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Histoire de l'Europe > La France > Le XVIIIe siècle
Le règne de Louis XVI
1774-1793
Louis XVI apportait sur le trône des vertus privées et l'envie de bien faire, mais aussi une désastreuse faiblesse. Il commença par rappeler les parlements, que le chancelier Maupeou avait détruits; il supprima la servitude dans ses domaines, abolit les tortures, réduisit l'impôt, et refusa le don de joyeux avènement. La grande question était la réorganisation des finances. Le roi appela au ministère le vertueux Turgot, qui voulait sauver la monarchie par de sévères réformes.

Le ministère de Turgot

Louis XVI, à l'instant où il sut qu'il était roi, s'écria : 
« Quel fardeau! Et l'on ne m'a rien appris ! » 
Il commença par exiler Mme du Barry, rappela Choiseul, congédia l'un après l'autre les triumvirs, Maupeou, Terray, d'Aiguillon, et réinstalla les anciens Parlements.

Retour des Parlements.
Les philosophes, par haine des juges que Voltaire appelait « les assassins de Lally et de La Barre  », et les dévots, par haine des juges qui avaient aboli les jésuites, s'étaient rencontrés pour soutenir  Maupeou, qui se targuait « d'avoir retiré la couronne du greffe  ».

Condorcet et d'Alembert prévirent que les Parlements pardonnés, mais qui se disaient vainqueurs, seraient aussi opposés au progrès et aussi désobéissants au roi que par le passé.

Maurepas
La reine eût voulu Choiseul premier ministre; le roi nomma le vieux Maurepas, dont le scepticisme s'ajouta à sa propre irrésolution (1774). Maurepas appela Vergennes aux Affaires étrangères; le comte de Saint-Germain à la Guerre; Malesherbes à la maison du roi (ministère des Cultes) et Turgot à la Marine, puis au contrôle général (Finances).

Le ministère de Turgot dura dix-huit mois (août 1774-mai 1776). Les obstacles qu'il rencontra et sa disgrâce furent une leçon pour les réformateurs. « Si le bien ne se fait pas, avait dit d'AIembert, c'est que le bien est impossible. Entendez : « impossible par le despotisme éclairé ». C'est la révolution forcée.

Turgot
Turgot, comme cadet, avait été destiné par sa famille à l'Eglise, la vocation lui manqua; il quitta la Sorbonne à vingt-trois ans, fut nommé peu après maître des requêtes au Parlement, siégea dans l'affaire de la révision du procès Calas et entra, par d'Alembert, à l'Encyclopédie.

Malgré une timidité dont il ne put jamais se défaire et qui se traduisait par une élocution pénible, il eut vite fait de gagner ce monde difficile par la force de sa pensée, la clarté de sa science, «ce quelque chose de la dignité antique », comme dit Montyon, qui se dégageait de lui. Malesherbes dira de lui : « Il a la tête de Bacon et le coeur de l'Hôpital. »

Les idées de Turgot. 
Dès le séminaire, Turgot s'était porté vers les choses d'économie politique. Dans une lettre à son condisciple, l'abbé de Cicé, il combat l'idée de Law que la monnaie métallique n'est qu'un signe fondé sur la marque du prince; bien au contraire, c'est une marchandise, comme une mesure des autres marchandises. Pour le cours forcé des billets (de banque), il n'en peut résulter qu'un avantage passager, « parce que les denrées augmentent de prix à proportion du nombre des billets  ». Grande vérité qui fut méconnue par la Révolution.

Lié avec Quesnay, pour qui l'agriculture devait être le souci dominant des hommes d'Etat, et avec Gournay, qui, s'attachant surtout aux questions nées du commerce et de l'industrie, avait reconnu dans la concurrence le principal aiguillon du travail et formulé l'adage : « Laisser faire, laisser passer », Turgot adopta leurs principales idées.

Développées d'abord dans son fameux opuscule, écrit pour l'instruction de deux jeunes Chinois : Essai sur la formation et la distribution des richesses, elles sont devenues l'économie politique moderne d'Adam Smith et de J.-B. Say. Pour Turgot, le commencement et la fin de toutes les lois économiques, c'est la liberté du travail.

Généralité de Limoges.
Nommé intendant de la généralité de Limoges, il affirma ses principes dans un nombre considérable de circulaires et de rapports, notamment sur la liberté du commerce des grains, sur l'assiette et l'égale répartition de la taille, sur le cadastre, « description géométrique de la province, fonds par fonds », sur l'impôt de répartition que doit être l'impôt foncier (L'organisation financière de l'Ancien régime).

Il réussit à appliquer quelques-unes de ses idées, malgré l'hostilité de la petite noblesse et grâce à une énergie extrême et, selon le mot de Malesherbes, à « sa rage du bien public. »

Réformes de Turgot.
Lorsque Turgot eut exposé son programme à Louis XVI : 

« Ce n'est pas au roi, conclut-il, que je me donne, c'est à l'honnête homme.» 
Le roi lui prit les deux mains :
« Vous ne serez pas trompé. »
La sincérité de Louis XVI ne fait pas de doute; ce qui n'en fait pas davantage, c'est sa faiblesse. Turgot, tout de suite, s'en inquiéta. Loyalement, il avertit. Pour exécuter son programme : 
« Point de banqueroute, point d'augmentation d'impôts, point d'emprunt »,
un moyen suffit : réduire la dépense au-dessous de la recette. Seulement on ne peut suivre une politique d'économie et soulager le peuple que par la réforme des abus, et cela est difficile,
« car il n'est point d'abus dont quelqu'un ne vive ».
En effet, à chaque réforme de Turgot le monde de ses ennemis augmente.

Réformes dans les finances.
Quand il réduit en moins d'un an le déficit de 48 à 18 millions de livres, il a coalisé contre lui les fermiers généraux à qui il, a enlevé la taxe du sel et interdit les croupes; les financiers qui gravitent autour des fermes; les gens de cour dont il a supprimé les offices; les « domestiques » du roi dont il menace de rogner les bénéfices et les pensions.

Rien que pour la maison civile du roi et de sa famille, le compte général de 1789 trouvera 15 000 personnes, dont 500 pour la seule division « de la bouche » ou Cuisine-Communs, avec une dépense annuelle de 40 à 45 millions.

Abolition de la corvée. 
Quand il abolit la corvée des chemins pour la remplacer par un impôt général en argent et que, dans le préambule de l'édit, il en déclare toute la portée : un commencement d'égalité fiscale, l'obligation pour les nobles et le clergé de participer aux besoins de l'Etat dans les mêmes conditions que les gens du Tiers, et Ia prochaine suppression des droits féodaux, - les campagnes sont transportées de joie, Condorcet publie sa brochure Bénissons le Ministre et la réforme est célébrée comme un grand exemple jusqu'en Autriche et en Prusse.

Mais les privilégiés s'insurgent, car « toutes les charges publiques, dit le président à mortier Joly de Fleury, doivent tomber sur les roturiers qui, vu leur état, naissent taillables et corvéables à merci, tandis que les nobles, au contraire, naissent exempt, de toute imposition ». 
Le Parlement après avoir supprimé la brochure de Condorcet, refuse de recevoir l'édit. Il fait des remontrances où sont invoqués « les droits des Francs sur leurs hommes  »; l'édit est attentatoire à la propriété et ébranle l'état social. Il fallut un lit de justice pour l'enregistrer.

Suppression des Jurandes. 
Pareillement l'édit sur la suppression des jurandes, des maîtrises et corporations et sur la liberté du travail. Il a été reçu avec des acclamations par les ouvriers et tout le menu peuple, comme l'a été l'édit sur la corvée par les paysans. Mais le premier président Séguier déclare que « donner à tous les sujets la faculté de tenir magasin et d'ouvrir boutique, c'est violer la propriété des maîtres qui vont perdre leur privilège ».

La question du blé.
L'arrêt du Conseil qui ordonnait la libre circulation des blés à l'intérieur du royaume et autorisait l'importation des céréales étrangères n'a pas été accueilli avec moins de faveur par les fermiers que par les commerçants. Mais les « maltôtiers » qui ne pouvaient plus spéculer, les monopoleurs de l'ancienne agence des blés (sociétaires du pacte de famine) et les parlementaires qui perdaient leurs droits de police sur les approvisionnements des villes, profitèrent de la mauvaise récolte de 1774 pour exciter des émeutes (la guerre des farines).

Liberté de conscience. 
Enfin Turgot, et, avec lui, Malesherbes, se soulevèrent le clergé par leurs tentatives pour rétablir l'édit de Nantes.

Turgot aurait voulu substituer au ser ment d'exterminer les hérétiques, serment que le roi prononçait à la cérémonie du sacre, cette formule nouvelle :

« Toutes les églises de mon royaume peuvent compter sur ma protection et sur ma justice. » 
Il remit à Louis XVI un mémoire sur la tolérance, prépara un édit destiné à « valider » les mariages protestants, ouvrit à l'étranger une enquête sur les conséquences de la révocation et proposa à l'assemblée du clergé de laïciser l'enseignement et de réduire les privilèges financiers des ecclésiastiques.

Malesherbes, de son côté, avait interdit aux évêques d'enlever les enfants des réformés pour les instruire dans la religion catholique et projetait d'abolir la censure, les lettres de cachet et la torture.

L'Assemblée du clergé demanda à Louis XVI « de ne pas s'en laisser imposer sous de spécieux prétextes de liberté de conscience » et, bien au contraire, « de porter le dernier coup au calvinisme».  Evêques et parlementaires se réconcilièrent « pour écarter les atteintes que des mains impies voulaient porter à l'autel et au trône  ».

Renvoi de Turgot. 
Les édits et les projets de Turgot, c'était la Révolution par ordonnances. Le roi de Prusse dit exactement : 

« Il faudrait au jeune roi de France de la force et du génie ».
 Il ne suffisait pas que Louis XVI eût dit un jour que « Turgot et lui étaient seuls à aimer le peuple ».

Se sentant menacé par tant d'ennemis qui s'appuyaient de la reine, depuis ses tentatives pour réduire le luxe de Versailles, Turgot écrivit au roi :

« J'ai bravé la haine de tous ceux qui gagnent à quelque abus. Votre Majesté voit l'impossibilité où je suis de résister à ceux qui me nuisent par le mal qu'ils me font et par le bien qu'ils m'empêchent de faire [...]. Je vous ai peint tous les maux qu'avait causés la faiblesse du feu roi. J'ose vous demander si vous voulez courir le risque des mêmes dangers, je dirai même de dangers plus grands [...]. N'oubliez jamais, sire, que c'est la faiblesse qui a mis la tête de Charles Ier sur un billot. » (30 avril 1776).
Le roi laissa cette lettre prophétique sans réponse, refusa par six fois sa porte à l'intrépide et loyal ministre, finalement lui ordonna de résigner ses fonctions (12 mai). La cour et le Parlement exultèrent et des évêques firent réciter des actions de grâces.

Fin de Turgot.
L'homme qui aurait pu sauver la Royauté passa dans la retraite et l'étude les cinq années qui lui restaient à vivre. Ses édits furent supprimés, - la corvée rétablie lui arracha des larmes (Michelet), - mais quand Voltaire vint à Paris, le « patriarche » voulut le voir et, courant à sa rencontre, s'écria  :

« Laissez-moi baiser cette main qui a signé le salut du peuple. »


A sa mort, son cercueil fut porté en Normandie et si hâtivement enseveli par la municipalité de Bons qu' « on n'a pas marqué la place où il fut enterré.  » (Léon Say).

La Guerre d'Amérique

Désormais les événements, ceux de la politique extérieure, qui rajeunira au Nouveau-Monde la vieille formule des Croisades : Gesta Dei per Francos, ceux de la politique intérieure, qui ne sera qu'un tissu de velléités contradictoires, vont précipiter la Révolution.

Diplomatie de Vergennes.
Un excellent ministre, Vergennes, dirigea jusqu'à sa mort (1787) les affaires étrangères. Il fut très loyalement soutenu par Louis XVI, dont « les vues étaient pacifiques  », mais qui avait le sentiment des intérêts français au dehors et se plaisait à être appelé par Vergennes « roi citoyen  ».

Avec l'opinion publique, Vergennes voulait la revanche contre l'Angleterre, principale bénéficiaire de la guerre de Sept ans. Après avoir tant contribué à établir et à maintenir l'équilibre continental, l'Angleterre faisait peser sur les mers et sur les nations maritimes une insolente et lourde suprématie. Vergennes sut attendre l'heure et s'y préparer.

Restauration des armées.
Louis XV avait également abîmé l'armée et la marine. Louis XVI eut la main heureuse pour les ministres militaires. Saint-Germain, chef vigoureux qui se targuait de ne pas plus craindre les cabales que les boulets de canon, et Ségur réorganisèrent les forces de terre, secondés par Gribeauval et Grimoard; Sartines et Castries les forces navales. Le chevalier de Guibert et le parti des jeunes préconisèrent des tactiques nouvelles : l'ordre mince, les larges déploiements pour résister à l'artillerie.

Paix continentale. 
Le maintien de la paix continentale n'était pas moins nécessaire aux dessein, de Vergennes contre l'Angleterre que la restauration des armées. Il garda l'alliance autrichienne, mais la ramena à son objet défensif, et se rapprocha de la Russie et de la Prusse, mais sans tomber aux illusions de ceux des philosophes (Duclos, l'abbé Mably) et des diplomates (Favier, Broglie) qui croyaient toujours en Frédéric.

Louis XVI et Vergennes ne refirent pas sans difficulté du « système autrichien» « un système français ». Marie-Thérèse écrivait à Marie-Antoinette : « Soyez bonne Allemande» , expliquant d'ailleurs que c'était le leur moyen « d'être bonne Française ». Son ambassadeur, Mercy-Argenteau, organisa un vaste système d'espionnage. Joseph II vint Paris, se répandit en cajoleries et promesses. Il arriva a la reine de dire à Vergennes :

« Souvenez-vous toujours que l'empereur est mon frère »,
et de s'attirer cette réponse :
« Je penserai surtout que le dauphin est votre fils. »
Le ministre avait décidé de n'avoir pas de guerre hors la guerre anglaise ; il se refusa à entrer, même pour y jouer à coup sûr, dans cette corruption du système d'équilibre qu'on a appelée le système co-partageant.

Quand Joseph II prétendit s'emparer de la succession bavaroise et, plus tard, abolir les traités qui fermaient la navigation de l'Escaut, ce fut la France, d'abord; qui l'en empêcha, comme encore de donner suite au projet de partager l'Empire ottoman.

Les traités de Teschen et de Fontainebleau ramenèrent à la France la clientèle des petits Etats et la replacèrent en Europe au rang d'où Louis XV l'avait
fait descendre.

Révolution d'Amérique. 
La guerre anglaise sortit de la révolte des treize colonies britannique en Amérique.
La traitrise avec laquelle l'Angleterre avait déclenché la guerre de Sept ans n'avait pas été un obstacle à ses victoires; mais elle portait son châtiment en elle-même.

L'Angleterre, ayant épuisé son trésor à conquérir les mers, l'Inde et le Canada, voulut faire supporter une partie de ses frais de guerre à ses colonies d'Amérique. Chacune de ces colonies avait son Parlement particulier, seul qualifié pour voter l'impôt. Le Parlement de Londres n'en vota pas moins l'extension de l'impôt du timbre aux colonies américaines. Le Parlement de Boston répliqua par une première déclaration des droits de l'homme.

Les colonies refusèrent de se soumettre à l'acte illégal (1764). L'Angleterre,
pour cette fois, céda (1766).

Comme le trésor restait à sec, lord North, qui avait succédé à Pitt,  ne trouva rien de plus simple que de supprimer par un bill (texte de loi) les privilèges des colonies et, par ce moyen, de rendre à l'avenir légales les taxes qu'édicterait la métropole. Par la suite, les Anglais ont blâmé cette mesure. A l'époque, sauf quelques amis de Pitt (devenu lord Chatham), ils se persuadèrent qu'il suffirait d'agir avec vigueur pour domestiquer
l'Amérique. Ils entreprirent de réduire à l'obéissance les mécontents qui, le Massachusetts en tête, déniaient au Parlement de Londres le droit de légiférer pour les colonies. La Ligue qui s'était formée contre l'exportation de toutes les denrées abusivement taxées à l'entrée en Amérique, fut dissoute.

États-Unis d'Amérique.
En conséquence, la résistance, à l'origine strictement légale, tourna à l'émeute et, bientôt, devant de nouvelles brutalités, à l'insurrection (1772-1774). 

Le Congrès, réuni à Philadelphie, protesta de soir loyalisme, mais décida la levée d'une année de volontaires. Le commandement en fut confié au général George Washington qui s'était distingué dans les guerres du Canada.

Bien que les troupes anglaises et américaines se fussent déjà heurtées, le Congrès adressa, l'année d'après, un dernier appel au roi George III. Mais un vent de folie soufflait : la réponse fut l'envoi de nouvelles troupes, en partie de mercenaires allemands vendus par l'électeur de Hesse. Le Congrès proclama alors la constitution et l'indépendance des Etats-Unis d'Amérique et vota « la déclaration des droits » (12 juin 1775). C'étaient les idées de Voltaire, de Rousseau, surtout de Montesquieu, en articles de loi.

La Fayette. 
Paris prit feu pour les « Insurgents ». « Leur cause était la cause du genre humain et ils combattaient pour la liberté de l'Europe en combattant pour la leur». (Lettre de Franklin à Coope).

Le jeune marquis de La Fayette, dans la première année de son mariage, partit tout de suite, avec son beau-frère Noailles et son ami Ségur. Il dit le mot même de toute la France : 

« Dès que je connus la querelle, mon coeur fut enrôlé. »
Benjamin Franklin, en mission à Paris, y fut reçu avec enthousiasme.

La France au secours de l'Amérique. Vergennes se souvint de la méthode de Richelieu pendant la guerre de Trente ans, où il n'était intervenu que progressivement. Il aida les volontaires, envoya par son agent secret, qui n'était rien moins que Beaumarchais, des secours aux Américains, entama des négociations avec l'Espagne pour son entrée en guerre. Louis XVI, longtemps hésitant, ne se décida qu'après la victoire de Gates, le meilleur lieutenant de Washington, à Saratoga. Il signa le traité d'alliance avec les Etats-Unis à l'hiver de 1775, et, peu après, déclara la guerre à l'Angleterre.

Les Anglais prirent aussitôt l'offensive sur mer, mais pour subir un échec au large d'Ouessant. Les mauvais temps d'automne empêchèrent une expédition franco-espagnole de débarquer en Angleterre.

Les années suivantes, la guerre maritime mit aux prises de grands chefs l'anglais Rodney et, du côté français, d'Estaing, Guichen, surtout le bailli de Suffren qui porta la guerre aux Indes. Il y retrouva le Bussy de Dupleix, s'allia avec le radjah de Mysore, Haider-Ali, reprit toutes les villes de la côte. Les alliés échouèrent devant Gibraltar, mais s'emparèrent de Mahon et de Minorque.

Le jeu anglais, c'était de rallumer la guerre continentale. Vergennes se garda de tomber au piège. La question du droit de visite, des denrées qui étaient ou n'étaient pas contrebande de guerre, du blocus réel ou fictif, fut posée par la Russie. Habilement, Vergennes reconnut aux neutres la liberté de navigation. L'Angleterre n'eut plus un allié sur le continent.

Prise de Yorktown.
Comme Washington luttait péniblement avec des troupes insuffisantes et mal équipées, une belle manoeuvre de Rochambeau, débarqué en juillet 1780, avec 8000 hommes de renfort, décida enfin de la victoire à l'automne de l'année suivante. Le général Cornwallis s'était établi à Yorktown, à l'entrée de la baie de Chesapeake. Pendant que le marquis de Grasse se portait au cap Honey (sud de la baie) où il était rejoint par La Fayette, Rochambeau, qui s'était galamment placé sous les ordres de Washington, faisait une marche de 800 kilomètres, et attaquait Yorktown par le Nord. La Fayette, menant une colonne d'Américains, et Vioménil avec les Français, enlevèrent les redoutes qui couvraient la ville; Cornwallis fut réduit à capituler (19 octobre 1781).

Washington, au moment de faire ses adieux à La Fayette, lui dit : 

« Avec vous, il me semble voir s'éloigner de moi l'image de cette généreuse France qui nous a tant aimés et que j'ai aimée en vous aimant. »
Paix de Versailles. 
La Fayette courut à Paris annoncer que « la pièce était jouée, le cinquième acte fini, la cause de l'humanité gagnée ». Lord North ne sut que dire : « Tout est perdu. »

Les négociations qui s'ouvrirent l'année d'après auraient vite abouti sans les prétentions des Espagnols sur Gibraltar ; ils finirent par accepter la Floride en compensation. La paix générale fut signée à Versailles (3 septembre 1783).
La France et l'Angleterre se restituaient mutuellement leurs conquêtes aux Antilles et aux Indes. Mais la France reprit le Sénégal ainsi que les îles Saint-Pierre et Miquelon et fit abroger l'article du traité de Paris sur les fortifications de Dunkerque. Surtout l'Angleterre reconnut l'indépendance des Etats-Unis.

C'était le but de la guerre. La guerre avait coûté à la France, déjà obérée lourdement, un milliard. Personne ne le regretta.

« La France, dit Michelet, garda la gloire et la ruine. » 
Elle avait lavé les hontes de la guerre de Sept ans, repris son ascendant en Europe, proclamé la liberté des mers, abaissé l'Angleterre, sauvé au berceau la plus grande démocratie du monde et, avec le concours du roi et de la reine, répété généralement la Révolution.

Les derniers temps de l'Ancien régime

D'avoir fait dans le Nouveau Monde l'apprentissage de la liberté, la France en était devenue plus impatiente. La monarchie française, comme autrefois l'anglaise, va se trouver dans une situation où les fautes sont irréparables (Hume à Charles Ier). Louis XVI, à ses débuts, a eu l'illusion de recommencer Henri IV. Quelqu'un a écrit sur la statue du Pont-Neuf Resurrexit. Mais Henri IV avait gardé Sully contre les coteries.

Ayant congédié Turgot, Louis XVI dit à Malesherbes, qui partait avec son ami : 

« Que vous êtes heureux! que ne puis-je aussi quitter ma place! » 
Ce mot éclaire le règne. Il se sent impropre à sa tâche, son métier de roi l'ennuie. Ce brave homme, Marie-Antoinette l'appelle, dans une lettre, « un pauvre homme ».

Il ne sait pas vouloir. Il va tenir à Necker le même langage qu'à Turgot, le soutenir quelque temps et le laisser tomber sous les mêmes coups.

Necker.
La grande cause de mécontenment et de trouble, c'est toujours la crise des finances.

L'intendant Clugny n'ayant remplacé Turgot que le temps d'abolir ses réformes, Maurepas obtint le concours d'un banquier protestant, « citoyen de la République de Genève », Necker, mais sans lui donner le titre de ministre, à cause de sa nationalité et de sa religion.

Necker, sans rien de transcendant, mais la probité même, qui avait fait honnêtement une très grosse fortune, sans doute l'homme de son temps qui connaissait le mieux les finances et la banque, était disciple de Colbert, comme Turgot l'était de Sully. Malgré qu'il eût controversé avec les économistes, il était bien vu des philosophes et des gens de lettres qu'il avait à dîner tous les vendredis, et, malgré qu'il ne fût pas catholique, il entretenait des relations d'amitié avec la noblesse et, même, le clergé.

Politique de Necker.
Où son hardi prédécesseur avait échoué pour avoir tiré de toutes ses batteries à la fois, il chercha à réussir par la modération, dont il n'avait pas le culte, mais la superstition (1776).

Cet esprit de transaction et de prudence lui valut d'abord un succès presque général. Banquier de la guerre d'Amérique, il la couvrit rien que par des emprunts dont trois à lots. Ces emprunts le dispensèrent de frapper de nouveaux impôts, sauf aux générations à venir à supporter des charges plus lourdes du fait de l'accroissement
de la dette.

Cependant, comme le crédit ne peut se soutenir qu'appuyé par l'ordre dans les finances, - sinon c'est l'aventure de Law qui recommence, - Necker eut beau renoncer aux grandes réformes, il lui fallut chercher à mettre les recettes au niveau des dépenses; et, comme il avait écarté l'impôt, il ne put trouver de ressources que par la suppression d'offices. 500 dans la seule maison du roi, la diminution du nombre des fermiers, la multipliration des régies (où l'État gagna aussitôt 14 millions par an), la réduction du gaspillage de la cour et l'abolition de quelques abus.

Mais, nécessairement, ces mesures mécontentèrent les privilégiés pendant que parlementaires et intendants s'inquiétaient de l'expérience d'une assemblée provinciale (dans le Berry), préface certaine de la participation du Tiers Etat à l'administration.

Chute de Necker. 
Necker se trouva ainsi en butte aux mêmes inimitiés que Turgot. Il répondit par la publication de son Compte rendu au roi, où le secret des finances était pour la première fois divulgué et dont il se vendit en quelques jours plus de cent mille exemplaires, puis sombra dans son triomphe.

Le Parlement ayant « remontré » contre la publication du « Compte bleu », ainsi appelé à cause de sa couverture, Necker mit au roi le marché en main; il lui demanda le titre de ministre d'État et l'entrée au Conseil.

Le roi s'étonna. Maurepas joua la comédie de consentir, toutefois à la condition que Necker abjurerait « les erreurs de Calvin ». Necker refusa et donna sa démission (1781).

Gouvernement de la reine.
Il eut pour successeurs d'abord deux parlementaires qui, ayant vite trouvé la charge trop lourde, s'en firent relever, puis Calonne, l'homme du comte d'Artois et de la
coterie des Polignac (1783), A la mort de Maurepas, peu après le départ de Necker, Louis XVI ne voulut plus de premier ministre.

Du renvoi de Turgot à la crise finale qui va s'ouvrir au cours du gouvernement de Calonne, c'est l'époque de l'influence dominante de la reine.

Elle est devenue mère et, fière d'avoir assuré l'hérédité directe, se mêle toujours davantage des affaires, mais sans diminuer sa dépense ni assourdir le bruit de ses plaisirs. Son impopularité s'en accroît. Elle n'y prend pas garde. Elle a fait construire le petit Trianon. Les « grands jours » y alternent avec les fêtes de nuit. Le théâtre est « comme le temple du lieu ». Elle joue la Colette du Devin de village de Rousseau, Rosine du Barbier de Séville de Beaumarchais, avec le comte d'Artois dans Figaro.

Caron de Beaumarchais.
On a déjà vu Beaumarchais circuler dans les coulisses de l'histoire.

Garçon horloger, puis harpiste des filles de Louis XV, il a commencé sa fortune avec Duvernay qui l'a employé dans toutes sortes de tripotages financiers et politiques, surtout en Espagne.

A son retour, il a débuté au théâtre par des drames larmoyants qui tombérent à plat, et, aussitôt après, a conquis de haute lutte une tapageuse renommée par ses Mémoires sur l'affaire Goezman, charge brillante contre le Parlement Maupeou. Il donne ensuite le Barbier de Séville, chef-d'oeuvre de précision et de clarté, qui réintègre dans la comédie l'intrigue et la gaîté; puis il revient aux affaires, et à la diplomatie secrète, joue son rôle au service de Vergennes, dans les premiers temps de la Révolution d'Amérique, entreprend (à Kehl) la première édition complète des oeuvres de Voltaire.

 « Le Mariage de Figaro ».
Voici enfin le Mariage de Figaro (ou la Folle journée). La censure l'a interdit trois ans de suite; Louis XVI, qui s'est fait lire la pièce, a senti passer le souffle révolutionnaire :

« Cela est détestable, cela ne sera jamais joué ». 
Riposte de Beaumarchais :
« Le roi veut pas qu'on le joue, donc on le jouera. »

«Lles mots d'oppression et de tyrannie, raconte Mme Campan, dame d'honneur de la reine, ne furent jamais prononcés, dans les jours qui précédèrent la chute du trône, avec plus de passion et de véhémence. »

Le roi céda, à la demande de la reine. Le Mariage fut joué (le 27 avril 1784), sur la scène de l'Odéon actuel. « Les cordons bleus, dans la foule pressée aux guichets, s'étaient coudoyés avec les Savoyards » (Mémoires de Bachaumont), des duchesses étaient placées au balcon entre des danseuses, le comte de Provence et le comte d'Artois dans les loges. Ce fut « un délire général ». Tous les mots portèrent : 
« Noblesse, fortune, qu'avez-vous fait pour tant de biens? Vous vous êtes donné la peine de naître.»
Le peuple, dit Grimm, vit en Beaumarchais « le vengeur de sa misère ».

Cette première représentation, suivie de cent autres, c'est la première journée de la Révolution.

L'affaire du collier. 
L'hiver d'après, l'insolent succès durait encore quand se noua L'intrigue qui sera l'affaire du collier.

C'est une autre folle journée, transportée du théâtre dans la vie. Mêmes déguisements, quiproquos, rendez-vous nocturnes « sous les grands marronniers ». Les principaux acteurs sont un cardinal, habillé en mousquetaire, qui prend une fille du Palais-Royal pour la reine; un scapin de bas étage, Cagliostro, escroc et voleur, qui se dit  « le grand Cophte », fait des tours de charlatan forain et trafique de sa femme, la comtesse de La Motte, une Suzanne com plaisante; une aventurière qui prétend descendre des Valois par bâtardise.

On se défend mal de croire qu'ici encore les personnages réels s'inspirèrent des
imaginaires. L'anecdote,qui passionne l'Europe un an durant et que Goethe
appelle  « la préface» du grand drame, baigne dans l'atmosphère trouble de Figaro.

Il n'est pas surprenant que, dans cette fin trépidante du siècle, il se soit rencontré un grand seigneur ecclésiastique, prince du Saint-Empire, ancien ambassadeur, grand aumônier de France, cardinal, pour avoir l'ambition du pouvoir et la fatuité d'y parvenir par les mêmes chemins que Richelieu et Mazarin.

La surprise commence à la sottise d'un Rohan, qui n'est pas un  « Monsieur Jourdain  », qui a passé sa vie dans les cours et à qui une aventurière persuade que la reine, son ennemie notoire, dont il n'a jamais eu une parole, l'attendra de nuit dans le parc de Versailles et qu'il pourra lui plaire en achetant un collier de diamants de douze cent mille francs dont elle a envie. La « carafe magique » dit « grand Cophte » avait attesté au cardinal les tendres sentiments de la reine.

Le procès. 
Mais ce qui étonne le plus, c'est qu'au lieu d'étouffer l'affaire, le roi, poussé par le ministre Breteuil, ait fait arrêter le cardinal, en rochet et camail, devant toute la cour pour être conduit à la Bastille et déféré au Parlement. Le scandale fut immense. Il eût été payé trop cher même d'une condamnation.

Nul doute que le cardinal n'eût été dupé par des escrocs. C'est certainement Mme de la Motte qui avait monté la comédie, forgé les lettres de la reine à Rohan, reçu le collier, vendu les diamants pierre par pierre. Son mari était en fuite.

Cependant les passions l'emportèrent et la Valois fut seule condamnée.  L'accusation centre Rohan était d'avoir, en croyant sur parole l'aventurière, « violé le respect dû à la majesté royale  »; le procureur ne demandait toutefois qu'une peine légère : que le cardinal fût condamné à reconnaître son erreur devant la cour et à demander pardon au roi et à la reine. Il fut déchargé de l'accusation à la majorité, et presque porté en triomphe par la foule (1785-1786). 

Ministère de Calonne. 
Dans le même temps que le procès du collier a mis le feu à l'opinion, le déficit est devenu impossible à dissimuler.

A l'arrivée de Calonne aux affaires, les régies de Necker (qui deviendront plus tard lesdirections des contributions indirectes et du timbre) doivent plus de 100 millions,
la ferme réorganisée plus de 120. Il n'y a qu'à laisser ouvert le robinet des emprunts (en deux ans, près de 700 millions) pour donner l'illusion de la prospérité financière, en préparant gaiement la banqueroute.

Calonne, en attendant, a pu contenter tout le monde, le roi par la multiplication des acquits au comptant punir ses largesses particulières, la reine par l'achat de Saint-Cloud, les frères du roi par le paiement de leurs dettes, les seigneurs obérés par le rachat à prix fort de leurs domaines, la cour par l'augmentation des pensions et des donations, les fermiers par le rétablissement des croupes, les banquiers par la fréquence des emprunts, et, aussi, de nombreux corps d'ouvriers et leurs employeurs par une vaste et fastueuse entreprise de travaux publics : la création du port de Cherbourg, les canaux du Languedoc, de Bourgogne, du Rhône et du Rhin.

Necker, le marquis de Mirabeau (le vieux physiocrate qui s'appelle lui-même
l'Ami des hommes), avertirent en vain des conséquences inévitables d'un tel gaspillage et d'une manutention si folle des finances.

Le déficit.
Calonne, quand la nécessité s'imposa de révéler le déficit qui s'élevait à 140 millions par an et le chiffre des récents emprunts qui dépassait un milliard et demi, imagina de muer le ministre des abus qu'il avait été en réformateur radical.

Le plan d'amélioration des finances qu'il porta à Louis XVI comprenait des économies sur tous les départements et sur la maison du roi; en remplacement de la corvée en nature, de la gabelle et des vingtièmes, un impôt général sur tous les biens fonciers sans aucune exception, donc sur ceux de la noblesse, du clergé et du roi lui-même; enfin, par le triple jeu d'assemblées de paroisse, de district et de province, nommées par le roi, « une forme de délibération nationale ». Louis XVI se contenta d'observer que «c'était du Necker tout pur».

Comme Calonne ne doutait pas qu'un tel remaniement serait rejeté par le Parlement, il proposa de le soumettre à une  assemblée de notables, « chose dont il n'y avait pas eu d'exemple » depuis Louis XIII, ce qui fut acccepté par le roi.

L'Assemblée des notables. 
La convocation des notables paraît avoir été suggérée à Calonne par l'homme qui va bientôt remplir le monde des éclairs et du tonnerre de son génie, Gabriel de Mirabeau, fils de Mirabeau l'ancien, et lui-même déjà fameux pour sa jeunesse tourmentée (enlèvement de la marquise de Monnier, trois années de captivité au donjon de Vincennes, procès contre sa femme), et par une cohue de publications de toutes sortes, politiques, économiques, licencieuses, d'où ont surnagé des pamphlets d'une orageuse rhétorique, sur le Despotisme, les Lettres de cachet, la Monarchie prussienne, l'Agiotage.

Mirabeau avait été employé par Calonne à travailler l'opinion aux premiers temps de son ministère. Il lui demanda d'être nommé secrétaire de l'assemblée des notables. Econduit, il se jeta aussitôt dans l'opposition : 

« Si je suis bon à prendre, je ne suis pas bon à laisser. »
La convocation des notables ne fut pour Calonne qu'un expédient; il n'était occupé, dira Mirabeau, « que d'échapper à la difficulté du moment et de trouver les moyens d'être ministre demain, sans savoir comment il le serait dans huit jours ».

Chute de Calonne. 
L'expédient des notables ne servit qu'à hâter la chute du contrôleur général.

Choisis par le gouvernement et presque exclusivement dans les hautes classes (140 princes du sang, ducs et pairs, maréchaux, archevêques et évêques, conseillers d'Etat, magistrats, contre sept officiers municipaux), les notables, réunis à Versailles (du 22 février au 25 mai 1787), ne se refusèrent pas moins vivement que n'eussent fait les parlementaires à se dépouiller de leurs privilèges et « à faire taire », comme leur avait demandé le roi a la séance d'ouverture, « les intérêts particuliers devant l'intérêt général».

Calonne eut beau faire entendre «dans un langage magnifique » (Michelet), des vérités qu'il déclarait lui-même «inébranlables » :

« Que dans la proscription des abus réside le seul moyen de subvenir aux besoins de l'Etat; que le plus grand des abus serait de n'attaquer que les petits; que la contribution aux charges de I'Etat est la charge commune de tous; que toute préférences envers l'un est une injustice envers l'autre; que les ecclésiastiques doivent l'exemple, ayant été enrichis par les libéralités du roi et de la nation. » 
Ce langage révolutionnaire irrita l'assemblée; l'immoraljté notoire de Calonne et sa brusque palinodie lui enlevaient toute autorité pour le tenir.

L'opinion ne lui pardonnait pas d'avoir été l'ennemi de Turgot et de Necker dont il reprenait trop tard les projets. Calonne avait, dans son compte rendu, rejeté sur Necker l'état du trésor. Necker ayant répondu par un Mémoire au roi qu'il fit imprimer, Calonne le fit exiler, par lettre de cachet, à 40 lieues de Paris. Il coalisa toute l'Assemlblée contre lui, de La Fayette à l'archevêque de Toulouse.

Les notables repoussèrent à l'unanimité l'égalité d'impôts par la taxe territoriale et n'accueillirent les autres projets que modifiés. Colonne, payant d'audace, demanda le renvoi de ceux des ministres qu'il accusait, non à tort, de conspirer contre lui, notamment le marquis de Breteuil. La reine se fâcha et ce fut Breteuil qui signifia son congé à Calonne.

La convocation des Etats généraux

Ministère de Brienne.
La Fayette, dans tout l'éclat de sa jeune gloire, avait proposé aux notables la convocation d'une Assemblée nationale : « Quoi! monsieur, dit le comte d'Artois, vous demandez la convocation des Etats généraux? - Oui, monseigneur, et même mieux que cela ».

Il n'avait pas été réuni d'Etats généraux depuis 1614. Les prochains prendraient certainement d'autres guides que les Etats du roi Jean ou de Louis XIII. Sitôt assemblés, ils se saisiraient de tout le pouvoir législatif.

Les notables s'étant séparés (25 mai 1787), il eût fallu convoquer aussitôt les Etats. Louis XVI attendit plus d'un an (jusqu'au 8 août 1788) avant d'en prendre son parti.

Loménie de Brienne, qu'il donna comme successeur à Calonne, n'était guère moins léger que lui, sans avoir « ses étincelles de génie ». Archevêque de Toulouse à trente-six ans, sa principale affaire, au cours de son ministère, fut d'échanger son siège pour celui de Sens qui était d'un revenu plus considérable; il passa son temps en querelle avec le Parlement, ébauchant des coups de force, reculant aux obstacles.

Necker, enfin rappelé, dira fort bien :

« Que ne m'a-t-on donné les quinze mois de l'archevêque de Sens! Maintenant c'est trop tard ! » 
Beaucoup de fautes irréparables avaient été commises; l'autorité continua à se dissoudre, dans un commencement d'anarchie.

Brienne et les Parlements. 
Comme les notables, avant de se séparer, s'étaient déclarés sans pouvoir peur établir de nouveaux impôts, Brienne en demanda le vote au Parlement.

Bien qu'il eût usé depuis deux siècles du droit d'enregistrer les impôts, le Parlement protesta cette fois que le droit n'en appartenait qu'à « la nation représentée par les Etats généraux » et qu'au surplus, il n'avait pas « la certitude légale d'un déficit peut-être exagéré ». Il gagnait ainsi une facile popularité et continuait à tenir les classes privilégiées hors de l'impôt. Brienne le relégua à Troyes, puis accorda le retrait des impôts réformateurs (la subvention territoriale et le timbre) en échange du vote des deux vingtièmes.

Nécessairement, cette laide transaction n'améliora pas la crise financière. Le cri public pour les Etats généraux se fit de plus en plus fort.

Les lits de justice.
Brienne crut faire merveille en décidant d'emprunter en cinq ans 420 millions et de réunir les Etats vers 1792. Sur quoi le conseiller d'Epresmesnil demanda la réunion des Etats pour 1789; le Parlement n'enregistra l'édit des emprunts qu'en un lit de justice.

Le duc d'Orléans, qui assistait à la séance, déclara que l'enregistrement était illégal. Le roi reprit avec violence : « C'est légal, parce que je le veux », et exila le duc à Villers-Cotterets.

L'édit « de tolérance », préparé naguère par Malesherbes, qui rétablit les protestants dans leurs droits, et la promesse royale de réunir les Etats généraux avant cinq ans parurent des concessions insuffisantes. Le « rassemblement » des mécontents continua à se faire autour du Parlement et du monde de la robe, des « basochiens ». Leur rhétorique se fit lourdement révolutionnaire; le Parlement de Rennes dénonça les traitants « altérés du sang des pauvres », « les fortunes subites et scandaleuses », les anciennes valaient-elles mieux?

Sur de nouvelles remontrances du Parlement de Paris, le garde des Sceaux Lamoignon concerta avec Brienne de recommencer le coup de Maupeou. Le conseiller d'Eprémesnil, averti, réunit à la hâte ses collègues et leur fit prendre un arrêté qui, sous couleur de consacrer  « les lois constitutionnelles de la monarchie », y comprenait l'inamovibilité des magistrats et le droit des cours de vérifier dans chaque province la volonté du roi.

Brienne fit arrêter d'Eprémesnil en plein Parlement, puis enregistrer les édits dans un nouveau lit de justice. La compétence judiciaire des principaux Parlements était transportée à des tribunaux d'appel, sous le nom de Grands Baillages, et les attributions publiques du Parlement de Paris à une cour plénière composée de princes, de grands dignitaires ecclésiastiques, militaires et civils, et de quelques magistrats.

Les États du Dauphiné. 
Les Parlements re nonçaient seulement dans un intérêt de caste aux pouvoirs qu'ils avaient si long temps revendiqués; mais, comme il était manifeste que le roi cherchait à écar ter la réunion des Etats généraux, le coup de Brienne n'eut d'autre, résultat que d'étendre à tout le pays l'agitation parisienne. La noblesse et le clergé se prononcèrent pour les parlementaires et se joignirent au Tiers pour exiger, avec le rappel des édits, la convocation des Etats. 

Le Dauphiné prit la tête du mouvement. Après une journée d'émeute à Grenoble (la Journée des Tuiles), les Etats provinciaux se réunirent à Vizille, à l'ancien château des Lesdiguières qui appartenait à deux grands industriels, les frères Perier (21 juillet 1788). Ils y rédigèrent le programme qui allait devenir celui du parti  « national » : plus de privilèges fiscaux; point d'impôt sinon voté par les Etats généraux : élection immédiate; vote, non par ordre, mais par tête; doublement du Tiers (c'est-à-dire que le Tiers Etat aura autant de députés que la noblesse et le clergé réunis).

Convocation des États généraux.
Comme les officiers déclaraient que la troupe n'était plus sûre, « qu'il était impossible de compter sur elle » (lettre du maréchal de vaux au ministre de la Guerre), le roi céda. Un édit du 8 août convoqua les Etats pour le 1er mai 1789.

Brienne démissionna et Necker fut rappelé.

Second ministère de Necker.
Il n'y avait plus qu'à marcher droit à la consultation nationale. Necker, vieilli, dépassé déjà par la grandeur des événements, n'avança qu'en hésitant.

Le doublement du Tiers.
Ainsi il imagina de convoquer à nouveau les notables pour avoir leur avis sur le doublement du Tiers. C'était le moins que la représentation de la nation ne fût pas trop grossièrement faussée : 25 millions de roturiers contre 300 000 nobles, anoblis (les parlementaires, noblesse de robe) et ecclésiastiques. Les notables, en tête le comte d'Artois et les Condé, se déclarèrent hostiles « au nouveau système ».

Les Parlements, qui étaient rentrés en triomphe, demandèrent, eux aussi, le retour pur et simple aux formes de 1614 et, du coup, perdirent une popularité imméritée. Aussi bien n'avaient-ils jamais été aimés que contre quelqu'un, Brienne ou Maupeou, Mazarin ou Concini.

Necker passa outre (27 décembre 1788). Il régla ensuite le mode de votation suffrage direct pour le clergé et la noblesse (les femmes, filles, veuves et mineurs votant par procureur noble); pour le Tiers, suffrage, tantôt à deux, tantôt à trois degrés, avec prédominance des ruraux coutre les gens des villes et, à la base, tous les citoyens, âgés de vingt-cinq ans, payant une capitation de 6 livres.

La veille des Etats généraux. 
Un tel changement dans la direction des affaires publiques, l'immense attente d'une Assemblée qui rétablira la prospérité et fondera un monde nouveau de justice, d'égalité et de liberté, ne pouvaient pas aller sans des troubles. Il y en eut à Paris (pillage de la fabrique Réveillon, au faubourg Saint-Antoine) et dans presque toutes les provinces.

La récolte avait manqué : le pain, là où il y avait du pain, était à quatre sous la livre; l'hiver de 1788-1789 fut très dur. La disette et le froid accrurent cruellement une misère qui était depuis longtemps effroyable. Les documents officiels donnent pour Paris un sixième d'indigents; à Lyon 30 000 ouvriers vivent de la charité publique, les deux tiers de la population à Rennes. Dans les campagnes, « il faut voir de près la misère pour s'en faire une idée »; « le spectacle en est déchirant »; on vit « de pain d'orge ou d'avoine, de son mouillé », ou « l'on est réduit aux aliments des bêtes »; « des familles entières passent deux jours sans manger » (rapports des Intendants).

Les émeutes.
Quoi d'étonnant si des fureurs de détresse éclatent, à la dernière heure, - la plus longue - chez ce peuple, qui, depuis des siècles, supporte le poids de l'impôt, vit de privations, « est asservi sur la terre malheureuse ». Il y a donc des émeutes par tout le royaume; les « affamés », les « désespérés », se répandent sur les routes, et il se mêle fatalement à ces troupeaux pitoyables des bandes de vagabonds et de brigands professionnels. « Armés de grands bâtons; déguenillés, les uns presque nus, les autres bizarrement vêtus, affreux à voir » (Taine).

Le gouvernement ne chercha pas à réprimer; d'ailleurs, il v eût été impuissant, avec sa police et sa gendarmerie qui se dissolvaient et l'année qui était de coeur avec le peuple.

Le Parti National.
Nécessairement, la lourde noblesse provinciale, presque toute la noblesse ecclésiastique et les anciens parlementaires s'effrayent de ces désordres et les exploitent contre le parti des réformes avec une imprudente violence de paroles.

Au contraire, une importante partie de la noblesse des salons fait confiance aux temps qui s'annoncent; et, pareillement, une partie du clergé, les « intellectuels », et presque tout le clergé de campagne, les curés  « patriotes » Avant qu'il fût tombé aux Tencin et aux Rohan, de graves avertissements étaient venus de l'épiscopat. Ce n'est pas Voltaire ou Rousseau, c'est Bossuet qui a dit : 

« il n'est pas possible que de si grands maux qui sont capables d'abîmer l'État soient sans remède; autrement, tout serait perdu sans ressource. »
Rien n'est perdu que ce qui mérite de périr : le remède, c'est la nation qui va être appelée à se gouverner elle-même. 

Aussi le parti « national » qui a pris la tête du mouvement pour les Etats généraux et veut avant tout l'abolition de l'arbitraire et des privilèges et une constitution, ne se recrute-t-il pas seulement dans le Tiers, parmi les philosophes, les savants, les avocats, les médecins, mais encore parmi les grands seigneurs éclairés, surtout parmi les jeunes, qui se sont battus en Amérique et sont épris de liberté « à l'anglaise  ».

On y voit les Luynes et les Noailles, les Lally-Tollendal et les Lameth, les La Rochefoucauld et les La Fayette voisiner avec les Condorcet et les Barnave, les Bailly et les Roederer, les Brissot et les Danton, les Volney et les Desmoulins. Le duc d'Orléans en est. Il y a trois ecclésiastiques, Talleyrand, Sieyès, Louis, dans le comité directeur des Trente.

La brochure de Sieyès.
« La formule victorieuse » de 1789, c'est l'abbé Sieyès qui la donne dans une brochure d'un immense retentissement :

« Qu'est-ce que le Tiers Etat ? - Tout. - Qu'a-t-il été jusqu'à présent dans l'ordre politique? - Rien. - Que demande-t-il? - A y devenir quelque chose. »
Mirabeau en Provence.
La « campagne électorale » qui résume, domine tout, c'est celle du comte de Mirabeau, rejeté par la noblesse de Provence, acclamé par le Tiers, à Aix, à Marseille. Son éloquence, c'est de la raison tonnante. Il sera, de beaucoup, l'orateur le plus puissant entre tant d'hommes - volontiers on dirait déjà : trop d'hommes qui vont illustrer la tribune et qui, trop aisément, quand ils auront parlé, croiront avoir agi (Barnave, Pétion, Volney, Robespierre, Merlin, Tronchet, Lameth, Maury, Cazalès).

Les Cahiers. 
En même temps que les ordres élisaient leurs 1165 députés, ils rédigeaient les Cahiers, selon la tradition constante des Etats généraux, c'est-à-dire le résumé de leurs plaintes et de leurs voeux.

«  Monument précieux de la raison en France », dira Chateaubriand, en pleine Chambre des Pairs, sous Charles X. En effet, les idées alors nouvelles, aujourd'hui maîtresses, y sont exprimées avec autant de modération que de fermeté.

Comme il est avéré que tous les maux de la nation viennent du pouvoir arbitraire, il faut une Constitution qui sera désormais la règle invariable de toutes les parties de l'administration et de l'ordre public. Les droits du roi seront resserrés dans de justes bornes; ceux de la nation sont exactement précisés. La Constitution garantira à tous les Français la liberté individuelle, la liberté de penser et d'écrire; les Etats, régulièrement convoqués, participeront à la confection des lois; ils voteront les impôts, payés par tous, par la noblesse et le clergé comme par le Tiers; le roi ne pourra les lever sans leur consentement.

Nulle pensée de révolution violente. Les Etats agiront «avec une extrême prudence, par des mouvements continus et lents, avec des formes régulières ». Les électeurs reconnaissent l'étroite union des trois ordres. Ils ne doutent pas du concours de Louis XVI, «  Louis le Juste », auquel ils attribuent la convocation des Etats. «  Le naufrage est passé  » et la terre promise est en vue.  (J. Reinach).

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