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Les îles fantastiques
L'île d'Antilia
La légende des Sept Cités
Après saint Brandan et saint Malo à qui le Moyen âge avait dédié quelques îles fantastiques de l'Océan occidental (les îles de Saint Brandan), selon une légende qui remontait jusqu'au VIe siècle, une autre légende eut cours en Europe dès le XIe. De pieux évêques espagnols chassés de leurs sièges par l'invasion des Maures, au VIIIe siècle, trouvèrent à leur tour un lieu de refuge au milieu de l'Océan; mais leur asile ne fut pas révélé au monde avant le XVe.

La plus ancienne indication explicite que nous ayons pu trouver de ce double fait, est consignée dans une légende de quelques liguns inscrite en vieil allemand sur le fameux globe dressé en 1492, pour la ville de Nuremberg, par le cosmographe navigateur Martin  Behaim; en voici la traduction littérale :

« Quand on se reporte à l'année 714 après la naissance du Christ, alors que toute l'Espagne fut envahie par les mécréants d'Afrique, alors aussi l'île Antilia, nommée Septe Citade [Sette Citade / les Sept Cités], ci-dessus figurée, fut peuplée par un archevêque de Porto au Portugal, avec six autres évêques, et d'autres chrétiens hommes et femmes, lesquels s'étant enfuis d'Espagne sur des vaisseaux, y vinrent avec leurs bestiaux et leur fortune. C'est par hasard qu'en l'année 1414 un navire d'Espagne s'en approcha de très près. »
Et d'après le rapport sans doute du pilote de ce navire, les portulans rédigés depuis cette époque furent enrichis de l'île Antilia, que l'on voit en effet dessinée sur une carte conservée à Weimar, et qui fut composée en 1424 par un cosmographe anconitain dont le nom est effacé; puis sur la carte du génois Beccaria, datée de juillet 1435, et qui se conserve dans la bibliothèque de Parme; pareillement sur la carte du vénitien Andréa Bianco, publiée par Formaléoni, et qui porte la date de 1436; et encore sur la carte du génois Bartholomeo de Pareto, publiée par Andrés, et datée du 1er janvier 1455; j'allais oublier une carte de l'anconitain Andréa Benincasa, de 1476, appartenant à la bibliothèque de Genève : enfin, le globe de Martin Behaim vient clore cette liste des documents géographiques où est consignée la tradition de cette île fantastique d'Antilia, que les découvertes de Colomb devaient faire reculer vers les ténèbres de l'Occident, jusqu'à ce qu'il plût aux cosmographes d'en appliquer le nom aux îles du Nouveau-Monde, que nous connaissons aujourd'hui sous la dénomination d'Antilles.

Cette île était désignée en 1474, par le savant docteur florentin Paul Toscanelli, dans les lettres qu'il adressait à la cour de Portugal et à Christophe Colomb, comme l'une des relâches intermédiaires sur la route de Lisbonne aux Indes par l'ouest : et il envoyait en même temps une carte dessinée de sa main, où il montrait la distance totale de Lisbonne au fameux port chinois de Quinsay, jalonnée par les grandes îles d'Antilia et de Zipangu, de telle manière qu'il fallait compter vingt-six espaces de Lisbonne à Quinsay et dix espaces seulement entre Antilia et Zipangu.

Tout le monde sait que Zipangu n'est autre chose que le Giapan-Koué, ou Japon, et que le nom en était parvenu en Europe par les récits de Marco Polo; c'était la dernière terre connue de l'Orient, comme Antilia était la dernière terre connue (ou censée connue) de l'Occident : évaluer la distance de l'une à l'autre, c'était mesurer la route à faire pour achever le tour du monde; noble préoccupation de quelques esprits de cette époque, a la tête desquels il faut garder la première place à Colomb, dont toutes les facultés se concentraient sur cette grande pensée, et dont le dévouement sublime en devait poursuivre l'accomplissement à travers les obstacles et les dégoûts de toute espèce. Toscanelli l'aidait à combattre les répugnances de la cour de Portugal en représentant cette navigation aventureuse comme moins difficile et moins longue que ne le pensait le vulgaire il n'y avait, sur sa carte, de mer absolument inconnue que sur une étendue de dix espaces ou intervalles de méridiens, chacun de ces intervalles, à la hauteur de Lisbonne, ne valant que deux cent cinquante milles nautiques : en d'autres termes, la carte de Toscanelli étant dessinée sur un cadre de projection où les méridiens et les parallèles étaient tracés de cinq en cinq degrés, l'île Antilia et le Japon s'y trouvaient placés à une distance mutuelle de cinquante degrés de longitude, sur le parallèle de Lisbonne, où le décroissement des longitudes ne laissait plus au degré qu'une valeur de cinquante milles nautiques.

Aujourd'hui que nous n'avons plus la carte de Toscanelli, ces indications ne suffisent pas à nous instruire complètement de la position qu'il assignait à cette Antilia, dont il ne lui venait pas même à la pensée que l'existence pût être révoquée en doute; l'intervalle total de vingt-six espaces ou cent trente degrés entre Lisbonne et Quinsay, comment était-il distribué quant aux distances de Quinsay au Japon, et de Lisbonne à Antilia? C'est ensemble seize espaces ou quatre-vingts degrés dont nous ignorons la répartition dans l'opinion du docteur florentin : heureusement que le globe de Martin Behaim, savant mathématicien lui-même comme Toscanelli, nous est d'un grand secours pour la solution de ce problème, car il présente aussi, probablement sur les mêmes données, et peut-être comme copie pure et simple, en cette partie, de la carte du savant de Florence, cent trente degrés ou vingt-six espaces entre Lisbonne et l'emplacement de Quinsay, dont cinquante degrés ou dix espaces entre Zipangu et Antilia; il y a donc tout lieu de croire qu'il s'accordait non moins exactement avec Toscanelli pour le surplus, et que les trente-cinq degrés ou sept espaces qu'il marque entre l'emplacement de Quinsay et Zipangu, ainsi que les quarante-cinq degrés ou neuf espaces entre Lisbonne et Antilia, sont précisément les mesures que le Florentin avait calculées.

Il serait curieux sans doute d'arrêter un moment son attention sur ces premiers indices du retour à la projection graduée des cartes géographiques, laissée en oubli depuis Ptolémée, et reprise désormais avec des similitudes et des differences également intéressantes à observer, le premier méridien demeurant fixé aux îles Fortunées, tandis que Lisbonne reculait à l'est jusqu'au quinzième degré. Mais ce n'est ps ici le lieu de se laisser entraîner à de telles considérations. Qu'il nous suffise de remarquer, sur le globe de Behaim, que nous regardons comme une copie ou une réminiscence de la carte de Toscanelli en cette partie, l'emplacement de Quinsay tombant sous 245° de longitude orientale, Zipangu sous 280°, Antilia sous 330°, et Lisbonne sous 15°. Ainsi, en partant de la cour de Portugal, on n'avait à parcourir que 2250 milles nautiques jusqu'à Antilia, et alors 2500 milles seulement séparaient du Japon , éloigné lui-même de 1750 milles du grand port des Chinois.

Mais cette île ainsi jetée entre le Portugal et le Japon, elle était donc bien connue des marins d'alors? Probablement, puisque Toscanelli , dans sa réponse aux questions de la cour du Portugal, parle avec si peu d'hésitation de « l'île d'Antilia dont vous avez connaissance, et que vous nommez , vous autres, des Sept Cités. » Fernand Colomb, dans la biographie qu'il nous a laissée de son père, semble croire pourtant que ce n'était qu'une réminiscence de l'île Atlantique visitée par les Carthaginois, suivant le livre aristotélique des Ouï-dire merveilleux :

« Quelques Portugais, dit-il,  l'inscrivaient sur leurs cartes avec le nom d'Antilia, bien qu'elle ne s'accordât pas avec la position donnée par Aristote; aucun ne la mettait à plus de deux cents lieues environ directement à l'occident des Canaries et des Açores. Ils tiennent pour certain que c'est l'île des Sept Cités, peuplée par des Portugais au temps où l'Espagne fut enlevée au roi don Roderic par les Maures, c'est-à-dire en l'année 714 de Jésus-Christ. A cette époque, dit-on, sept évêques s'embarquèrent, et se rendirent avec leurs gens et leurs navires à cette île, où chacun d'eux fonda une cité; et afin que les leurs ne pensassent plus à retourner en Espagne, ils brûlèrent les navires, ainsi que tous les cordages et autres objets propres à la navigation. Or, certains Portugais discourant de cette île, il y en avait tel qui affirmait que beaucoup de ses compatriotes y étaient allés, mais n'avaient jamais pu en revenir; on dit particulièrement que, du vivant de l'infant dom Henri de Portugal, un navire du port de Portugal fut poussé par la tempête sur cette île Antilia, et que l'équipage étant descendu à terre, fut conduit à l'église par ceux de l'île, qui voulaient voir si c'étaient des chrétiens, et s'ils suivaient le rit romain; et ayant vérifié qu'ils l'observaient, ils les prièrent de ne point partir avant l'arrivée de leur seigneur, qui était absent, et qui leur aurait fait beaucoup d'accueil et de largesses; et on le fit aussitôt prévenir. Mais le patron et les matelots craignirent d'être retenus, et que le peuple, pour rester inconnu, ne brûlât leur navire; et ils repartirent ainsi pour le Portugal, espérant être récompensés de cela par l'infant. Celui-ci les reprit sévèrement, et leur ordonna d'y retourner au plus vite; mais le patron, effrayé, s'enfuit de Portugal avec le navire et l'équipage. On dit, de plus, que, pendant qu'ils étaient à l'église dans l'île, les hommes du bord ayant ramassé du sable pour la cuisine, reconnurent que le tiers en était de l'or pur. Un certain Diègo de Tiene alla aussi à la recherche de cette île ; son pilote, appelé Pierre de Velasco, natif de Palos de Moguer, raconta à Christophe Colomb, à Sainte-Marie de la Rabida, qu'ils étaient partis du Fayal et avaient navigué plus de cent cinquante lieues au sud-ouest, et que, revenant alors en arrière, ils étaient arrivés en vue de l'île de Flores, d'où ils étaient allés, en continuant au nord-est, atterrir au cap Sainte-Claire en Irlande, et s'en étaient retournés aussitôt à leur île. Ceci leur était arrivé plus de quarante ans avant la découverte des Indes occidentales. »
Mais, après cette grande découverte, la fantastique Antilia devait disparaître, et toutes les traditions qu'on y rattachait s'effacer; cependant un écrivain espagnol du XVIe siècle, l'auteur bien connu d'un Traité de l'art de naviguer, Pierre de Médine, s'en mettait encore en peine dans son livre Des grandeurs et choses mémorables de l'Espagne
« Non loin de l'île de Madère, » écrivait-il , « est une autre île qui se nomme Antilia, qui ne se voit plus aujourd'hui. Je l'ai trouvée figurée sur une carte marine fort ancienne, et comme on n'en a aucune information, je me suis appliqué à chercher de tous côtés si j'en pourrais découvrir quelque trace ou renseignement; et dans un Ptolémée qui avait été adressé au pape Urbain , je trouvai cette île indiquée, avec la légende suivante : 
« Cette île Antilia fut autrefois découverte par les Portugais; mais aujourd'hui on ne la rencontre plus quand on la cherche on y a trouvé des gens parlant la langue espagnole, qu'on dit s'être réfugiés dans cette île en fuyant devant les Barbares qui envahirent l'Espagne sous le règne du roi Roderic, le dernier qui gouverna l'Espagne au temps des Goths. Ils ont là un archevêque avec six autres évêques, et chacun d'eux a sa cité propre; ce qui fait que beaucoup de gens l'appellent île des Sept Cités; le peuple y vit très chrétiennement, comblé de toutes les richesses de ce monde. » 
Cette île, telle qu'elle était figurée sur la carte , a quatre-vingt-sept lieues dans sa plus grande longueur, qui est du nord au midi, et vingt-huit de large, avec l'indication de beaucoup de ports et de rivières. Dans le Ptolémée dont il est parlé ci-dessus, elle est située à peu près sur le même parallèle que le détroit de Gibraltar, à 36° et demi de latitude. On dit qu'en naviguant on voit cette île de loin, mais qu'en s'en approchant on ne la trouve plus. » 
Le pape Urbain auquel fait ici allusion Pierre de Médine, ne peut être qu'Urbain VI, qui siégea de 1378 à 1389; si donc la légende lue sur un exemplaire de Ptolémée qui avait appartenu à ce pontife, y était portée des l'époque de la confection de ce manuscrit, nous aurions là une preuve que les récits de l'île Antilia avaient commencé à se répandre dès le XIVe siècle, une trentaine d'années avant l'époque à laquelle nous avons cru devoir en rapporter l'origine d'après les indications de Martin  Behaim. Mais il est probable que l'Antilia et sa légende figuraient, dans le Ptolémée dont il s'agit, sur une de ces cartes supplémentaires que les cosmographes des XVe et XVe siècles se plaisaient à ajouter successivement aux exemplaires manuscrits et aux éditions imprimées du géographe alexandrin; et nous persistons à croire que si la tradition populaire de la fuite des sept évêques à travers l'Océan peut remonter jusqu'à une date plus ancienne, l'application de cette tradition à une île déterminée, soit réelle, soit imaginaire, comme l'Antilia des cartes marines dont j'ai donné la liste, cette application, dis-je, ne doit pas être cherchée plus haut que l'année 1414, désignée par le cosmographe de Nuremberg comme celle ou un navire espagnol eut connaissance, au delà de Madère, d'une terre jusqu'alors inaperçue; terre qui n'était peut-être en réalité que le groupe des Açores imparfaitement observé, mais qui devint, par l'exagération si commune en pareille occurrence chez les cartographes, la grande île Antilia ou des Sept Cités.
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Les Sept Cités, aux Açores...
Les Sept Cités (Sete Cidades), retrouvées aux Açores...

On a cru retrouver cette île à Saint-Michel (São Miguel), une des Açores (carte ci-dessus). A l'extrémité orientale de cette île s'étend une vaste caldera (la Caldeira do Alferes). Cet ancien cratère est entouré de montagnes escarpées, avec deux petits lacs dans le fond (Lagoa Azul, lagoa de São Tiago). Le sol est de lave et de pierre ponce, mais recouvert d'un humus fertile et couvert de cultures. Un petit village y est établi qui porte, en effet, le nom de Sept Cités (Sete Cidades). Serions-nous en présence des sept villes jadis bâties par les proscrits? Mais, à première vue, plusieurs milliers d'entre eux n'auraient pas pu vivre et prospérer dans un espace aussi étroit. Sans doute les tremblements de terre sont fréquents aux Açores. Ils peuvent avoir détruit les villes et transformé le sol; mais au moins trouverait-on encore les débris des maisons et rien de semblable n'existe. Le nom seul s'est conservé et encore jurerait-on qu'il est d'origine moderne et que le village actuel des Sept Cités a été ainsi dénommé par quelque érudit en quête de souvenirs rétrospectifs.
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Les Sept cités de Cibola

Si les Sept Cités ne sont pas sur une île, pourquoi n'irait-on pas les chercher sur le nouveau continent? C'est ce que l'on commence à se dire après la découverte de l'Amérique. Le Père franciscain Marcos de Niza, sur la foi de vagues récits, s'enfonça ainsi en 1539 dans l'Amérique du Nord, du côté de la Californie, avec l'espoir de trouver dans une contrée, nommée Cibola par les indigènes, les sept cités de la légende. Accompagné de trois franciscains et d'un Noir qui prétendait connaître la route, il atteignit des régions inexplorées et raconta, à son retour, qu'il avait vu dans le lointain sept villes resplendissantes, dont il avait pris possession au nom du roi d'Espagne  (Les Indiens Pueblos). Ses récits enthousiastes décidèrent le départ d'une expédition considérable, commandée par un gentilhomme de mérite, Francisco Vasquez de Coronado; mais la petite armée, après avoir supporté bien des fatigues, arriva au pied d'un rocher aride, sur lequel s'élevait en effet Cibola, village si peu considérable « qu'il y a des fermes de la Nouvelle Espagne qui ont meilleure apparence ».

Le Cibola du XVIe siècle, ce Tombouctou américain, comme l'appelle ingénieusement Humboldt ne réalisa donc pas les rêves des premiers conquérants. On n'y trouva ni sept cités chrétiennes, ni peuple ayant gardé de vieilles traditions, mais Cibola n'en existait pas moins, dans un pays voisin du Rio Gila, non loin des sources du Rio del Norte, et, chose singulière, la région comprenait soixante-dix bourgades réparties en sept provinces. Il paraîtrait même qu'aujourd'hui à Zuni, ville principale de l'ancien Cibola, se rencontrent des Indiens à cheveux blonds et à visage clair. 

« A leur aspect, s'écriait Catlin, on est tenté de s'écrier : Ce ne sont pas là des Indiens! Il y en a beaucoup parmi eux, dont le teint est aussi clair que celui des sang-mêlés. Parmi les femmes en particulier, plusieurs ont la peau presque blanche, et les yeux gris, bleus ou couleur noisette ». 
Il est vrai que ces indications n'offrent rien de précis et nous ne devons pas oublier que Cibola est le pays des mirages, puisque, en 1540, Vasquez de Coronado prit pour des hommes vêtus de blanc et semblables à des religieux de la Merci quelquesu-ns de ces grands hérons blancs que les Espagnols nomment encore soldados, parce que, vus de loin et à contre-jour, ils ressemblent à des sentinelles; mais l'existence de ces Indiens à teint pâle et dans une région rigoureusement divisée en sept cantons, n'en est pas moins singulière, surtout si on la rapproche d'une curieuse légende rapportée par Sahagun, historien sans grande critique, mais qui eut le mérite de rapporter fidèlement les traditions indigènes. Il s'agit de l'origine des Nahuatl. 
« La relation qu'en donnent les anciens, dit-il, est qu'ils vinrent par mer du côté du Nord... On conjecture que ces naturels sortirent de sept grottes et que ces sept grottes sont les navires ou galères dans lesquels arrivèrent les premiers colons ». 
Ces premiers colons étaient-ils les diocésains des sept évêques wisigoths et le Cibola où l'on rencontre encore aujourd'hui des Indiens à teint blanc correspond-t-il au pays des Sept Cités, nous n'oserions l'affirmer, car ce nombre fatidique de sept peut n'être dû qu'au simple hasard, tout aussi bien que la présence d'une population blanche dans les régions de Cibola : nous devions toutefois mentionner ces analogies, sans nous permettre pour autant d'établir une concordance absolue entre le Cibola et l'île des Sept Cités.

D'où vient ce nom d'Antilia? Ce n'est pas chose facile à dire; toutes les étymologies proposées jusqu'à pré sent nous semblent fort peu satisfaisantes, et il nous paraît plus sage de s'abstenir tout à fait que d'opter entre elles. Les uns ont supposé qu'il y fallait voir une île antérieure; d'autres, plus savants, ont cru y reconnaître la Djéziret el-Tennin ou île du Dragon des cosmographes arabes; d'autres encore y ont peut-être entrevu quelque rapport avec le nom d'Atlantis; cette dernière étymologie a du moins le mérite d'être la plus ancienne, et peut-être contemporaine de la première apparition de l'île sur les cartes; on trouve du moins dans un document géographique, portant la date de 1455, la désignation que voici : 

« Cette île est appelée isle de Antiliis; Platon, qui fut un grand et savant philosophe, assure que cette île était presque aussi grande que l'Afrique; et il dit que dans cette mer se voient de grands heurtements des courants qui passaient sur cette île sablonneuse, a raison desquels sables la susdite île s'est presque effondrée par la volonté de Dieu; et cette mer est appelée mer de Batture. »
Sur la plupart des cartes anciennes que nous avons citées plus haut, l'île Antilia n'est pas isolée; elle fait partie d'un groupe auquel est appliquée dans son ensemble la désignation de Insulae de novo repertae, ou îles nouvellement découvertes , et qui se compose, dans les cartes les plus complètes a cet égard, de quatre îles, à savoir : Antilia elle-même, la plus considérable de tout le groupe, formant à peu près un parallélogramme d'environ quatre-vingts lieues de long du sud au nord, sur vingt lieues de large de l'est à l'ouest; tout auprès, à vingt lieues seulement à l'ouest d'Antilia, et parallèlement à elle, une petite île presque carrée, de douze lieues de long sur dix de large, appelée du nom de Royllo; à soixante lieues au nord et dans le prolongement d'Antilia, une autre grande île allongée, ayant à son tour cinquante lieues du sud au nord et quinze lieues de l'est à l'ouest; enfin, à l'extrémité septentrionale de celle-ci , une petite île semi-circulaire de douze lieues de base, terminant le groupe, et portant le nom de Tanmar; quant au nom de la troisième, il a été l'objet d'élucubrations qui méritent une mention particulière.

Saint Athanase ou la main du Diable.
On avait peu examiné les documents cartographiques du Moyen âge, lorsque Formaléoni, savant libraire de Venise, occupé d'une édition italienne de l'Histoire des voyages, consulta les cartes d'André Bianco, conservées à la bibliothèque de Saint-Marc, et sur lesquelles notre célèbre d'Ansse de Villoison avait éveillé l'intérêt de l'Europe : il les jugea si curieuses, qu'il en lit le sujet d'une dissertation spéciale destinée à les faire connaître avec quelque détail. Les îles de l'océan Atlantique avaient principalement attiré l'attention, surtout Antilia, où l'on croyait trouver une révélation anticipée de la découverte des Antilles d'Amérique; quant au nom de l'autre grande île, on n'apercevait pas clairement ce qui était écrit, à ce qu'assure le célèbre abbé Andrés, qui examina aussi l'atlas de Bianco; mais Formaléoni lut ou crut lire De la man Satanaxio, qu'il traduisit par : île de la main de Satan.

« Cette dénomination, dit-il, m'a fait alambiquer le cerveau en conjectures. Après les plus profondes recherches dans tous les auteurs de géographie ancienne, du Moyen âge, et moderne, je n'avais rien pu découvrir, sauf, dans les mémoires du vénitien Domenico Mauro Negro, la mention d'une certaine île de Mana, qui pourrait bien être notre île Delaman; mais, dans tout son ouvrage, je n'ai pu trouver à cet égard de renseignements suffisants.

J'ai feuilleté vainement Corvino, Girava, Appianus, Lilio de Vicence, et autres écrivains des siècles inférieurs : partout j'ai trouvé un profond silence. Enfin, ce que je n'ai pu découvrir dans les livres de géographie, je crois l'avoir rencontré dans un ancien petit roman, intitulé le Pèlerinage de trois jeunes gens, par Christophe Arménien : il v est fait mention d'une certaine région de l'Inde, où chaque jour on voyait sortir de la mer une grande main ouverte, qui, la nuit, saisissait les habitants, et les entraînait au fond de la mer.

L'Inde était alors, comme chacun sait, le pays des merveilles, et comprenait toutes les terres et les îles imaginaires ou mal connues : opinion si bien enracinée, que les Espagnols et les Francais même donnent encore le nom d'Indes occidentales aux îles Antilles. La main monstrueuse ne pouvait être certainement que celle d'un démon, et d'un grand démon, puisqu'elle paraissait d'une grandeur prodigieuse : voilà la preuve que c'était la main de Satan, le prince des ténèbres successeur de Pluton. 

Que le pays molesté par cette main diabolique fût île ou continent, peu importait; il suffisait de savoir que la chose était ainsi, et de croire à la vérité du fait. Or il paraît que Bianco y croyait, puisqu'il en fait expressément mention dans sa carte, et nomme l'île de la main de Satan. »

Voilà une explication ingénieuse sans doute, mais qui ressemble quelque peu à celle de la dent d'or, rien n'est moins prouvé en effet que l'exactitude de Formaléoni dans le déchiffrement des mots qu'il a cru lire de la man Satanaxio. En comparant la carte de Bianco avec celles où la même inscription devrait se trouver, on cherche en vain cette dénomination singulière qui a tant occupé l'esprit du savant vénitien; sur les unes, le nom de l'île manque tout à fait; l'île elle-même a été effacée sur la carte de Pareto; mais sur celle de Beccaria, la plus complète de toutes, on voit le nom unique de Satanagio, qui est évidemment le même que Satanaxio de la carte de Bianco; et l'on est conduit à penser que le mot lu Delaman par Formaléoni, sur cette dernière carte, est un nom distinct appartenant a la petite île semi-circulaire voisine, et que Beccaria, ainsi que Pareto, appellent Tanmar. Ce ne serait donc plus la main de Satan, qui, d'un conte indien, aurait passé sur les documents géographiques du XVe siècle.

Mais, du moins, Satan ne s'y est-il pas impatronisé sous ces formes vénitienne et génoise de Satanaxio et Satanagio? Vraiment on pourrait être tenté de n'en rien croire si l'on réfléchit que ce nom peut se lire aussi bien S. Atanaxio ou S. Atanagio, ce qui transforme aussitôt le prince des ténèbres, l'abominable Satanas, en un saint du calendrier, le glorieux saint Athanase, dont la fête se célèbre le 2 mai, époque bien voisine du 13 avril et du 8 mai, qui ont valu à certaines autres îles de la même mer les noms de Saint-George et de Saint-Michel. Nous laissons à nos lecteurs la faculté d'opter pour celle des deux dénominations qui leur paraîtra le mieux fondée; mais nous ne saurions dissimuler que l'application du nom de Saint-Athanase nous paraît beaucoup plus conforme à l'esprit et aux habitudes des marins de ce temps, bien que l'enfer même ait pris rang dans leur nomenclature insulaire, comme nous l'exposerons tout à l'heure.

En résumé , les îles nouvellement trouvées d'Antilia, Royllo, S. Atanagio et Tanmar, disparurent successivement des cartes (d'où Antilia s'effaça la dernière), sans, que l'histoire de leur existence ait été éclaircie pour nous; c'est une énigme dont le mot semble désormais perdu sans retour. (D'Avezac / Gaffarel).

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Dictionnaire Religions, mythes, symboles
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