui pouvait y payer largement son séjour, il semble bien que dans la plupart les malades ne trouvaient, avec un asile, que les objets indiqués ci-dessus, un misérable mobilier et des secours religieux. Pour le reste, ils devaient s'adresser à la charité publique, mendier leur nourriture, ou la menue monnaie qui pouvait leur permettre de se la procurer. C'était le cas particulièrement de ceux qui étaient établis dans des bordes isolées. Nombre de coutumes admirent que le lépreux ainsi séparé du monde était mort civilement; que son mariage était rompu (et l'Église malgré quelques protestations admit souvent cette doctrine), que ses héritiers devaient entrer en possession de ses biens. 

Les règlements de police, les ordonnances municipales furent pour les lépreux de la dernière rigueur : sous les peines corporelles les plus sévères, on interdit l'accès des maisons, des lieux publics, voire même des villes, sauf à certains jours, à ces malheureux qui cependant ne pouvaient vivre qu'en sollicitant la charité publique. Quoi d'étonnant que dans ces conditions les lépreux (et parmi eux devaient se confondre beaucoup de malades atteints d'autres maladies de peau, sans parler des simples suspects) ne soient venus à former comme une caste particulière de parias, qu'aigris par le malheur, par la misère, ils aient conçu une haine violente contre cette société qui les avait chassés, et qui, au moindre méfait, au moindre soupçon, les pendait, les brûlait ou les arquebusait sans pitié. Beaucoup de maladreries devinrent au XVe et au XVIe siècle des repaires de la délinquance et du crime, où les aubaines de la charité donnaient lieu à toutes sortes d'orgies, où les liaisons entre ladres formaient d'ignobles associations. La langue française en a conservé le souvenir; il n'est pas besoin de dire quelles maisons ont emprunté leur nom vulgaire, via le mot bordeau, aux petites bordes des lépreux (La criminalité au Moyen Âge). 

Au XIVe siècle Ambroise Paré écrivait encore :

 « Tous les ladres deviennent trompeurs, furieux, lubriques. »
Des légendes populaires se formèrent, de terribles accusations pesèrent sur eux. C'était, dès le XIIe siècle, une croyance universelle (on la trouve mentionnée dans des oeuvres littéraires et dans des vies de saints) que la lèpre pouvait être guérie par un bain de sang humain. Une pareille croyance donne à croire que les crimes dont les lépreux furent accusés ne furent pas tous imaginaires. Enlever les enfants pour les égorger, empoisonner les fontaines, se livrer aux pratiques de la sorcellerie, entretenir commerce avec le démon, telles furent les accusations que subit la caste maudite des lépreux. En temps d'épidémie surtout, elles se réveillèrent terribles, excitèrent contre eux l'opinion publique et déchaînèrent contre eux d'abominables persécutions. En 1321 notamment, il en périt un grand nombre, victimes de la fureur populaire, et à plusieurs reprises l'autorité législative édicta en France contre eux de nouvelles mesures de rigueur (ordonnances du 18 août 1324, de février 1371, du 3 juin 1404, du 7 mars 1407, du 25 mai 1413, etc.).

Cependant, d'une part, les progrès de l'hygiène restreignaient sensiblement, dès la XIVe siècle, le nombre des cas de lèpre dans la classe aisée, et, d'autre part, dès le siècle suivant, l'isolement rigoureux des malades, ainsi que les persécutions et l'horreur dont ils étaient l'objet, produisaient une diminution sensible de cette classe de malheureux. Enfin, le nombre croissant et l'amélioration des léproseries, les libéralités dont elles étaient l'objet, les dotations dont elles jouissaient et l'attrait de la vie oisive qu'on y menait eurent cette conséquence singulière que nombre de misérables, de vagabonds, de mendiants essayèrent de se faire passer pour lépreux afin d'y être admis, et qu'il fallut dépister les faux ladres avec tout le soin qu'on avait mis autrefois à rechercher les véritables. Au milieu du XVIe siècle, le fléau pouvait être considéré comme vaincu en Europe; les maladreries, presque désertes, entretenaient grassement avec de rares lépreux un plus grand nombre de « prébendiers ladres », qui, pour la plupart, n'avaient aucune atteinte du mal. Les derniers lépreux disparurent des léproseries au commencement du XVIIe siècle, et en France un édit de Louis XIV, en décembre 1672, les donna avec tous leurs biens à l'ordre restauré de Saint-Lazare et du Mont-Carmel. Aujourd'hui le souvenir des léproseries ou maladreries est seulement resté attaché à quelques rues, à quelques localités, à quelques maisons Isolées aux portes des villes, etc. (A. Giry / F.-N.).

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