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La vie de Bossuet
Aperçu La vie de Bossuet L'oeuvre de Bossuet La place de Bossuet
Bossuet est né à Dijon le 27 septembre 1627, et baptisé le même jour, dans l'église paroissiale de Saint Jean. On croit devoir mentionner ici, d'après les Registres de Saint-Jean, la date précise du baptême, parce que Bossuet lui-même s'y est trompé toute sa vie; que, dans sa Correspondance, il croit avoir été baptisé le 29 septembre, jour de saint Michel; et que l'erreur, quoique singulière, est bien certaine, puisque au témoignage de l'abbé Le Dieu, son secrétaire, c'est aussi ce jour-là qu'il célébrait la messe, en commémoration de son baptême. La chronologie est pleine de ces surprises, et on ne peut se fier à personne sur lui-même. Arrière-petit-fils d'Antoine, auditeur en la chambre des comptes, petit-fils de Jacques, conseiller au Parlement de Bourgogne, fils enfin de Bénigne Bossuet, avocat au Parlement, et de Marguerite Rochet, fille elle-même de Claude Rochet, d'Azu, également avocat au dit Parlement, Bossuet tenait de tous les côtés à cette ancienne noblesse de robe, chez qui le goût des lettres s'alliait assez habituellement aux pratiques d'une piété sincère, quoique toujours raisonnable et volontiers raisonneuse. Un homme tel que Bossuet échappe, en général, à la tyrannie de ses origines : c'est même en cela qu'il est Bossuet, au lieu d'être Fléchier, par exemple, Pascal au lieu d'être Nicole, Molière au lieu d'être Regnard. Nous pouvons supposer toutefois que, si Bossuet a souvent, et à juste titre, encouru l'accusation de gallicanisme, si même il s'est trouvé des historiens pour lui reprocher, avec Joseph de Maistre, sa politique de 1682, comme encore s'il y a de certaines complaisances, une certaine « pitié meurtrière pour les pécheurs », de certaines dévotions enfin ou superstitions qu'il a hautement condamnées, l'honneur en revient pour une certaine part à ses traditions de famille, aux exemples qu'il eut de bonne heure sous les yeux, et, pour ainsi parler, au sang de parlementaire qui coulait dans ses veines. Je rapporterais également à la même origine, à la même éducation et aux mêmes traditions héréditaires, la facilité presque unique avec laquelle nous verrons s'accomplir en lui ce que Désiré Nisard a si bien appelé « l'alliance des deux antiquités » : la profane et la chrétienne; l'intelligence des anciens « Empires » s'éclairant de celle de la « Suite de la religion », et le sentiment de la majesté romaine s'unissant à celui de la grandeur de la Bible.

Comme il ne fut pas de ces enfants prodiges, et que même un mauvais jeu de mots bien connu sur son nom : Bos suetus aratro, semblerait indiquer que ses maîtres et ses condisciples lui reconnurent plus de patience que de génie, nous passerons rapidement sur ses années de jeunesse. C'est assez de savoir que son père, nommé conseiller au Parlement de Metz, ayant dû quitter Dijon en 1638, Bossuet fut confié aux soins de l'un de ses oncles; que, destiné de tout temps à l'Eglise, tonsuré dès l'âge de huit ans, il commença ses études au collège dit des Godrans, dirigé par les jésuites; qu'il vint les terminer à Paris, au collège de Navarre, où il soutint sa tentative,  en appelait ainsi la première thèse de théologie, celle qui conférait, je crois, le titre de bachelier, - le 24 janvier 1648, en présence du vainqueur de Recroi, de Fribourg et de Nordlingue, auqueI il avait obtenu la permission de la dédier; qu'il fut ordonné sous-diacre le 21 septembre de la même année, diacre l'année suivante, prêtre le 16 mars 1652, reçu trois mois après archidiacre de Sarrebourg, dans l'Eglise de Metz, dont il était depuis longtemps chanoine; et qu'enfin ayant pris possession de son archidiaconé, âgé de vingt-cinq ans, il allait employer le temps de son séjour à Metz, dans la solitude et dans la méditation, à dégager sa personnalité des leçons de ses maîtres. Avec la nomination de Bossuet comme archidiacre de Sarrebourg, commence l'histoire de sa vie publique. - Je ne parle pas de la fable de son prétendu projet de mariage avec une demoiselle que les uns ont appelée Desvieux et les autres de Mauléon. Imaginée ou inventée pour la première fois par un certain Denis, mauvais prêtre du diocèse de Meaux, dans un pamphlet intitulé Mémoires et Anecdotes de la cour et du clergé de France, accueillie par Voltaire, - qui sans doute n'en croyait pas un mot, - et reproduite par lui jusqu'à deux fois dans son Siècle de Louis XIV, elle a été mise à néant par A. Floquet, dans le premier volume de ses Etudes sur la vie de Bossuet (Paris, 1855).

Il commença par approfondir les Pères, et, parmi les Pères, saint Chrysostome et saint Augustin, qui sont ceux qui ont le plus fait, dans l'Eglise grecque et dans l'Eglise latine, pour dégager le christianisme du mysticisme et de l'ascétisme, et fui donner ainsi le caractère d'une religion pratique, politique, si l'on veut, et conséquemment viable. Mais en tout autre lieu qu'à Metz on peut croire que Bossuet eût aussi bien approfondi les Pères. Il n'en est pas de même de la direction que ses études et ses idées reçurent de quelques circonstances plus particulières, dont les unes, en ce temps-là, ne se rencontraient guère qu'à Metz, et les autres y étaient, pour ainsi parler, plus pressantes qu'ailleurs. En raison du voisinage et de l'appui moral de leurs coreligionnaires d'Allemagne, les protestants, plus nombreux, plus libres, étaient aussi plus agressifs à Metz que dans aucune autre grande ville du royaume. C'était à Metz que deux ministres, dont les noms sont demeurés célèbres dans l'histoire du protestantisme français, Paul Ferri et David Ancillon, exerçaient alors leur ministère; et, des six archiprêtrés ou doyennés qui dépendaient de l'archidiacre de Sarrebourg, il y en avait jusqu'à trois, - Hornbach, Boukenheim et Neufmoutier - qui nétaient presque peuplés que de luthériens

D'autre part, si nous en croyons du moins les recherches de Floquet, reprises depuis lui par Gandar, Metz était la seule ville de France où les Juifs, dans des conditions humiliantes et inhumaines, il est vrai, eussent pourtant une existence légale et une condition juridique. Ils étaient relégués dans un quartier de la ville, astreints à ne sortir que coiffés d'un chapeau jaune, obligés d'assister, chaque semaine, à des prédications que l'on faisait pour eux, mais enfin ils étaient plus que tolérés, ils étaient reconnus, et sans doute ils avaient quelques privilèges, puisque Louis XIV, en 1657, les leur confirma par édit. On ne s'étonnera pas, qu'attirée par ces singularités mêmes, l'attention de Bossuet se soit naturellement tournée vers les matières de controverse et d'apologétique; qu'il ait d'abord aperçu la double nécessité d'établir contre les juifs la supposée vérité de la religion chrétienne de prouver contre les protestants l'autorité de la tradition catholique; et ainsi, dès l'époque de Metz, qu'il ait comme arrêté le programme de son oeuvre. Si la controverse et l'apologétique, si la discussion du dogme tiennent dans son oeuvre entière, et jusque dans ses Sermons, la place que l'on sait; si les juifs, dans son Discours sur l'histoire universelle, et ailleurs, lui sont un perpétuel objet de préoccupation et d'inquiétude, comme à Pascal dans ses Pensées, c'est aux juifs de Metz qu'il le doit; et c'est à Metz qu'ayant pu mesurer la force du protestantisme, il ne vit rien de plus urgent, dans l'état de l'Europe chrétienne, que de consacrer toutes les siennes à entreprendre de le combattre et de le convertir.
 

.Lettre à Louis XIV
 

A Saint-Germain, ce 10 juillet 1675
« Votre majesté m'a fait une grande grâce, d'avoir bien voulu m'expliquer ce qu'elle souhaite de moi, afin que je puisse ensuite me conformer à ses ordres, avec toute la fidélité et l'exactitude possibles. C'est avec beaucoup de raison qu'elle s'applique si sérieusement à régler toute sa conduite; car, après vous être fait à vous-même une si grande violence dans une chose qui vous touche si fort au coeur, vous n'avez garde de négliger vos autres devoirs, où il ne s'agit plus que de suivre vos inclinations.

Vous êtes né, Sire, avec un amour extrême pour la justice, avec une bonté et une douceur qui ne peuvent être assez estimées; et c'est dans ces choses que Dieu a renfermé la plus grande partie de vos devoirs, selon que nous l'apprenons par cette parole de son Écriture : « La miséricorde et la justice gardent le roi; et son trône est affermi par la bonté et par la clémence. » Il faut donc considérer, Sire, que le trône que vous remplissez est à Dieu, que vous y tenez sa place, et que vous y devez régner selon ses lois. Les lois qu'il vous a données sont que, parmi vos sujets, votre puissance ne soit formidable qu'aux méchants, et que vos autres sujets puissent vivre en paix et en repos, en vous rendant obéissance. Vos peuples s'attendent, Sire, à vous voir pratiquer plus que jamais ces lois que l'Écriture vous donne. La haute profession que Votre Majesté a faite, de vouloir changer dans sa vie ce qui déplaisait à Dieu les a remplis de consolation : elle leur persuade que Votre Majesté, se donnant à Dieu, se rendra plus que jamais attentive à l'obligation très étroite qu'il vous impose de veiller à leur misère; et c'est de là qu'ils espèrent le soulagement dont ils ont un besoin extrême.

Je n'ignore pas, Sire, combien il est difficile de leur donner ce soulagement au milieu d'une grande guerre, où vous êtes obligé à des dépenses si extraordinaires, et pour résister à vos ennemis, et pour conserver vos alliés. Mais la guerre, qui oblige Votre Majesté à de si grandes dépenses, l'oblige en même temps à ne pas laisser accabler le peuple, par qui seul elle les peut soutenir. Ainsi leur soulagement est autant nécessaire pour votre service que pour leur repos. Votre Majesté ne l'ignore pas; et pour lui dire sur ce fondement ce que je crois être de son obligation précise et indispensable, elle doit, avant toutes choses, s'appliquer à connaître à fond les misères des provinces, et surtout ce qu'elles ont à souffrir sans que Votre Majesté en profite, tant par les désordres des gens de guerre que par les frais qui se font à lever la taille, qui vont à des excès incroyables. Quoique Votre Majesté sache bien, sans doute, combien en toutes ces choses il se commet d'injustices et de pilleries, ce qui soutient vos peuples, c'est, Sire, qu'ils ne peuvent se persuader que Votre Majesté sache tout; et ils espèrent que l'application qu'elle a fait paraître pour les choses de son salut l'obligera à approfondir une matière si nécessaire.

Il n'est pas possible que de si grands maux, qui sont capables d'abîmer l'État, soient sans remède; autrement tout serait perdu sans ressource. Mais ces remèdes ne se peuvent trouver qu'avec beaucoup de soin et de patience; car il est malaisé d'examiner les expédients praticables, et ce n'est pas à moi à discourir sur ces choses. Mais ce que je sais très certainement, c'est que, si Votre Majesté témoigne persévéramment qu'elle
veut la chose; si, malgré la difficulté qui se trouvera dans le détail, elle persiste invinciblement à vouloir qu'on la cherche; si enfin elle fait sentir, comme elle le sait très bien faire, qu'elle ne veut point être trompée sur ce sujet, et qu'elle ne se contentera que des choses solides et effectives : ceux à qui elle confie l'exécution se plieront à ses volontés, et tourneront tout leur esprit à la satisfaire dans la plus juste inclination qu'elle puisse jamais avoir.

Au reste Votre Majesté, Sire, doit être persuadée que, quelque bonne intention que puissent avoir ceux qui la servent, pour le soulagement de ses peuples, elle n'égalera jamais la vôtre. Les bons rois sont les vrais pères des peuples, ils les aiment naturellement : leur gloire et leur intérêt le plus essentiel est de les conserver et de leur bienfaire, et les autres n'iront jamais en cela si avant qu'eux. C'est donc Votre Majesté qui, par la force invincible avec laquelle elle voudra ce soulagement, fera naître un désir semblable en ceux qu'elle emploie; en ne se lassant point de chercher et de pénétrer, elle verra sortir ce qui sera utile effectivement. La connaissance qu'elle a des affaires de son État et son jugement exquis lui feront démêler ce qui sera solide et réel d'avec ce qui ne sera qu'apparent. Ainsi les maux de l'État seront en chemin de guérir, et les ennemis, qui n'espèrent qu'aux désordres que causera l'impuissance de vos peuples, se verront déchus de cette espérance. Si cela arrive, Sire, y aura-t-il jamais un prince plus heureux que vous, ni un règne plus glorieux que le vôtre?

Il est arrivé souvent qu'on a dit aux rois que les peuples sont plaintifs naturellement, et qu'il n'est pas possible de les contenter, quoi qu'on fasse. Sans remonter bien loin dans l'histoire des siècles passés, le nôtre a vu Henri IV, votre aïeul, qui, par sa bonté ingénieuse et persévérante à chercher les remèdes des maux de l'État, avait trouvé le moyen de rendre les peuples heureux, et de leur faire sentir et avouer leur bonheur. Aussi en était-il aimé jusqu'à la passion; et dans le temps de sa mort on vit par tout le royaume et dans toutes les familles, je ne dis pas l'étonnement, l'horreur et l'indignation que devait inspirer un coup si soudain et si exécrable, mais une désolation pareille à celle que cause la perte d'un bon père à ses enfants. Il n'y a personne de nous qui ne se souvienne d'avoir ouï souvent raconter ce gémissement universel à son père ou à son grand-père, et qui n'ait encore le coeur attendri de ce qu'il a ouï réciter des bontés de ce grand roi envers son peuple, et de l'amour extrême de son peuple envers lui. C'est ainsi qu'il avait gagné les coeurs; et s'il avait ôté de sa vie la tache que Votre Majesté vient d'effacer, sa gloire serait accomplie, et on pourrait le proposer comme le modèle d'un roi parfait. Ce n'est point flatter Votre Majesté que de lui dire qu'elle est née avec de plus grandes qualités que lui. Oui, Sire, vous êtes né pour attirer de loin et de près l'amour et le respect de tous vos peuples. Vous devez vous proposer ce digne objet de n'être redouté que des ennemis de l'Etat et de ceux qui font mal. Que tout le reste vous aime, mette en vous sa consolation et son espérance, et reçoive de votre bonté le soulagement de ses maux. C'est là de toutes vos obligations celle qui est sans doute la plus essentielle; et Votre Majesté me pardonnera si j'appuie tant sur ce sujet-là, qui est le plus important de tous.

Je sais que la paix est le vrai temps d'accomplir parfaitement toutes ces choses; mais comme la nécessité de faire et de soutenir une grande guerre exige aussi qu'on s'applique à ménager les forces des peuples, je ne doute point, Sire, que Votre Majesté ne le fasse plus que jamais, et que dans le prochain quartier d'hiver, aussi bien qu'en toute autre chose, on ne voie naître, de vos soins et de votre compassion, tous les biens que pourra permettre la condition des temps. C'est, Sire, ce que Dieu vous ordonne, et ce qu'il demande d'autant plus de vous qu'il vous a donné toutes les qualités nécessaires pour exécuter un si beau dessein : pénétration, fermeté, bonté, douceur, autorité, patience, vigilance, assiduité au travail.

La gloire en soit à Dieu, qui vous a fait tous ces dons, et qui vous en demandera compte. Vous avez toutes ces qualités; et jamais il n'y a eu règne où les peuples aient eu plus de droit d'espérer qu'ils seront heureux que sous le vôtre. Priez, Sire, ce grand Dieu qu'il vous fasse cette grâce, et que vous puissiez accomplir ce beau précepte de saint Paul, qui oblige les rois à faire vivre les peuples autant qu'ils peuvent, doucement et paisiblement, en toute sainteté et chasteté.

Nous travaillerons cependant à mettre monseigneur le Dauphin en état de vous succéder et de profiter de vos exemples. Nous le faisons souvent souvenir de la lettre si instructive que Votre Majesté lui a écrite. Il la lit et relit avec celle qui a suivi, si puissante pour imprimer dans son esprit les instructions de la première. Il me semble qu'il s'efforce de bonne foi d'en profiter; et, en effet, je remarque quelque chose de plus sérieux dans sa conduite. Je prie Dieu sans relâche qu'il donne à Votre Majesté et à lui ses saintes bénédictions, et qu'il conserve votre santé dans ce temps étrange, qui nous donne tant d'inquiétudes. Dieu a tous les temps dans sa main, et s'en sert pour avancer et pour retarder, ainsi qu'il lui plaît, l'exécution des desseins des hommes. Il faut adorer en tout ses volontés saintes, et apprendre à le servir pour l'amour de lui-même.

Je supplie Votre Majesté de me pardonner cette longue lettre; jamais je n'aurais eu la hardiesse de lui parler de ces choses, si elle ne me l'avait expressément recommandé. Je lui dis les choses en général, et je lui en laisse faire l'application suivant que Dieu l'inspirera.

Je suis, avec un respect et une dépendance absolue, aussi bien qu'avec une ardeur et un zèle extrême, Sire, de Votre Majesté, le très humble, très obéissant et très fidèle serviteur et sujet. » 
 

(Bossuet).

Ceci équivaut à dire que, dès cette époque aussi, les idées de Bossuet étaient formées, et qu'en conséquence on a soulevé très gratuitement, entre Pascal et lui, je ne sais quelle vaine question de priorité. L'histoire littéraire est pleine ainsi de questions qui n'en sont pas, qui ne doivent leur existence qu'à une méprise des historiens, et qu'il n'en faut pas moins discuter. Parce que l'on trouvait donc, entre quelques articles des Pensées de Pascal, et quelques Sermons de Bossuet, - le Sermon sur la mort ou le Sermon pour la profession de Mlle de La Vallière, - quelques ressemblances, dignes au surplus d'être notées, on s'est demandé qui des deux avait imité l'autre, si Pascal avait entendu les Sermons de Bossuet, à moins que Bossuet n'eût eu communication du manuscrit des Pensées de Pascal. 

Quelques-uns sont allés plus loin et, comme il est entendu que Bossuet n'est pas ce que nous appelons un « penseur », ayant décidé que le Discours sur l'histoire universelle passait la portée de son auteur, ils ont voulu que Bossuet en eût emprunté l'idée à ces deux lignes de Pascal : « Qu'il est beau de voir, par les yeux de la foi, Darius et Cyrus, Alexandre, les Romains, Pompée et Hérode, servir, sans le savoir, à la gloire de l'Evangile ! » Mais Eugène Gandar, dans son Bossuet orateur (Paris, 1868), a clairement montré que, comme on retrouvait le plan de l'Histoire des variations dans un Sermon prêché certainement à Metz pour la vêture d'une nouvelle catholique, on retrouvait celui de l'Histoire universelle dans un autre sermon, prêché « contre les juifs  » - cette indication singulière est de la main de Bossuet, - et prêché lui aussi certainement à Metz.

Quant aux autres ressemblances, le même écrivain a fait justement observer que, Pascal et Bossuet puisant tous deux aux mêmes sources, qui sont : le psaume 118, le plus « janséniste  » et le plus long de tous, les Epîtres de saint Paul, et les Oeuvres de saint Augustin, il n'est pas surprenant qu'en un même sujet l'analogie des idées se soit quelquefois étendue jusqu'aux mots. En voici un autre exemple, que n'ont signalé ni les éditeurs des Pensées ni ceux des Sermons de Bossuet : « Qui sait, dit Pascal, si cette autre moitié de la vie où nous pensons veiller n'est pas un autre sommeil un peu différent du premier ? » Et Bossuet, à son tour, dans le Sermon sur la mort :  « Je ne sais si je dors ou si je veille, et si ce que j'appelle veiller n'est pas une partie un peu plus excitée d'un sommeil plus profond  ».  Ni Pascal ici ne s'inspire de Bossuet, ni Bossuet ne copie Pascal, mais, chacun à sa manière, ils traduisent un même passage d'Arnobe : Vigilemus aliquando, an ipsum vigilare quod dicitur, somni sit perpetui portio. 

En même temps qu'il y concevait, qu'il y précisait, et qu'il y éprouvait déjà les idées dont son oeuvre entière ne devait être que le développement successif, c'est à Metz enfin que Bossuet, dans ces années fécondes, achevait d'imprimer à sa foi ce caractère de certitude et de sérénité que l'on a si souvent opposé aux « inquiétudes » et aux « angoisses » dont on veut que témoignent les Pensées de Pascal. Dirai-je à ce propos que les « angoisses » et les « inquiétudes » que l'on prête à Pascal pourraient bien n'avoir de lieu que dans l'imagination trop romantique de ses commentateurs et de ses interprètes? Je crois du moins que si la mort ne l'avait pas empêché de rejoindre entre eux les fragments épars de son Apologie de la religion chrétienne, la certitude, - et la sérénité même, - n'y paraîtraient pas moindres que dans les Élévations sur les Mystères ou les Méditations sur l'Evangile

Mais, pour Bossuet, il faut savoir qu'il a eu, lui aussi, ses hésitations et ses doutes, sinon ses « angoisses »; et je n'en voudrais d'autre preuve au besoin que la vive interpellation, souvent citée, qu'il adresse aux « libertins » dans son Oraison funèbre d'Anne de Gonzague « Qu'ont-ils donc vu ces rares génies, qu'ont-ils vu plus que les autres?... Car pensent-ils avoir mieux vu les difficultés à cause qu'ils y succombent; et que ceux qui les ont vues, les ont méprisées? » Quelles étaient d'ailleurs ces « difficultés », de quelle nature, et de quelle portée? C'est ce que Bossuet, qui avait charge d'âmes, n'a pas cru devoir dire, puisqu'aussi bien il en avait triomphé. Mais on ne saurait se méprendre à l'accent de ses paroles. Durant les années qu'il a vécues à Metz, juifs et protestants, sans jamais ébranler sa foi, ne doivent pas avoir laissé d'inquiéter sa conscience et de troubler sa sécurité.

Dans les discussions qu'il soutenait contre eux, il a dû plus d'une fois sentir le terrain lui manquer sous les pieds. Et, sans jamais désespérer de sa cause, souvent aussi, dans sa solitude, il lui a fallu reforger les armes qui s'étaient faussées ou ébréchées dans la lutte. Rien n'est donc, moins conforme à la vérité que d'attribuer son air de confiance et de certitude à l'équilibre naturel du « tempérament bourguignon», et l'autorité souveraine de sa parole à son ignorance ou à son inintelligence des difficultés du christianisme. Et tout ce que l'on peut dire, c'est que sa perspicacité n'a pas anticipé sur le temps, et qu'aux environs de 1660, il n'a pas deviné les attaques encore lointaines de l'exégèse ou de la science des religions.

A cette éducation si complète, il devait manquer malheureusement quelque chose, dont le manque s'est fait plus d'une fois sentir dans la vie de Bossuet : c'est une certaine expérience, une certaine connaissance pratique du monde et de la vie. « Il est plus facile, a dit La Rochefoucauld, de connaître l'homme en général que les hommes en particulier » ; et, au XVIIe siècle, il n'y a pas de grand écrivain de qui l'observation soit plus vraie que de Bossuet. Aussi ne l'a-t-on jamais accusé, comme Bourdaloue, d'avoir fait dans ses Sermons des « portraits » ou des « caractères », et on aurait quelque peine à tracer d'après sa prédication la peinture ou l'image de la société de son temps. C'est qu'en effet, à Metz, à Paris, à Versailles, il a traversé ou côtoyé le monde; on ne peut pas dire qu'il y ait vécu, comme Pascal ; et, - ce qui supplée quelquefois à l'expérience directe et personnelle de la vie, il ne semble pas non plus que, comme Bourdaloue, il ait beaucoup confessé. Bien des choses, qui ne s'apprennent qu'au contact et dans la fréquentation des humains, lui sont ainsi demeurées étrangères. 

Trop différent en cela de Fénelon, si « homme du monde », observateur si pénétrant, on pourrait presque dire ironique, et politique si délié, au contraire Bossuet a gardé toute sa vie, de son éducation de lévite, un fond de timidité, d'inexpérience et de gaucherie même. C'est ce qui explique la médiocrité de sa fortune, quand on la mesure à la rectitude de son caractère et à la beauté de son génie : il ne sait pas se faire valoir, il n'y songe seulement pas. Jamais homme ne fut plus simple, plus dépouillé de toute vanité que celui dans l'oeuvre duquel on chercherait sans l'y trouver, je ne dis pas un Télémaque, mais seulement, comme dans celle de Pascal, un Fragment d'un Traité du Vide, c.-à-d. une pensée qui n'aille pas aux intérêts de la religion. De là aussi des mésaventures, des maladresses, des « complaisances », d'apparentes complaisances, que peut-être lui a-t-on trop durement reprochées. Des choses du monde et de la cour, Bossuet n'a jamais vu que ce qu'on lui en a laissé voir ou fait voir; - et il est vrai que ce n'est pas assez pour un évêque, pour le précepteur d'un dauphin de France et pour un conseiller d'Etat.

Cependant, le bruit des conversions qu'il opérait à Metz, et dont l'une des plus éclatantes, celle des frères Veil, lui réservait, mais plus tard, un cruel déboire; le retentissement de ses Sermons, - quelques-uns des plus beaux qui nous soient parvenus, le Panégyrique de sainte Thérèse entre autres, ont été prononcés à Metz, - étendaient d'année en année la réputation de l'archidiacre de Sarrebourg. Son nom était connu du gazetier Loret, ce qui était alors le commencement de la gloire. Lui-même, en plusieurs occasions presque solennelles, avait paru dans les chaires de Paris, lorsqu'en 1659, appelé par Vincent de Paul, et sans doute aussi pressé de quelques autres instances, ayant résolu de se consacrer à la prédication, il venait se fixer chez l'un de ses anciens condisciples de Navarre, l'abbé de Lameth, doyen de Saint-Thomas-du-Louvre. Dix ans durant il y devait demeurer, et, si l'on met à part ses grandes Oraisons funèbres, c'est au cours de ces dix ans qu'il allait prononcer la plupart des Sermons qui nous restent de lui.

On a essayé, pour ces dix années, d'abord de retrouver et de préciser le nombre de Stations, c. -à-d. de Carêmes et d'Avents, que Bossuet a prêchés, et il semble qu'on y ait réussi. A la cour et devant le roi, nous savons aujourd'hui avec certitude que Bossuet prêcha deux Avents, celui de 1665 et celui de 1669; et deux Carêmes, celui de 1662 et celui de 1666. Nous savons encore qu'il prêcha le Carême aux Minimes de la place Royale, en 1660, et chez les Carmélites du faubourg Saint-Jacques, en 1661. C'est alors, d'après Floquet, que Pascal aurait pu l'entendre, si seulement Pascal, malade et mourant, avait pu sortir. Mais, quoiqu'on en ait dit, il ne semble pas que Bossuet ait prêché le Carême en 1659 aux Carmélites, non plus qu'en 1663 aux Bénédictines du Val-de-Grâce. Quant aux Avents, nous pouvons joindre à ceux de 1665 et de 1669, celui de 1668, prêché à Saint-Thomas-du-Louvre.

On a été moins heureux dans les tentatives que l'on a faites pour reconstituer chacune de ces Stations dans son intégrité. Nous nous bornerons donc à observer en passant que, pour y réussir, il ne faudrait pas, comme l'ont voulu quelques biographes et quelques éditeurs, Réaume et Lachat entre autres, se fonder sur les différences de style que l'on croit percevoir, à deux ou trois ans de distance, entre deux Sermons de Bossuet. Le procédé est trop hasardeux; et ceux-là sont un peu trop subtils qui s'y fient, pour ne pas dire trop confiants en eux-mêmes. Mais on a tiré des indications plus précises et plus dignes de foi du caractère de l'écriture de Bossuet, - les manuscrits des Sermons sont à la Bibliothèque Nationale, - et ainsi on a pu s'assurer des sermons prêchés à Metz, à Paris, ou à Meaux. Il y en a enfin quelques-uns, grâce aux allusions qu'ils contiennent, allusions historiques, jamais satiriques, qui portent avec eux leur date.

C'est une opinion assez répandue que les contemporains de Bossuet, dès son premier Carême, auraient admiré et salué en lui, non seulement un pieux et éloquent prédicateur, mais encore l'orateur par-dessus tous les autres, et le maître de la chaire chrétienne. Il n'y a rien de moins exact. Nous avons de sûrs témoins qu'en 1662, par exemple, après ses deux premiers Carêmes, celui des Minimes et celui des Carmélites, on comparait encore couramment l'éloquence de Bossuet à celle de l'abbé Biroart ou du père Caussin, - qui de nous a lu les Sermons de Caussin ou de Biroart? - et nous en avons de plus sûrs, ou de plus qualifiés, Bayle et Mme de Sévigné, qui n'hésitent pas, après les Oraisons funèbres, à le mettre un peu au-dessous de Bourdaloue ou de Fromentières. On n'a pas méconnu l'éloquence de Bossuet, mais on ne l'a pas trouvée incomparable. C'est peut-être qu'il ne faisait pas, comme les Mascaron et les Fléchier, profession de beau langage ou de fine rhétorique, de « grande éloquence » et de « préciosité »; ou encore, c'est qu'il n'attachait pas, comme Bourdaloue, son auditoire, par des applications et des portraits, qu'il ne savait pas, comme lui, soutenir et soulager l'attention par la régularité de ses plans, ou la réveiller, quand elle s'assoupissait, par la vivacité de son invective.

Une autre erreur est de croire qu'aussitôt que Louis XIV eut entendu Bossuet, « ils se reconnurent », comme l'a dit Sainte-Beuve, et que Bossuet devint en quelque sorte le prédicateur attitré de la cour. C'est ainsi que Floquet avait jadis imaginé d'en faire le prédicateur favori d'Anne d'Autriche, jusqu'à prétendre, sans autre preuve, que partout où la reine-mère allait suivre un Carême, c'était Bossuet qui le prêchait. Mais, en réalité, si Bossuet, en dix ans, a prêché quatre fois à la cour, comme nous l'avons dit, d'autres y ont prêché plus souvent, qui même n'étaient pas toujours des Mascaron ou des Bourdaloue. Nous ne voyons pas, d'autre part, et on le verra encore mieux tout à l'heure, qu'il ait jamais été l'objet d'une faveur bien particulière du roi. Quoique sa famille fut ancienne et bonne, plusieurs autres, partis de beaucoup plus bas, sont arrivés aussi tôt, ou même plus jeunes que lui à l'épiscopat, et Bossuet avait quarante-deux ans lorsqu'il fut nommé, en 1669, le 13 septembre, au tout petit, très maigre et lointain évêché de Condom

A ce propos même on ne songe pas sans quelque mélancolie que, n'ayant rien encore imprimé des 30 ou 40 volumes qui nous restent de lui, si ce n'est, en 1655, la Réfutation du catéchisme de Paul Ferri, le plus grand écrivain de la langue était perdu pour nous s'il eut pris effectivement possession de son siège. Mais en le nommant, un an plus tard, précepteur du dauphin, et ainsi en nous le rendant, on ne peut pas dire que Louis XIV ait eu le pressentiment de la vraie valeur de Bossuet, puisque cinq ans auparavant (1665), parmi les sujets que l'on proposait à son choix pour ces délicates fonctions, ce n'était pas Bossuet qu'il avait pris, quoique son nom fut sur la liste, c'était le président de Périgny. Il est vrai que dans l'intervalle, Turenne avait abjuré (23 octobre 1668), et Bossuet avait prononcé les Oraisons funèbres d'Henriette de France (16 novembre 1669), et d'Henriette d'Angleterre (24 août 1670).

Sa nomination de précepteur du dauphin, fils de Louis XIV, marque une époque dans la vie de Bossuet. Pour se donner entièrement à ses nouvelles fonctions, il se démet de son évêché de Condom (31 octobre 1671), et reçoit en échange d'abord le prieuré du Plessis-Grimoult, au diocèse de Caen, puis, l'année suivante, l'abbaye de Saint-Lucien de Beauvais. Il ne renonce pas publiquement à la chaire, mais il n'y paraît plus qu'en de rares occasions; et on doit ajouter que le roi ne semble pas d'ailleurs autrement curieux de l'entendre. Il ne perd pas de vue son principal objet, et c'est de ce temps-là que datent l'Exposition de la doctrine de l'Eglise catholique sur les matières de controverse (1671); la conférence (1678), et la relation de la Conférence avec M. Claude (1682); le Traité de la communion sous les deux espèces, qui ne verra aussi le jour qu'en 1682. Mais il revient aux études profanes, qu'il avait depuis longtemps abandonnées : il s'applique à l'histoire et à la philosophie, qu'il avait plutôt fait jusqu'alors profession de mépriser; ses relations s'étendent; et il vit enfin à la cour, et dans ce monde qu'il avait jusqu'alors presque entièrement ignoré.

Bossuet a lui-même exposé, dans sa lettre du 8 mars 1679 au pape Innocent XI : De Ludovici Delphini institutions, la méthode et le programme d'études qu'il fit suivre à son royal élève; et, comme il ne paraît pas que le royal élève en ait tiré grand profit, on a discuté sans fin, on discute encore volontiers sur le mérite personnel du dauphin, et sur la valeur du programme de Bossuet. L'une et l'autre question semblent assez oiseuses. Puisque le dauphin n'a pas régné, ni seulement, sous le règne du roi son père, exercé d'influence appréciable, - non pas même sur la conduite ou le gouvernement de ses propres enfants, les ducs de Bourgogne, d'Anjou et de Berry, - nous n'avons que faire aujourd'hui d'examiner si Saint-Simon, dans ses Mémoires, ne l'a pas calomnié peut-être, ou plutôt encore caricaturé. Le duc de Bourgogne, à son tour, n'ayant pas régné davantage, il est encore plus inutile de comparer le père avec le fils, et leurs éducateurs entre eux, le « programme » de Bossuet avec celui de Fénelon, les aptitudes pédagogiques de l'auteur du Discours sur l'Histoire universelle avec celles de l'auteur des Fables ou des Dialogues des morts. C'est le cas, en effet, de dire qu'une méthode et des « programmes » n'ont de tout temps valu que ce que valent eux-mêmes les maîtres qui les appliquent, et qu'il peut y avoir vingt manières, très diverses, quoique d'ailleurs également bonnes, d'élever l'héritier d'un grand trône. Laissons-le donc aux curieux, puisqu'il y en aura toujours pour s'intéresser à ces sortes de questions; renvoyons-les, en les prévenant seulement qu'il est quelque peu partial, au livre de A. Floquet Bossuet, précepteur du Dauphin, et évêque à la cour (Paris, 1864); et continuons, pour nous, de résumer l'histoire de sa vie.

Ses fonctions se terminèrent, selon la coutume, au mariage du dauphin avec la princesse Marie-Christine de Bavière (janvier 1680). A cette occasion, pour ne pas tout à fait le séparer de son élève et le retenir à Versailles, où de graves résolutions se préparaient sur le fait de la religion, Bossuet reçut le titre d'aumônier de la future dauphine. L'année suivante (mai 1681), il était nommé au siège épiscopal de Meaux et, quelques années après (1697), conseiller d'Etat d'Eglise. Ce sont toutes les faveurs qu'il ait reçues de Louis XIV. Elles ne paraissent proportionnées ni aux mérites de Bossuet, ni surtout à celles dont furent comblés tant de prélats aujourd'hui rentrés dans leur obscurité naturelle. On s'étonne surtout que le roi n'ait pas songé à faire de Bossuet un archevêque de Paris. - il l'aurait pu quand mourut Harlay de Champvallon (1695),- ni seulement à le proposer pour le cardinalat, Peut-être aussi avait-il jugé que, pour remplir à son gré la première de ces places, Bossuet, que l'on accusait « de n'avoir point d'os », manquait pourtant d'assez de souplesse en même temps que d'assez de connaissance ou d'expérience du monde. Et, quant au cardinalat, lorsque l'évêque de Meaux se fut fait en quelque manière, par le célèbre Sermon sur l'unité de l'Eglise, le porte-parole de l'assemblée de 1682, il y a toute apparence qu'en demandant pour lui le chapeau, la diplomatie de Louis XIV eût couru au-devant d'un échec assuré.

« Depuis l'époque de 1682, l'évêque de Meaux déchoit de ce point d'élévation où l'avaient placé tant de merveilleux travaux. Il aurait dût mourir après le Sermon sur l'unité de l'Eglise, comme Scipion l'Africain après la bataille de Zama. » 
Ces paroles de Joseph de Maistre, le talon rouge de l'ultramontanisme, dans son livre ou plutôt son pamphlet de l'Eglise gallicane, traduisent exactement l'opinion de la cour de Rome sur le rôle de Bossuet dans l'assemblée de 1682. Là est sa faute ou même son crime inexpiable; et plutôt que de l'avoir commis, on consentirait, en vérité, - de Maistre vient de le dire, propriis terminis, - qu'il n'eût écrit ni l'Histoire des Variations, ni l'Instruction sur les Etats d'Oraison, ni la Défense de la tradition et des Saints Pères. Pense-t-on qu'un autre eut pu les écrire? ou qu'il importait bien moins de confondre le quiétisme que de soumettre les droits de la couronne de France aux prétentions du Saint-Siège? Toujours est-il que d'avoir été gallican, cela suffit pour effacer la mémoire de tant de services rendus, et, fâché que l'on est, dans une question qui touchait l'indépendance des peuples autant que celle des couronnes, de n'avoir pas pour soi ce grand chrétien, il n'est efforts que l'on n'ait faits, jusqu'à exhumer contre lui des « Notes » de police pour ruiner ou pour affaiblir l'autorité de son opinion (Charles Gérin, Recherches historiques sur l'assemblée du clergé de France de 1682; Paris, 1870, 2e édit.). Au moins y faudrait-il mettre quelque modération et, par exemple, ne pas reprocher à Bossuet d'avoir sollicité, soit en 1682, soit quelques années plus tard, d'une autre assemblée du clergé, celle de 1700, le renouvellement des censures portées par le Saint-Siège contre la morale relâchée (Réaume, Histoire de Bossuet, Paris, 1869). Car c'est nous croire d'esprit trop simple, ou être soi-même trop naïf.

Mais, si la cour de Rome pouvait bien refuser à Bossuet le suprême honneur de la pourpre, il ne dépendait pas d'elle que la part même qu'elle lui attribuait, avec tout le public, dans la direction des travaux de l'Assemblée du clergé, n'étendit encore davantage et n'accrût, en France et hors de France, la réputation de l'évêque de Meaux. Déjà, sans doute, avec ses Oraisons funèbres, celle de la reine d'Angleterre et celle de la duchesse d'Orléans, le bruit de son nom avait passé les frontières. L'éducation du Dauphin avait éveillé sur lui l'attention de tous ceux qui, non seulement en France, mais en Europe, souverains, lettrés, savants et artistes, étaient intéressés à savoir si le fils de Louis XIV ressemblerait pour eux à son père. Enfin, dans la même année 1681, il venait de publier son Discours sur l'Histoire universelle et le Sermon sur l'unité de l'Eglise, le seul de ses Sermons qu'il ait fait lui-même imprimer. Mais ce n'est vraiment qu'à dater de la Déclaration du clergé de France qu'il sort, lui tout seul, pour ainsi dire, du rang des autres évêques, et qu'il devient pour l'opinion le représentant de l'Eglise de France. « Conseiller du roi en ses conseils », on va s'habituer à mettre sous son nom presque tout ce qu'il se prendra désormais à Versailles de résolutions importantes sur le fait de la religion. Et, en un certain sens, on se trompera, parce que, comme nous l'avons dit, Louis XIV, jaloux de son pouvoir, n'a jamais eu dans les aptitudes politiques de Bossuet qu'une confiance limitée; mais on aura cependant raison, si l'on entend que rien de considérable ne se fera sans que l'évêque de Meaux y intervienne et y influe de l'autorité de ses charges, de son nom et de son éloquence.

Nous dirons peu de chose de ses dernières années. C'est de peur d'être obligé d'en trop dire, si nous voulions user du précieux document que l'abbé Le Dieu nous a laissé dans le Journal où nous nous sommes plusieurs fois référé. Ce n'était pas un homme d'esprit, ni de beaucoup de sens que l'abbé Le Dieu; à peine était-ce un serviteur fidèle et un observateur seulement bienveillant : Bossuet, nous l'avons dit, ne se connaissait guère en hommes. D'ailleurs chez « son prélat », qu'il eût aimé conduire, l'abbé Le Dieu jalousait l'influence qu'exerçaient sur leur oncle les neveux de Bossuet : Louis Bossuet, maître des requêtes, et l'abbé Bossuet, celui qui fut depuis évêque de Troyes. Malgré tout cela, son Journal n'en est pas moins intéressant, et il contient sur Bossuet plus de « particularités » peut-être que nous n'en avons sur aucun autre de nos grands écrivains.

On a prétendu qu'elles n'étaient pas toutes à son honneur, et, répétant une fois de plus qu'il n'y a pas de grand homme pour son valet de chambre, on a querellé plus ou moins aigrement Bossuet d'avoir mal tenu sa maison, par exemple; d'avoir poussé dans l'Eglise un neveu qui n'en était pas digne; ou même encore, le 5 avril 1703, quand on lui apprit qu'il avait la pierre, et qu'il faudrait sans doute le tailler, d'en avoir éprouvé d'abord quelque émotion. 

« A peine ce mot avait-il été prononcé, dit un de ses derniers biographes, que la tête de Bossuet, cette tête si forte et si vigoureuse, en fut tout à coup troublée. » 
Je laisse au lecteur à juger ce que vaut cette insinuation, et s'il est bien étonnant qu'un vieillard de soixante-seize ans n'accueille pas en souriant une semblable nouvelle. Les deux autres reproches paraissent plus fondés. Nous savons par Bossuet lui-même, dans une lettre au maréchal de Bellefonds, qu'il n'eût pas pu travailler, disait-il, «s'il eût été à l'étroit dans son domestique »; et quoique son train de maison fût modeste, les cinquante ou soixante mille livres de revenu dont il jouissait ne suffisaient pas à le défrayer. Mais ce qu'il y a de plus attristant, c'est de le voir, vieux et malade, se traîner à Versailles pour y solliciter la nomination de son neveu comme coadjuteur de Meaux, ne pas vouloir sentir qu'il importune le roi, Mme de Maintenon, les courtisans eux-mêmes, - dont Le Dieu n'oublie pas de noter qu'il est devenu « l'entretien », c. -à-d. la fable, - et remuer enfin pour un triste neveu tous les ressorts qu'en aucun temps de sa vie il n'eut consenti à faire jouer pour lui-même. Faiblesse de vieillard! Etrange complaisance pour un héritier trop chéri! dont je voudrais seulement qu'en faisant le reproche à Bossuet, on le fit à Louis XIV aussi, qui, s'il ne pouvait faire au grand évêque cette suprême faveur, pouvait du moins le lui dire, et ainsi le sauver de l'humiliation de donner tant de gloire en spectacle ou en dérision à sa cour.

Cependant il s'affaiblissait : les médecins, après avoir songé d'abord à le tailler, y avaient renoncé, et lui-même, depuis le commencement de l'année 1703, se préparait à la mort. Elle faillit l'emporter dans la nuit du 24 au 25 août de cette année-là même. Il dicta son testament, et, quelques jours plus tard, après une amélioration passagère, son état s'étant aggravé tout à coup, il reçut les derniers sacrements. Puis il se rétablit, et si bien, que, durant l'hiver de 1703-1704, il put reprendre ses travaux et même s'en proposer d'aussi considérables que de continuer son Discours sur l'histoire universelle. Il voulait mettre aussi la dernière main à son grand ouvrage contre Richard Simon : Défense de la Tradition et des Saints Pères. Au mois de février, il corrigeait encore ses Elévations sur les Mystères et ses Méditations sur l'Evangile. Mais ce n'était qu'un répit trompeur, - celui que la nature nous donne afin, sans doute, qu'il soit toujours vrai que la mort nous surprendra comme un voleur. En réalité, si le patient ne s'en apercevait pas lui-même, les forces diminuaient tous les jours, et, dès le commencement du mois de mars 1704, il devint évident que la catastrophe approchait. Quoique ce fut le temps du carême, sa nièce, Mme Bossuet, la petite femme du maître des requêtes, n'en continuait pas moins de courir les bals, ou même de donner à souper dans la maison de son oncle. Il rendit enfin le dernier soupir, après un long mois de souffrances, le 12 avril 1704, à quatre heures du matin; non loin de là, les deux Bossuet, et l'abbé Le Dieu lui-même, - qui le raconte, - sommeillaient tranquillement.

Selon le désir qu'il avait exprimé dans son Testament, il fut enterré dans sa cathédrale de Meaux, solennellement, le 17 avril. Quelques mois plus tard, le 24 juillet, en présence d'une nombreuse assistance, son oraison funèbre fut prononcée par le Père de la Rue, dont la réputation de prédicateur égalait alors celle de Massillon. L'abbé Bossuet hérita de la fortune de son oncle et du plus considérable de ses bénéfices, l'abbaye de Saint-Lucien de Beauvais; la charge de premier aumônier de la duchesse de Bourgogne fut donnée à l'évêque de Senlis; celle de conseiller d'Etat à l'archevêque de Sens; et enfin le siège de Meaux à l'évêque de Toul, depuis cardinal de Bissy. A l'Académie française, dont il faisait partie depuis 1671, Bossuet fut remplacé par l'abbé de Polignac. (F. Brunetière).

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