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La doctrine de Buffon
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On a comparé Buffon à Aristote et à Pline, pour l'immensité des connaissances, la conception et l'exécution d'un plan gigantesque. Le premier lui reste supérieur par l'esprit philosophique, il dépasse le second en éloquence et pour la grandeur des vues ainsi que pour l'exactitude des détails. Il avait formé le projet de rassembler et d'exposer tout ce qui compose les sciences naturelles; il ne put seul arriver à la réalisation de ce plan, et dans les parties qu'il traita lui-même ne sut s'affranchir de l'esprit de système. Partisan à beaucoup d'égards de la méthode expérimentale, il la quitte à un moment donné pour céder au besoin de grandir son horizon et d'étendre sa vue. Comme le dit Flourens :
« Tout, dans le système de Bufifn, est de l'esprit de Buffon; il voyait tout ce qu'il croyait et ne regardait pas d'un bon oeil ceux qui ne croient que ce qu'ils voient. » 
Partout cependant il associe la science à la doctrine, l'expérience à la pensée; il arrive finalement à établir un dogmatisme analogue à celui de Leibniz; en physiologie, il admet comme lui l'autonomie et l'extrême divisibilité de la vie; en zoologie il est partisan de l'idée de la série continue; en géologie, neptunien d'abord, il devient plutonien ensuite. Il se rattache également à Leibniz par l'opposition qu'il fait à Descartes, aux analyses, aux classifications.
« La nature, dit-il, marche par gradations inconnues et, par conséquent, elle ne peut pas se prêter totalement à ces divisions, puisqu'elle passe d'une espèce à une autre espèce, et souvent d'un genre à un autre genre par des nuances imperceptibles; de sorte qu'il se trouve un grand nombre d'espèces moyennes et d'objets mi-partis qu'on ne sait où placer et qui dérangent nécessairement le projet du système général. » 
Buffon critique vivement Tournefort, Linné et les autres nomenclateurs; il s'attira en particulier l'inimitié de Linné qui, pour se venger, donna, dit-on, le nom de Bufonia (de Bufo = crapaud) à un genre de plantes qui portait auparavant celui de Buffonia.

Ainsi, pour Buffon, la nature est un tout infiniment diversifié qu'il est impossible de soumettre à des divisions catégoriques. Chaque objet, en histoire naturelle, doit avoir sa biographie et sa description spéciales. 

« L'animal, dit Buffon, réunit toutes les puissances de la nature; les forces qui l'animent lui sont propres et particulières; il veut, il agit, il se détermine, il opère, il communique par ses sens avec les objets les plus éloignés; son individu est un centre où tout se rapporte, un point où l'univers entier se réfléchit, un monde en raccourci. » 
Que nous voilà loin du mécanisme de Descartes, qui assimile les êtres vivants à des machines soumises aux seules lois du mécanisme!

Biologie.
La vie, pour Buffon, réside dans les molécules organiques; nous retrouvons là les monades de Leibniz. Les êtres vivants sont composés de ces molécules qui existent en nombre infini dans l'univers; les causes de destruction ne font que les séparer sans les détruire; ces molécules pénètrent la matière brute, la travaillent, l'élaborent, selon la nature de cette matière, selon le moule intérieur qu'elles rencontrent, et donnent ainsi naissance soit à des animaux, soit à des plantes, Ces molécules, indestructibles, circulent dans l'univers, passent d'un être à l'autre, servent à la vie actuelle et à la continuation de la vie, opèrent la nutrition, l'accroissement de l'individu, déterminent la reproduction de l'espèce. C'est grâce aux forces vitales, qu'il appelle forces pénétrantes, que ces molécules vont se fixer dans les organes, pénètrent les moules intérieurs, qui représentent la trame intérieure, la toiture des parties vivantes, texture invariable au milieu du renouvellement constant de la matière vivante. Ainsi, l'assimilation, l'accroissement, consistent à la fois dans une fixation, grâce aux forces pénétrantes, et une figuration de la matière organique, déterminée par les moules intérieurs.

C'est par un coup de génie que Buffon a rapproché la reproduction de la nutrition;

 « Se nourrir, dit-il, se développer et se reproduire sont les effets d'une même cause. »
Là il se sépare de Leibniz, dont il n'admet pas la doctrine de reproduction des êtres, celle de l'emboîtement des germes, De même que ses contemporains, Buffon examina les spermatozoïdes au microscope, mais il ne put se résoudre à y reconnaître de véritables animaux; pour lui, les zoospermes, voire même les anguillules de la colle de farine, celles du vinaigre, ne sont que des représentants visibles, accessibles, de ses molécules organiques. Voici donc comment s'explique la reproduction il se fait, dans la nutrition, une séparation des parties; celles qui ne sont pas organiques sont rejetées par les émonctoires naturels, celles qui sont organiques restent et servent au développement du sujet; le superflu, de cette matière organique est renvoyé de toutes les parties du corps en un ou plusieurs endroits communs (testicules, ovaires), où elle forme de petits corps organisés, aptes à se développer plus tard. Ce qu'il y a de juste dans la théorie de Buffon, c'est que le mâle et la femelle fournissent chacun quelque chose d'organisé et d'essentiel dans l'acte de la génération; il est le premier qui l'ait dit nettement.

Tout naturellement la théorie de la diffusion universelle des molécules organiques vivantes devait conduire Buffon à celle de la génération spontanée; les molécules, mises en liberté par suite de la destruction d'un corps organisé, sont attirées par un moule animal ou végétal, et si elles ne rencontrent pas de moule, peuvent, par leur rapprochement fortuit, donner naissance aux infusoires, aux vers, aux moisissures; ainsi les vers parasites, selon lui, naissent de la juxtaposition de molécules surabondantes. En somme, il n'y a pas création de vie, et par la mort il n'y a pas destruction de vie; les molécules organiques de Buffon, de même que les monades vitales de Leibniz, sont ingénérables et incorruptibles.

Un animal étant composé d'une infinité de molécules vivantes, son énergie totale doit être considérée comme la somme d'une infinité d'énergies rudimentaires; c'est un acheminement vers les vues de Bordeu et surtout de Bichat, chez lequel elles prirent une netteté exceptionnelle. L'anatomie comparée et la physiologie générale doivent également leurs premières bases sérieuses à Buffon; le premier, il met en relief ce fait considérable de la biologie moderne, que la quantité et la perfection de la vie vont en s'accroissant depuis les échelons inférieurs jusqu'aux échelons supérieurs; de même, il montre l'unité de structure de tous ces êtres dont l'humain constitue en quelque sorte le type le plus perfectionné. Il reconnait la subordination des organes et établit entre la vie organique et la vie animale une distinction très nette, distinction qui a fait le sujet d'admirables travaux de Bichat.

De même qu'il fut le prédécesseur de Bichat, Buffon fut aussi celui de Lamarck et de Darwin. Il pressent déjà la mutabilité des espèces, quoiqu'il n'ait guère réussi à la démontrer que pour les variétés et les races. S'il dit que les espèces chien, chacal, loup et renard dérivent d'une seule de ces espèces, que le cheval vient du zèbre, etc., il ne le démontre pas. Il présente en général la mutabilité des espèces plutôt comme une probabilité théorique que comme une vérité démontrée; c'est pour lui un simple corollaire philosophique de son système sur l'enchaînement et la liaison des êtres dans une série continue. Mais dans certains passages de ses oeuvres il est plus explicite; ainsi dans son Discours sur la dégénération des animaux, il va jusqu'à déclarer :

« Les deux cents espèces dont il a fait I'histoire peuvent se réduire à un assez petit nombre de familles ou souches principales, desquelles il n'est pas impossible que toutes les autres soient issues ».
Ces conceptions plus ou moins théoriques l'ont conduit en outre à établir quelques-unes des lois les plus remarquables de la fécondité
1° la fécondité d'un animal est d'autant plus grande qu'il occupe un rang plus inférieur dans l'échelle animale, c.-à-d. la fécondité est en raison inverse de la grandeur; 

2° le nombre des mâles est toujours supérieur à celui des femelles;

3° la domesticité accroît la fécondité dans une proportion considérable.

Ajoutons que Buffon doit être considéré comme le fondateur de la géographie zoologique; le premier, il a nettement déterminé la patrie ou l'habitat naturel de chaque espèce animale. Les espèces changent avec les climats et il n'y en a aucune qui soit, selon lui, répandue par toute la Terre. L'espèce humaine seule a le privilège d'être partout et d'être partout la même, parce qu'elle est une; les races, dont il admet quatre principales, la blanche, la noire, la rouge et la jaune, en d'autres termes, comme on disait autrefois, l'européenne ou caucasique, l'éthiopique, la mongolique et l'américaine, ne sont que des variétés de l'espèce humaine; par là Buffon est le véritable fondateur de l'anthropologie physique et de l'ethnographie.
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L'homme et l'animal

[Contrairement à la plupart des naturalistes du siècle suivant qui chercheront à prouver que l'humain n'est qu'un « animal parvenu-», Buffon en est encore à prétendre que l'humain est un être absolument distinct des animaux.]

« L'homme rend par un signe extérieur ce qui se passe au-dedans de lui; il communique sa pensée par la parole ce signe est commun à toute l'espèce humaine; l'homme sauvage parle comme l'homme policé et tous deux parlent naturellement, et parlent pour se faire entendre; aucun des animaux n'a ce signe de la pensée; ce n'est pas, comme on le croit communément, faute d'organes; la langue du singe a paru aux anatomistes aussi parfaite que celle de l'homme; le singe parlerait donc, s'il pensait; si l'ordre de ses pensées avait quelque chose de commun avec les nôtres, il parlerait notre langue, et, en supposant qu'il n'eût que des pensées de singes, il parlerait aux autres singes; mais on ne les a jamais vus s'entretenir on discourir ensemble; ils n'ont donc pas même un ordre, une suite de pensées à leur façon, bien loin d'en avoir de semblables aux nôtres; il ne se passe à leur intérieur rien de suivi, rien d'ordonné, puisqu'ils n'expriment rien par
des signes combinés et arrangés ; ils n'ont donc pas la pensée, même au plus petit degré.

Il est si vrai que ce n'est pas faute d'organes que les animaux ne parlent pas, qu'on en connaît de plusieurs espèces auxquelles on apprend à prononcer des mots, et même à répéter des phrases assez longues, et peut-être y en aurait-il un grand nombre d'autres auxquels on pourrait, si l'on voulait s'en donner la peine, faire articuler quelques sons; mais jamais on n'est parvenu à leur faire naître l'idée que ces mots expriment; ils semblent ne les répéter, et même ne les articuler, que comme un écho ou une machine artificielle les répéterait ou les articulerait : ce ne sont pas les puissances mécaniques ou les organes matériels, mais c'est la puissance intellectuelle, c'est la pensée qui leur manque.

C'est donc parce qu'une langue suppose une suite de pensées, que les animaux n'en ont aucune; car quand mène on voudrait leur accorder quelque chose de semblable à nos premières appréhensions et à nos sensations les plus grossières et les plus machinales, il paraît certain qu'ils sont incapables de former cette association d'idées, qui seule peut produire la réflexion, dans laquelle cependant consiste l'essence de la pensée; c'est parce qu'ils ne peuvent joindre ensemble aucune idée qu'ils ne pensent ni ne parlent; c'est par la même raison qu'ils n'inventent et ne perfectionnent rien; s'ils étaient doués de la puissance de réfléchir, même au plus petit degré, ils seraient capables de quelques espèces de progrès, ils acquerraient plus d'industrie : les castors d'aujourd'hui bâtiraient avec plus d'art et de solidité que ne bâtissaient les premiers castors, l'abeille perfectionnerait encore tous les jours la cellule qu'elle habite; car si on suppose que cette cellule est aussi parfaite qu'elle peut l'être, on donne à cet insecte plus d'esprit que nous n'en avons, on lui accorde une intelligence supérieure à la nôtre, par laquelle il apercevrait tout d'un coup le dernier point de perfection auquel il doit porter son ouvrage, tandis que nous-mêmes ne voyons jamais clairement ce point, et qu'il nous faut beaucoup de réflexion, de temps et d'habitude pour perfectionner le moindre de nos arts.

D'où peut venir cette uniformité dans tous les ouvrages des animaux? Pourquoi chaque espèce ne fait-elle jamais que la même chose, de la même façon et pourquoi chaque individu ne la fait-il ni mieux ni plus mal qu'un autre individu? Y a-t-il de plus forte preuve que leurs opérations ne sont que des résultats mécaniques et purement matériels? Car s'ils avaient la moindre étincelle de la lumière qui nous éclaire, on trouverait au moins de la variété si l'on ne voyait pas de la perfection dans leurs ouvrages ; chaque individu de la même espèce fait quelque chose d'un peu différent de ce qu'aurait fait un autre individu; mais non, tous travaillent sur le même modèle, l'ordre de leurs actions est tracé dans l'espèce entière, il n'appartient point à l'individu; et si l'on voulait attribuer une âme aux animaux, on serait obligé à n'en faire qu'une pour chaque espèce, à laquelle chaque individu participerait également; cette âme serait donc nécessairement divisible, par conséquent elle serait matérielle et fort différente de la nôtre.

Car pourquoi mettons-nous, au contraire, tant de diversité et de variété dans nos productions et dans nos ouvrages? Pourquoi l'imitation servile nous coûte-t-elle plus qu'un nouveau dessein? C'est parce que notre âme est à nous, qu'elle est indépendante de celle d'un autre, que nous n'avons rien de commun avec notre espèce que la matière de notre corps, et que ce n'est, en effet, que par les dernières de nos facultés que nous ressemblons aux animaux.

Si les sensations intérieures appartenaient à la matière
et dépendaient des organes corporels, ne verrions-nous pas parmi les animaux de même espèce, comme parmi les hommes, des différences marquées dans leurs ouvrages? Ceux qui seraient le mieux organisés ne feraient-ils pas leurs nids, leurs cellules ou leurs coques d'une manière plus solide, plus élégante, plus commode? Et si quelqu'un avait plus de génie qu'un autre, pourrait-il ne le pas manifester de cette façon? Or tout cela n'arrive pas et n'est jamais arrivé, le plus ou le moins de perfection des organes corporels n'influe donc pas sur la nature des sensations intérieures. N'en doit-on pas conclure que les animaux n'ont point de sensations de cette espèce, qu'elles ne peuvent appartenir à la matière, ni dépendre pour leur nature des organes corporels? Ne faut-il pas par conséquent qu'il y ait en nous une substance différente de la matière, qui soit le sujet de la cause qui produit et reçoit ces sensations?

Mais ces preuves de l'immatérialité de notre âme peuvent s'étendre encore plus loin. Nous avons dit que la nature marche toujours et agit en tout par degrés imperceptibles et par nuances; cette vérité, qui d'ailleurs ne souffre aucune exception, se dément ici tout à fait; il y a une distance infinie entre les facultés de l'homme et celles du plus parfait animal, preuve évidente que l'homme est d'une différente nature, que seul il fait une classe à part, de laquelle il faut descendre en parcourant un espace infini avant que d'arriver à celle des animaux : car si l'homme était de l'ordre des animaux, il y aurait dans la nature un certain nombre d'êtres moins parfaits que l'homme et plus parfaits que l'animal, par lesquels on descendrait insensiblement et par nuances de l'homme au singe; mais cela n'es: cas: on passe tout d'un coup de l'être pensant à l'être matériel, de la puissance intellectuelle à la force mécanique, de l'ordre et du dessein au mouvement aveugle, de la réflexion à l'appétit.

En voilà plus qu'il n'en faut pour nous démontrer l'excellence de notre nature, et la distance immense que la bonté du Créateur a mise entre l'homme et la bête; l'homme est un être raisonnable, l'animal est un être sans raison; et comme il n'y a point d'êtres intermédiaires entre l'être raisonnable et l'être sans raison, il est évident que l'homme est d'une nature entièrement différente de celle de l'animal, qu'il ne lui ressemble que par l'extérieur, et que le juger par cette ressemblance matérielle, c'est se laisser tromper par l'apparence et fermer volontairement les yeux à la lumière qui doit nous la faire distinguer de la réalité. »
 

(Buffon, Histoire naturelle. De l'homme, 1749).

Géologie.
Arrivons aux idées de Buffon sur la formation du globe. Il a eu deux théories; l'une qu'il a exposée dans la théorie de la Terre, le neptunisme, qui explique les révolutions de la Terre par l'action exclusive de l'eau, mais à laquelle il ne s'est pas arrêté; l'autre, son système définitif de géologie, qu'il a développé beaucoup plus tard dans les Epoques de la nature, son ouvrage le plus remarquable, qui cependant n'est qu'une amplification, un développement, en même temps qu'une rectification de la théorie de Leibniz. Voici en peu de mots les faits généraux reconnus par Buffon : 

1° la Terre est élevée sur l'équateur et abaissée sur les pôles dans la proportion qu'exigent les lois de la pesanteur et la force centrifuge; 

2° elle possède une chaleur intérieure qui lui est propre, indépendante de celle que lui envoie le Soleil

3° la chaleur propre du globe est insuffisante pour maintenir seule la vie à sa surface; 

4° les matières qui constituent le globe sont de la nature du verre et toutes vitrifiables; 

5°sur toute la surface de la Terre, même sur les montagnes, on trouve une immense quantité de coquillages et d'autres débris des productions maritimes. 

A ces faits Buffon joignait ce qu'il appelle les monuments, c.-à-d. les résultats obtenus par l'examen des fossiles, espèces éteintes, ou ne vivant plus actuellement que dans les régions méridionales, mais dont on retrouve des exemplaires dans les régions septentrionales des deux continents. C'est de la comparaison de tous ces faits que Buffon tire l'enchaînement des époques de la nature :
1° l'époque de la fluidité, de l'incandescence du globe; 

2° du refroidissement, de la consolidation;

3° celle où la mer couvrait les terres;

4° celle où les éléphants, les hippopotames, etc., habitaient les terres du Nord;

5° l'époque caractérisée par la séparation des deux continents, séparation postérieure à l'époque des éléphants et des hippopotames; 

6° celle de l'apparition de l'humain.


Philosophie.
Pour ne rien omettre, nous devons encore signaler les tendances de Buffon en philosophie; disons tout de suite qu'il n'a pas eu sur les facultés intellectuelles et morales de l'humain et des animaux des idées assez arrêtées pour constituer un véritable système philosophique; ses opinions psychologiques sont vagues, et il est tombé dans des contradictions et des obscurités qu'on attribue à la crainte de blesser les opinions religieuses. Malgré la belle définition qu'il a donnée de la vie, malgré la guerre qu'il a faite au mécanisme de Descartes, il a subi l'influence de ce dernier, en même temps que celle de Locke. Buffon accorde bien aux animaux, de plus que Descartes, la sensibilité et un certain degré d'intelligence, mais le tout procédant d'ébranlements organiques, qui remplacent pour lui les esprits animaux. L'humain pense; et la pensée est la seule forme de l'âme indivisible et immatérielle; à côté de cette doctrine cartésienne, il admet deux sortes de sensibilités, de mémoires, d'intelligences, l'une dérivant de la matière et qui appartient aux bêtes, l'autre de l'esprit et qui est propre à l'humain. Buffon est plus logique en recherchant ce que les sens donnent à l'humain; il compare les cinq sens, comme avait fait Aristote, et donne la palme au toucher chez l'humain, à l'odorat chez les quadrupèdes, à la vue chez les oiseaux. Nous n'insisterons pas. (Dr L. Hahn).
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La méthode de Buffon

[L'extrait suivant, écrit en 1778, peut servir à caractériser la méthode scientifique de Buflon, méthode à la fois exacte et hardie; l'expérience y joue son rôle, mais l'imagination réclame ses droits. ]

« Comme, dans l'histoire civile, on consulte les titres, on recherche les médailles, on déchiffre les inscriptions antiques, pour déterminer les époques des révolutions humaines et constater les dates des événements moraux; de même, dans l'histoire naturelle, il faut fouiller les archives du monde, tirer des entrailles de la terre les vieux monuments, recueillir leurs débris, et rassembler en un corps de preuves tous les indices des changements physiques qui peuvent nous faire remonter aux différents ages de la nature. C'est le seul moyen de fixer quelques points dans l'immensité de l'espace et de placer un certain nombre de pierres numéraires sur la route éternelle du temps. Le passé est comme la distance; notre vue y décroît et s'y perdrait de même, si l'histoire et la chronologie n'eussent placé des fanaux, des flambeaux, aux points les plus obscurs. Mais, malgré ces lumières de la tradition écrite, si l'on remonte à quelques siècles, que d'incertitudes dans les faits! que d'erreurs sur les causes des événements! et quelle obscurité profonde n'environne pas les temps antérieurs à cette tradition! D'ailleurs elle ne nous a transmis que les gestes de quelques nations, c'est-à-dire les actes d'une très petite partie du genre humain : tout le reste des hommes est demeuré nul pour nous, nul pour la postérité; ils ne sont sortis de leur néant que pour passer comme des ombres qui ne laissent point de traces; et plût au ciel que le nom de tous ces prétendus héros dont on a célébré les crimes ou la gloire sanguinaire, fût également enseveli dans la nuit de l'oubli!

Ainsi l'histoire civile, bornée d'un côté par les ténèbres d'un temps assez voisin du nôtre, ne s'étend de l'autre qu'aux petites portions de terre qu'ont occupées successivement les peuples soigneux de leur mémoire; au lieu que l'histoire naturelle embrasse également tous les espaces, tous les temps, et n'a d'autres limites que celles de l'univers.

La nature étant contemporaine de la matière, de l'espace et du temps, son histoire est celle de toutes les substances, de tous les lieux, de tous les âges; et, quoiqu'il paraisse à la première vue que ses grands ouvrages ne s'altèrent ni ne changent, et que dans ses productions, même les plus fragiles et les plus passagères, elle se montre toujours et constamment la même, puisqu'à chaque instant ses premiers modèles reparaissent à nos yeux sous de nouvelles représentations; cependant, en l'observant de près, on s'apercevra que son cours n'est pas absolument uniforme; on reconnaîtra qu'elle admet des variations sensibles, qu'elle reçoit des altérations successives, qu'elle se prête même à des combinaisons nouvelles, à des mutations de matière et de forme; qu'enfin, autant elle paraît fixe dans son tout, autant elle est variable dans chacune de ses parties; et, si nous l'embrassons dans toute son étendue, nous ne pourrons douter qu'elle ne soit aujourd'hui très différente de ce qu'elle était au commencement, et de ce qu'elle est devenue dans la succession des temps : ce sont ces changements divers  que nous appelons ses époques. »
 

(Buffon, Les Époques de la nature, 1778).
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